Yaoundé: Les radios font la loi
YAOUNDE - 25 JAN. 2012
© Younoussa Ben Moussa | Le Jour
Des médias ont développé des programmes qui accusent et prononcent des sentences. Contre espèces sonnantes et trébuchantes.
© Younoussa Ben Moussa | Le Jour
Des médias ont développé des programmes qui accusent et prononcent des sentences. Contre espèces sonnantes et trébuchantes.
On les appelle « Surface de Vérité », «
Déballages », « Au cœur de la cité », « Embouteillage », etc. Ce sont
des programmes radiophoniques qui battent des records d’audience. Leurs
promoteurs et présentateurs disent « aider le peuple ». Une
préoccupation non journalistique, selon les spécialistes.
Radio Sky one à Yaoundé, il est 9h50 ce lundi 16 janvier 2012. Quelques personnes traînent dans les couloirs de la radio située dans un immeuble aux alentours de l’hôtel de ville à Yaoundé. Elles sont venues pour « exposer leurs problèmes » à « Surface de vérité ». L’émission que présente Dominique Tita, qui se fait appeler sa majesté, est diffusée tous les jours de lundi à vendredi, dans la tranche horaire de 10h à 12h30. Claude Yom, le réalisateur de ce programme, fait le va-et-vient entre le studio et la cabine technique. Cinq minutes plus tard, arrive le présentateur. Il est tiré à quatre épingles. Sur son oreille gauche, une boucle à oreille brillante. A 10h, l’émission commence. Les « patients », comme on les appelle ici, sont déjà installés dans le petit studio. Un seul est dehors. Il s’agit d’un mal voyant venu chercher secours pour être intégré dans la liste des 25 000 jeunes présélectionnés. « J’étais présélectionné dans la liste des 25 000 jeunes. Mais, comme j’étais mal voyant, je n’ai pas été informé à temps pour prendre le service. C’est le 03 janvier seulement que j’ai été informé. Et à la fonction publique, on me dit que c’est trop tard. On m’a considéré comme démissionnaire », relate-t-il.
En studio, après la publicité et quelques annonces, un dossier est sur la table. Le contre interrogatoire de la famille Etoundi. Une veuve et son fils se plaignent des menaces de mort, de diffamation, dont ils sont victimes de la part du frère du défunt mari. Les « enquêteurs » de la Radio se sont rendus compte après une semaine d’investigation que les plaignants sont à l’origine de la mort de leur père. La sentence est renvoyée au lendemain.
Sur le fonctionnement de ce programme, le directeur général de Sky one, Eric Oyono Eva s’explique : « L’émission est produite par l’association « Plus jamais seul », qui étudie d’abord les cas et essaye de les résoudre à l’amiable. Si ça ne marche pas, nous venons à l’antenne ». Il poursuit : « Surface de Vérité a gardé le même fond que le tribunal. Sauf que le ton est maintenant moins agressif». Selon nos informations, pour bénéficier des services de cette émission, il faut débourser 5 000 Fcfa et accepter de devenir membre de l’association « Plus jamais seul ».
Président Duval
Autre radio, autre émission. Amplitude Fm. Duval Lebel Ebalé, l’ex présentateur du « Tribunal », a créé un nouveau concept. « Le déballage » qu’il présente de 15h à 17h30 a la même audience. Ce lundi, il est 14h40. Une trentaine de personnes l’attendent. Dans le hall du bâtiment abritant la radio, l’ambiance est celle d’une salle d’attente dans un hôpital. Vers 14h55, il arrive enfin. De sa voix de stentor, il salue « le peuple » et s’engouffre dans le studio déjà plein à craquer. Il introduit le reporter en studio, mais avant, il fait une mise en garde. « Viens voir comment ça se passe et ne va pas nous saboter, parce que nous travaillons pour le peuple », lance-t-il, en guise d’avertissement. Le générique de l’émission est une chanson dédiée à l’émission et au présentateur : « Déballage ! Déballez avec Duval Ebalé ! ». Ce jour, le principal sujet est un ex-employé de Sosucam, dont les pieds et les mains sont détruits par la soude. L’émission décide de faire un sit-in au bureau du directeur général pour dédommagement.
Outre les documents qu’il faut fournir, les plaignants doivent passer à la caisse. L’équipe de production est constitué d’un présentateur, le président Duval et des « enquêteurs » qui descendent sur le terrain.
Le public, quant à lui, a des avis diversifiés. Certains estiment que ces émissions « aident » les laissés-pour-compte. D’autres y voient des dérives. « Ces émissions font de la diffamation simple. Des noms de personnalités sont exposés sans respect», déclare un auditeur. Augustin Charles Mbia, enseignant de journalisme, prédit une vie fugace à ces émissions. « Elles ne sont pas viables à long terme », dit-il. En attendant, les annonceurs se bousculent pour passer leurs messages dans ces émissions, au grand plaisir des promoteurs. Les audiences ne cessent de grossir.
Younoussa Ben Moussa (Stagiaire)
Augustin Charles Mbia: “Ni de la bonne justice, ni du bon journalisme”
Enseignant à l’Ecole supérieure des sciences et techniques de l’information et de la communication (Esstic). Il estime que ces émissions relèvent du mélange de genres.
De nombreuses radios ont créé des émissions qui s’érigent en tribunaux pour « aider » le peuple. Pourquoi, selon vous ?
Ça part parfois de sentiments louables, de l’idée de se préoccuper des problèmes des citoyens en détresse. Mais, Il s’agit d’une compréhension biaisée du rôle des médias. Les médias ne sont pas là pour rendre justice. Ils n’en n’ont ni la compétence, ni les moyens. L’explosion médiatique suivant la libéralisation de l’audiovisuel a entraîné une espèce d’ivresse du pouvoir qui peut justifier de tels malentendus, surtout auprès de certains acteurs venus au métier sans formation technique ni éthique. Ces émissions ont existé ailleurs avant le Cameroun. En France, par exemple, il ne s’agit pas de prononcer une sentence. L’enquête est certes agressive, mais il y a un avocat sur le plateau pour éviter les dérives juridiques. Il n’y a pas de sentence finale, mais une médiation pour amener la personne fautive à se mettre en règle.
La lenteur et l’inertie de la justice ne motivent-elles pas l’essor de ces « tribunaux » ?
L’inertie de l’administration camerounaise a été décriée par la plus haute personnalité de l’Etat. L’engorgement des tribunaux, l’insuffisance des effectifs, les lenteurs sont des problèmes connus, et la justice n’a pas toujours la réputation d’être juste. Mais, ces émissions ne font ni de la bonne justice, ni du bon journalisme. Mettre des citoyens à l’antenne sans leur consentement est une aberration.
Ces émissions ont une forte audience et sont très sollicitées par des annonceurs. Et avec elles, la notoriété de ces médias se trouve renforcée…
Elles ont forcément du succès. Il y a du conflit et du spectacle à l’antenne, il y a un « human interest » évident, on se reconnait dans les situations décrites et les problèmes soulevés, et, parfois, il s’agit de personnalités célèbres. Voila réunies quelques ingrédients de l’intérêt journalistique. Mais ces émissions servent seulement à lancer les chaines de radios. Elles ne sont pas viables à long terme. Elles ne sont pas socialement acceptables. Au fil du temps, et à force de faire, elles finissent par avoir indisposé chacun.
Propos recueillis par Younoussa Ben Moussa (Stagiaire)
Radio Sky one à Yaoundé, il est 9h50 ce lundi 16 janvier 2012. Quelques personnes traînent dans les couloirs de la radio située dans un immeuble aux alentours de l’hôtel de ville à Yaoundé. Elles sont venues pour « exposer leurs problèmes » à « Surface de vérité ». L’émission que présente Dominique Tita, qui se fait appeler sa majesté, est diffusée tous les jours de lundi à vendredi, dans la tranche horaire de 10h à 12h30. Claude Yom, le réalisateur de ce programme, fait le va-et-vient entre le studio et la cabine technique. Cinq minutes plus tard, arrive le présentateur. Il est tiré à quatre épingles. Sur son oreille gauche, une boucle à oreille brillante. A 10h, l’émission commence. Les « patients », comme on les appelle ici, sont déjà installés dans le petit studio. Un seul est dehors. Il s’agit d’un mal voyant venu chercher secours pour être intégré dans la liste des 25 000 jeunes présélectionnés. « J’étais présélectionné dans la liste des 25 000 jeunes. Mais, comme j’étais mal voyant, je n’ai pas été informé à temps pour prendre le service. C’est le 03 janvier seulement que j’ai été informé. Et à la fonction publique, on me dit que c’est trop tard. On m’a considéré comme démissionnaire », relate-t-il.
En studio, après la publicité et quelques annonces, un dossier est sur la table. Le contre interrogatoire de la famille Etoundi. Une veuve et son fils se plaignent des menaces de mort, de diffamation, dont ils sont victimes de la part du frère du défunt mari. Les « enquêteurs » de la Radio se sont rendus compte après une semaine d’investigation que les plaignants sont à l’origine de la mort de leur père. La sentence est renvoyée au lendemain.
Sur le fonctionnement de ce programme, le directeur général de Sky one, Eric Oyono Eva s’explique : « L’émission est produite par l’association « Plus jamais seul », qui étudie d’abord les cas et essaye de les résoudre à l’amiable. Si ça ne marche pas, nous venons à l’antenne ». Il poursuit : « Surface de Vérité a gardé le même fond que le tribunal. Sauf que le ton est maintenant moins agressif». Selon nos informations, pour bénéficier des services de cette émission, il faut débourser 5 000 Fcfa et accepter de devenir membre de l’association « Plus jamais seul ».
Président Duval
Autre radio, autre émission. Amplitude Fm. Duval Lebel Ebalé, l’ex présentateur du « Tribunal », a créé un nouveau concept. « Le déballage » qu’il présente de 15h à 17h30 a la même audience. Ce lundi, il est 14h40. Une trentaine de personnes l’attendent. Dans le hall du bâtiment abritant la radio, l’ambiance est celle d’une salle d’attente dans un hôpital. Vers 14h55, il arrive enfin. De sa voix de stentor, il salue « le peuple » et s’engouffre dans le studio déjà plein à craquer. Il introduit le reporter en studio, mais avant, il fait une mise en garde. « Viens voir comment ça se passe et ne va pas nous saboter, parce que nous travaillons pour le peuple », lance-t-il, en guise d’avertissement. Le générique de l’émission est une chanson dédiée à l’émission et au présentateur : « Déballage ! Déballez avec Duval Ebalé ! ». Ce jour, le principal sujet est un ex-employé de Sosucam, dont les pieds et les mains sont détruits par la soude. L’émission décide de faire un sit-in au bureau du directeur général pour dédommagement.
Outre les documents qu’il faut fournir, les plaignants doivent passer à la caisse. L’équipe de production est constitué d’un présentateur, le président Duval et des « enquêteurs » qui descendent sur le terrain.
Le public, quant à lui, a des avis diversifiés. Certains estiment que ces émissions « aident » les laissés-pour-compte. D’autres y voient des dérives. « Ces émissions font de la diffamation simple. Des noms de personnalités sont exposés sans respect», déclare un auditeur. Augustin Charles Mbia, enseignant de journalisme, prédit une vie fugace à ces émissions. « Elles ne sont pas viables à long terme », dit-il. En attendant, les annonceurs se bousculent pour passer leurs messages dans ces émissions, au grand plaisir des promoteurs. Les audiences ne cessent de grossir.
Younoussa Ben Moussa (Stagiaire)
Augustin Charles Mbia: “Ni de la bonne justice, ni du bon journalisme”
Enseignant à l’Ecole supérieure des sciences et techniques de l’information et de la communication (Esstic). Il estime que ces émissions relèvent du mélange de genres.
De nombreuses radios ont créé des émissions qui s’érigent en tribunaux pour « aider » le peuple. Pourquoi, selon vous ?
Ça part parfois de sentiments louables, de l’idée de se préoccuper des problèmes des citoyens en détresse. Mais, Il s’agit d’une compréhension biaisée du rôle des médias. Les médias ne sont pas là pour rendre justice. Ils n’en n’ont ni la compétence, ni les moyens. L’explosion médiatique suivant la libéralisation de l’audiovisuel a entraîné une espèce d’ivresse du pouvoir qui peut justifier de tels malentendus, surtout auprès de certains acteurs venus au métier sans formation technique ni éthique. Ces émissions ont existé ailleurs avant le Cameroun. En France, par exemple, il ne s’agit pas de prononcer une sentence. L’enquête est certes agressive, mais il y a un avocat sur le plateau pour éviter les dérives juridiques. Il n’y a pas de sentence finale, mais une médiation pour amener la personne fautive à se mettre en règle.
La lenteur et l’inertie de la justice ne motivent-elles pas l’essor de ces « tribunaux » ?
L’inertie de l’administration camerounaise a été décriée par la plus haute personnalité de l’Etat. L’engorgement des tribunaux, l’insuffisance des effectifs, les lenteurs sont des problèmes connus, et la justice n’a pas toujours la réputation d’être juste. Mais, ces émissions ne font ni de la bonne justice, ni du bon journalisme. Mettre des citoyens à l’antenne sans leur consentement est une aberration.
Ces émissions ont une forte audience et sont très sollicitées par des annonceurs. Et avec elles, la notoriété de ces médias se trouve renforcée…
Elles ont forcément du succès. Il y a du conflit et du spectacle à l’antenne, il y a un « human interest » évident, on se reconnait dans les situations décrites et les problèmes soulevés, et, parfois, il s’agit de personnalités célèbres. Voila réunies quelques ingrédients de l’intérêt journalistique. Mais ces émissions servent seulement à lancer les chaines de radios. Elles ne sont pas viables à long terme. Elles ne sont pas socialement acceptables. Au fil du temps, et à force de faire, elles finissent par avoir indisposé chacun.
Propos recueillis par Younoussa Ben Moussa (Stagiaire)