Trente ans entre doute et peur
Mardi dernier 6 novembre, le Cameroun s’est rappelé qu’il y a trente ans, Paul Biya, jusque-là Premier ministre de feu le président Ahmadou Ahidjo, devenait président de la République.
Promotion qu’il devait à une clause constitutionnelle qui faisait du Premier ministre d’alors le successeur du chef de l’Etat en cas de vacance au pouvoir. Paul Biya prêtait serment ce jour-là après la démission de son prédécesseur présentée au peuple camerounais et au monde entier le 4 novembre dans un discours radiodiffusé à 20h00.
Les témoins de ces deux événements s’en souviennent encore, comme si c’était hier. Deux événements accueillis dans l’allégresse par de nombreux Camerounais, dans le doute par d’autres et la peur chez d’autres encore. Le Cameroun sortait d’un « règne » de 24 ans qui a commencé en 1958 avec Ahmadou Ahidjo comme Premier ministre d’abord, puis président de la République au lendemain de l’indépendance de la partie francophone du pays.
Vingt quatre ans durant, Ahmadou Ahidjo a fait ce qu’il a pu, avec les méthodes que lui-même et ses collaborateurs élaboraient et appliquaient, souvent sans état d’âme pour construire une nation. Tous les Etats modernes sont passés par-là, pour se stabiliser des décennies, voire des siècles après. Ahmadou Ahidjo a le mérite, au soir du 4 novembre d’avoir laissé à son successeur constitutionnel et à ses compatriotes un pays qui dispose « d’atouts importants. L’unité nationale consolidée, des ressources nombreuses, variées et complémentaires, une économie en expansion continue, les finances saines, une justice sociale en amélioration, une population laborieuse et une jeunesse dynamique… ». Paul Biya ne dira pas le contraire devant l’œuvre louable de ce « géant de l’histoire camerounaise, de l’histoire africaine, de l’histoire tout court », dira le nouveau président de l’époque dans son premier discours d’investiture à la fonction présidentielle du 6 novembre 1982.
Mais très tôt, la nostalgie du pouvoir et les ambitions démesurées sous-estimées sans doute lors du processus du passage du sceptre font vaciller les piliers du régime. La rigueur et la moralisation prônées par Paul Biya sont aussitôt mises à rude épreuve. Des complots réels ou imaginés, une tentative de coup d’Etat, la crise économique de la fin des années 80, la dévaluation du franc Cfa de 1994, la baisse des salaires des fonctionnaires de 92 et 93, le dégraissage des effectifs dans la fonction publique et dans les sociétés d’Etat, les manifestations populaires de 90 pour réclamer une ouverture démocratique à la faveur du vent d’Est ont sapé la fondation de l’édifice, entraînant ce que notre confrère Jeune Afrique analyse comme « une dérégulation des repères sur fond d’inversion des valeurs ».
Dans une lettre épiscopale des années 2000, la Conférence des évêques du Cameroun dénonçait « le symptôme d’une société inquiète, en proie au malaise, où les héros sont footballeurs, arnaqueurs ou pasteurs, les tricheurs sont qualifiés de forts, de courageux et d’intelligents, ou le vice devient vertu, où le veau d’or a fini par contaminer la société civile, le clergé, les organisations non gouvernementale, les magistrats, les médecins, où le sens de l’intérêt général est une notion abstraite…».
Dans la rue on soutient que « le pays est à terre » et que « seule la main de Dieu peut le relever » d’où une prolifération d’églises de réveil, de cercles ésotériques et autres vendeurs d’illusions. Chacun tourne son regard où il croit trouver la solution à sa situation. Toutefois, le contexte est tel que la peur du lendemain est devenu le lot des âmes sensibles. Pour ne pas dire frileuses. Dans une lettre ouverte adressée vendredi de la semaine dernière, au ministre Grégoire Owona, secrétaire général adjoint du Rdpc, dans les colonnes du quotidien l’Actu, page 9, M. Bouba Hamoa, fonctionnaire des douanes retraité rafraîchit la mémoire à son illustre destinataire. Après avoir relaté des péripéties de ce regrettable putsch manqué du 6 avril 1984, l’auteur de la lettre tire une conclusion qui a particulièrement retenu mon attention.
« A force de crier au loup, écrit-il, des esprits mal intentionnés, qui travestissent délibérement les faits à des fins inavouées, peuvent déclencher d’autres situations insurrectionnelles mettant de nouveau le pays à feu et à sang au grand bonheur des vautours, des bandits à col blanc et des spoliateurs de tous acabits à l’affût pour dépouiller leurs compatriotes vulnérables et gonfler leurs escarcelles. Que Dieu nous en préserve »!
« Pour terminer et sans nécessairement être partisan de votre camarade entré en dissidence ou appeler à un quelconque soulèvement, tout observateur averti et lucide doit se rendre à l’évidence, que l’épilogue normal de l’actuel régime est proche et inéluctable. Il appartient à nos fils et filles d’écrire les nouvelles pages glorieuses de l’histoire du Cameroun. Il est de notre devoir de leur transmettre, dans la sérénité, le flambeau pour poursuivre l’œuvre exaltante d’édification d’une nation fière, solidaire et prospère ». Sans commentaire !
Ainsi, le doute et la peur du soir du 4 novembre sont encore là au soir d’un autre règne de plus 30 ans. C’est surtout du côté du Rdpc, parti au pouvoir que les observateurs perçoivent des nuages peu rassurants quant à la météo. Personne en dehors de ce parti ne souhaite pas que la moindre brise emporte l’arbre qui cache la forêt, de peur que les tisons qui couvent sous les cendres ne se transforment en un gigantesque brasier. Les antagonismes au sein des cadres du Rdpc sont des plus pointus. En 24 années de magistère, Ahmadou Ahidjo a su préparer le passage du témoin. Il avait 58 ans lorsqu’il cèda celui-ci à Paul Biya, 49 ans.
A la veille des 80 ans de ce dernier, le 13 février 2013 et au lendemain de 30 années de magistère, certaines institutions mises en place avec la Constitution de 1996 sont toujours dans les tiroirs. Pendant que dans le Rdpc on s’épie, on se livre à des crocs-en-jambes en fourbissant les armes pour l’harmaguédon. En dehors du parti au pouvoir, ce sont les grands groupes ethniques qui attendent la fin de règne pour engager la lutte pour le trône. Des déclarations anciennes et récentes des personnalités du sérail sont révélatrices de cette ambiance de veillée d’armes. Mais pour l’heure autour du vieux, on agite sournoisement les tiges vertes de l’arbre de la paix.
Jacques Doo Bell in Le Messager