Thomas Deltombe : “Paris a imposé un régime pro-français à Yaoundé”
Co-auteur de Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique, il évoque une page triste de l’histoire du Cameroun.
Pourquoi la France continue-t-elle de nier la guerre sanglante qu’elle a menée au Cameroun dans les années 1950 et 1960 ?
Il existe à mon avis un faisceau de raisons complémentaires. La première est que cette guerre a été occultée, à la fois au moment où elle se déroulait et dans les décennies qui ont suivi. Je vous rappelle que l’ancien Haut-Commissaire de la France au Cameroun, Xavier Torre, avait donné cette instruction écrite, à la fin des années 1950, alors que les opérations militaires se déroulaient en Sanaga Maritime et à l’Ouest Cameroun: « Il faut faire régner le silence. » Souvenez-vous également de la censure et du harcèlement dont a été victime Mongo Beti quand il a fait paraître Main basse sur le Cameroun en 1972 : le livre a été interdit et saisi par les autorités françaises et il a fallu plusieurs années pour que Mongo Beti puisse enfin publier cet ouvrage fondateur. Le but était bien de maintenir les gens "Français et Camerounais" dans l’ignorance.
Du fait de cette occultation et de cette censure systématique, la guerre du Cameroun est très mal connue des actuels dirigeants français, qui en ignorent jusqu’à l’existence. C’est ce qui explique, à mon avis, les déclarations scandaleuses de François Fillon lorsque, interrogé en 2009 sur la responsabilité de la France dans l’assassinat des principaux dirigeants de l’UPC, il avait parlé de « pure invention ». Il lui aurait pourtant suffi de lire les Mémoires de certains de ses prédécesseurs, comme Pierre Messmer ou Michel Debré, pour savoir que la France a bien mené une guerre au Cameroun dans les années 1950-1960.
Il s’agit donc pour vous d’ignorance ?
Cette incroyable méconnaissance de l’histoire franco-camerounaise explique en partie le silence officiel qui entoure ce conflit. Mais ce n’est pas la raison principale. Si le silence continue aujourd’hui, alors que cette guerre est maintenant bien documentée, c’est parce que ce conflit est au coeur de ce qu’on appelle la « Françafrique ». En reconnaissant cette guerre, la France reconnaîtrait que la décolonisation des anciennes colonies françaises d’Afrique subsaharienne ne s’est pas faite « dans l’harmonie et l’amitié », comme on le dit généralement aux écoliers français. Cela reviendrait à avouer que l’« indépendance » que Paris a soi-disant « offerte » à ses anciennes colonies était trompeuse : derrière cette indépendance factice, la France a tout fait pour maintenir sa domination sur ses anciennes colonies en faisant signer à leurs dirigeants des accords, dont certains secrets, qui sapaient leur souveraineté (accords de défense, accords de coopération militaire, accords commerciaux et monétaires, etc.).
Tel est l’enjeu véritable de cette guerre : la France a réprimé les nationalistes qui réclamaient une indépendance véritable, c’est-à-dire une indépendance qui devait permettre au peuple camerounais de décider souverainement de son destin, pour mettre autoritairement au pouvoir des gens qui – comme Ahmadou Ahidjo – étaient prêts à signer le pacte néocolonial que Paris cherchait à leur faire signer. Telle est l’histoire que résume Messmer, le prédécesseur de Xavier Torre au Haut-commissariat, dans ses Mémoires : « La France [a accordé] l’indépendance à ceux qui la réclamaient le moins, après avoir éliminé politiquement et militairement ceux qui la réclamaient avec le plus d’intransigeance. »
Y a-t-il des raisons plus actuelles du refus de la France de reconnaître cette guerre ?
La négation de cette guerre s’explique aussi pour des raisons plus actuelles. Vous savez comme moi que Paul Biya est l’héritier direct d’Ahmadou Ahidjo, dont il a été le Premier ministre avant de lui succéder. Si la France avoue cette guerre, alors elle désavouera le régime qu’elle a elle-même enfanté. Elle préfère donc se taire, sur ses propres crimes comme sur ceux de son « ami » d’Etoudi, et défendre ainsi ses intérêts économiques et stratégiques dans ce pays. C’est ce qui explique la récente censure du rapport parlementaire des deux députés français Philippe Baumel et Jean-Claude Guibal.
Alors que ces derniers parlaient du régime Biya comme d’un « régime illégitime » et soulignaient qu’il était « né de la répression », ces phrases ont été censurées par la présidente de la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Elisabeth Guigou, prétendument « socialiste », qui s’est justifiée en invoquant les soi-disant « intérêts de la France » : « On ne critique pas l’action de la France à l’étranger. Le faire c’est prendre le risque de nous fragiliser. » La censure, donc, à nouveau...
Peut-on dire que cette guerre a modifié la trajectoire politique du Cameroun ?
Oui, bien évidemment. En imposant à Yaoundé un régime pro-français, Paris a empêché les Camerounais de choisir leur destin. Contrairement à ce que racontent les propagandes officielles, l’Union des populations du Cameroun (UPC) n’était pas « anti-française » : elle était anticolonialiste, ce qui est très différent. Il suffit de lire les discours de Ruben Um Nyobè pour s’en rendre compte : il souhaitait simplement que ce soit les Camerounais – et non l’administration coloniale française – qui décident souverainement de la nature des liens qu’ils voulaient entretenir avec la France après l’indépendance.
En d’autres termes, ce que revendiquaient Um Nyobè et ses camarades était que l’égalité et la justice soient enfin instaurées entre les anciens colonisateurs et les anciens colonisés. Mais l’ancienne puissance coloniale, jalouse de son pouvoir et de ses privilèges, n’avait aucune intention de vivre sur un pied d’égalité avec ses anciens « sujets coloniaux »! Elle a donc imposé sa volonté par la force et fait pour cela des dizaines de milliers de morts.
Comment l’Upc qui était de loin le parti le mieux structuré, avec une idéologie claire et des leaders compétents n’a-t-il pas pu hériter du Cameroun indépendant au profit d’Ahidjo, qui ne manifestait pourtant pas beaucoup d’enthousiasme à l’indépendance de son pays ?
C’est précisément parce que l’UPC était bien structurée, que ses responsables étaient déterminés et que le mouvement national rencontrait un fort écho au Cameroun que la France s’est acharnée sur elle et sur ses partisans. Il faut également souligner – contre les propagandes officielles – que l’UPC n’était pas un parti « violent ». Au contraire, elle s’appuyait sur le fait que le Cameroun était un territoire sous tutelle de l’ONU – et non une colonie pure et simple – pour faire avancer son programme : elle envoyait ses représentants à l’ONU, faisait parvenir des milliers de pétitions à New York, prenait des contacts avec des diplomates étrangers, etc. L’UPC était donc très légaliste : elle cherchait à obliger Paris à se conformer aux textes internationaux que la France avait elle-même signé (notamment les accords de Tutelle de décembre 1946 qui promettaient au Cameroun « l’autonomie ou l’indépendance »).
C’est parce que les autorités françaises savaient qu’elles risquaient de perdre le combat sur le terrain diplomatique qu’elles ont lancé des opérations militaires sur le terrain camerounais, obligeant par conséquent les résistants « kamerunais » à prendre les armes. Et c’est parce qu’elle savait qu’elle avait légalement tort que la France a cherché à « faire régner le silence » et qu’elle a assassiné en catimini la plupart des leaders nationalistes : il fallait étouffer les upécistes à huis clos pour éviter qu’ils ne rencontrent trop d’échos sur la scène internationale.
Faut-il trouver dans les massacres de l’armée française au Cameroun dans les années 1950 et 1960, une raison du sentiment anti-français que l’on observe dans ce pays ?
Je ne sais pas exactement comment analyser ce que vous appelez le « sentiment antifrançais ». Si les Camerounais estiment que la France officielle mène une politique injuste à leur égard, ils n’ont pas tort... Mais il faut savoir – et la plupart des Camerounais le savent, je pense – que cette « France officielle » ne représente pas tous les Français.
François Hollande arrive à Yaoundé vendredi prochain. Que faut-il attendre d’une telle visite ?
Il ne faut pas en attendre grand-chose à mon avis. Hollande avait promis, avant son élection, de « rompre avec la Françafrique », mais je ne suis même pas sûr qu’il sache ce que signifie ce terme ! Il n’a jamais pris la peine de le définir et paraît très ignorant de l’histoire franco-africaine. Sa visite à Yaoundé a l’air d’être principalement centrée sur la lutte « antiterroriste », un thème qui servait déjà à justifier la répression contre les « subversifs » dans les années 1950-1960 et qui a toujours servi de prétexte aux régimes autoritaires pour faire taire leurs opposants... Sur les sujets que nous avons évoqués, je crains que Hollande fasse comme ses prédécesseurs : maintenir la chape de plomb. Et s’il en parle – mais il faudrait pour cela que les journalistes lui posent frontalement les questions qui fâchent –, il est probable qu’il balaye la question avec quelques formules oiseuses.
Du type: « Il faut que les historiens fassent leur travail »... comme si aucun travail n’avait jamais été fait sur ces questions ! Ou encore : « La France n’est pas responsable de tous les malheurs du Cameroun »... ce qui est sans doute vrai mais ne justifie pas que la France se taise sur sa propre responsabilité ! Toutes ces déclarations creuses auxquelles nous ont habitués les autorités françaises depuis quelques années leur servent simplement à éviter de regarder l’histoire en face et de rendre justice à ceux qui en ont été – ou en sont encore – les victimes. S’il veut faire quelque chose d’utile, Hollande pourrait commencer par une petite mesure concrète, facile à mettre en oeuvre immédiatement : ouvrir complètement les archives françaises, et proposer des visas et des bourses à tous ceux qui veulent les consulter. Ce serait bien sûr insuffisant,mais cela serait tout de même un premier signe encourageant. Il faudra bien un jour que la France regarde son passé colonial en face et rompe enfin avec ses vieilles habitudes néocoloniales. Le plus tôt sera le mieux.