Les paradoxes et contradictions de la lutte contre la corruption
Depuis quelques années la lutte contre la corruption structure l’agenda politico-institutionnel du système camerounais. Saisie à l’aune de la logomachie officielle, la lutte contre la corruption participe d’un relèvement des valeurs éthiques et républicaines d’une « bonne gouvernance » de la « chose publique ». Très vite l’imagerie sociale l’a saisi comme une réponse à un train de distorsions, de contorsions et d’extorsions qui caractérisent depuis quelques décennies la pratique managériale dans le système institutionnel au Cameroun. L’enchantement populaire fut au départ à la dimension de la vigueur du discours officiel sur la liquidation des poches et des sources qui entretiennent de façon quasi régulière et routinière la « culture » et la « pratique » de la corruption en territoire camerounais. La dynamique d’une médiatisation féroce couplée à une publicisation presque mesquine des arrestations des têtes couronnées de la République a fini par satisfaire une certaine opinion avide d’une mise en déroute d’un système politique qui s’est bâti depuis sa genèse dans et par la corruption.
Gouvernance
L’avènement de la lutte contre la corruption est largement advenu au Cameroun comme un moment de rupture, de dérèglement et de désarticulation dans la structure fonctionnelle de l’État. L’actualité d’une telle croisade ne relevait pas, tant s’en faut, de l’évidence, tant le phénomène de la corruption a acquis en notre communauté nationale le statut de la réalité quotidienne dans les comportements collectifs, dans nos gestes et nos actes au jour le jour. En dépit de son caractère irascible, tragique et dramatique, la corruption arpente notre vie commune, elle loge au cœur de l’interaction sociale, elle inspire les transactions de toute nature au sommet comme à l’échelle la plus basse de la société globale camerounaise. Le système politique l’a réinvesti comme une modalité d’une gouvernance patrimoniale qui autorise de faire main basse sur les ressources nationales et collectives par une minorité gouvernante qui s’en délecte allègrement sans proportion quelconque, sans mesure ni limite. Dans cet horizon la croisade stratégiquement engagée contre la corruption repose, à l’évidence, sur une rationalité elle-même clôturée par un ensemble de calculs, de mesures et de précautions spécieuses. Elle puise dans le registre de la gouvernance présidentialiste et monopoliste où l’on voit que les leviers d’activation et de désactivation d’un tel processus sont maîtrisés, concentrés et encadrés par l’exécutif monolithique.
La lutte contre la corruption se décline alors comme le procès d’un système contre lui-même, contre les principes sur lesquels il est adossé depuis des lustres, et non contre des principes extérieurs, contre des forces « étrangères », contre des éléments d’un autre bloc historique. La lutte contre la corruption, parce qu’elle attaque principalement les barons essentiels du système du « Renouveau national » reste largement une opération de palais, une bataille entre des groupes politico-idéologiques homogènes et identiques dans leurs pratiques, dans leurs ambitions, dans leurs intérêts et dans leur vision de la gouvernance publique au Cameroun. Le timing, le rythme et la trajectoire de la lutte contre la corruption indiquent une gestion singulièrement impériale et hégémonique de cette opération par le bloc exécutif alors même que le pouvoir judiciaire peine à dire le droit dans sa complétude.
En raison de sa portée fondamentalement conjoncturelle, la lutte contre la corruption sous le vocable médiatique de « l’Opération Épervier » distille déjà ses propres limites. Elle se configure désormais en action bornée dans le temps, alors qu’elle est appelée à s’inscrire dans la longue durée pour extirper les germes de la corruption du corps sociopolitique camerounais. Parce qu’il est largement admis que la corruption est de facture systémique, la croisade contre ce fléau mérite de se moduler en action publique forte s’échelonnant sur une temporalité suffisamment longue. La tentation est grande aujourd’hui de voir la lutte contre la corruption agir comme une machine destinée à broyer les ennemis d’un système qui œuvre à sa reproduction pérenne et à sa rémanence autoritaire. L’affront institutionnel contre la corruption s’énonce ainsi comme un opération de pulvérisation des éléments perturbateurs et des forces politiques internes dotées des capacités intrinsèques de nuisance à même de déstabiliser l’équilibre des tensions entre les factions à l’intérieur du bloc qui monopolise depuis le bâton de commandement politico-institutionnel.
La lutte contre la corruption demeure alors un précieux instrument de régulation politique et de stabilisation du système longtemps installé. Il est attendu que la lutte contre la corruption devienne un facteur décisif de restauration de la moralité publique et de la bonne gouvernance au sein de l’establishment politico-institutionnel au Cameroun dans la mesure où, il faut l’admettre, l’intelligence humaine ne peut accepter librement de capituler devant la puissance crasse de la corruption. Car comme nous l’y invite le philosophe Fabien Eboussi Boulaga dans une réflexion sur le phénomène de la corruption : « Il ne reste qu’à croire que des Camerounais, parmi ceux qui sont encore humains ont la liberté coriace, qu’elle n’a pas été annihilée par « l’habitude du malheur » et de l’impuissance à agir, qu’ils sont prêts à affronter le démon de la corruption ». (Les Cahiers des Mutations, vol. 45, 2007, p. 17).