Rébellion de Prigojine: derrière la version officielle, que s´est-il réellement passé le 24 juin?
Source: Camerounlink 04.07.2023
Il est dur d´être kremlinologue. On peut passer sa vie à étudier le sujet, et à la fin, on se trompe. Dans les années 1920, l´Europe attendait Trotsky, et on eut Staline. À sa mort, on pensa à Malenkov, et ce fut Khrouchtchev. Plus récemment, à l´exception de la CIA et du GCHQ (un service du renseignement britannique), tous étaient convaincus, à commencer par la DRM, la DGSE et l´Élysée, que l´accumulation de troupes à la frontière ukrainienne était un leurre, une répétition de l´annexion de la Crimée huit ans plus tôt. Et on connaît la suite.
Encore une fois, le monde entier a été pris de court par les extraordinaires événements qui se sont déroulés le 24 juin dernier, avec la rébellion d´Evgueni Prigojine, le chef de la milice Wagner. Toutefois, comme nous l´expliquions aussitôt après les faits, le demi-tour sur la M4 (l´autoroute reliant le sud de la Russie à la capitale), qui mit fin à l´équipée sauvage de Prigojine, est un début, non pas la conclusion des événements en cours en Russie.
D´abord, il s´agit de saisir ce qui s´est réellement passé. Les explications de la fin de journée du 24 juin, celles du 25, du 26, du 27 (Poutine, complètement déboussolé, est intervenu trois fois en trois jours), sont évidemment incomplètes. Non, pour déchiffrer la situation, il faut étudier les nombreuses fuites de la CIA relayées par la presse américaine et britannique, et comprendre la psychologie des personnages de ce drame à mi-chemin entre Shakespeare et Guy Ritchie.
Un bref rappel des événements officiels
Depuis des mois, la relation entre Prigojine, le patron de Wagner, Sergueï Choïgou, le ministre russe de la Défense, et Valéri Guerassimov, le chef d´État-major des armées russe, est catastrophique. Le charismatique chef du Groupe Wagner se répand régulièrement en invectives contre le haut commandement militaire, en lui reprochant non seulement son incompétence et la corruption généralisée, mais aussi en l´accusant d´entraver les mouvements de ses troupes et de les priver de munitions de façon à masquer leur manque de succès militaires.
Les choses prennent un tournant dramatique le 10 juin, quand le ministère de la Défense annonce l´obligation pour tous les «détachements de volontaires» de signer des contrats avec l´armée russe avant le 1er juillet. Ceci concerne la vingtaine de compagnies militaires privées (PMC) actives en Ukraine, mais aussi les détachements tchétchènes, comme l´unité Akhmat.
Pendant deux semaines, Prigojine multiple les vidéos émaillées d´insultes. Le message est clair: ses hommes ne rejoindront pas l´armée russe. Le 23 juin, il accuse les forces russes de bombardements aériens sur une des bases de Wagner. Quelques heures plus tard, à la tête d´une petite armée de 25.000 hommes (les estimations varient), il prend le contrôle de Rostoff-sur-le-Don, et se lance sur l´autoroute M4 en direction de Moscou. Il prend Voronej, dépasse Livetsk, et s´arrête soudain vers Yelets, à moins de 200 kilomètres de la capitale. Un accord, soi-disant négocié par l´inénarrable Alexandre Loukachenko, est annoncé: aucune charge criminelle ne sera prononcée à l´encontre d´Evgueni Prigojine et des mutins, et le patron de Wagner se rendra en exil en Biélorussie.
Que s´est-il réellement passé?
Depuis le spectaculaire raté de l´«opération militaire spéciale», censée décapiter le régime ukrainien en sept jours et prendre le contrôle du pays, le président Poutine a un seul objectif: rester en place, le temps qu´il faudra pour renverser la situation. Ce n´est pas seulement sa place dans l´histoire, mais aussi sa survie physique et la préservation de ses milliards qui sont en jeu.
Pour se maintenir au pouvoir, il lui faut donc cacher la réalité de la guerre au public russe (ce qui explique qu´aucune mobilisation générale n´ait jamais été décrétée, et aussi que depuis le début ce sont les minorités ethniques des régions périphériques qui ont subi les plus lourdes pertes). Poutine procède à une incroyable valse des généraux à la tête du commandement des opérations (Dvornikov, Sourovikhine, Guerassimov…), et surtout il cherche à maintenir le fragile équilibre entre les cercles qui l´entourent.
Fort du rôle de ses troupes dans les premières semaines du combat contre les Ukrainiens, Prigojine a convaincu Poutine de mettre en action son plan de recrutement de prisonniers dans les prisons russes à partir de septembre 2022. Il les a ensuite lancés à l´assaut de Bakhmout et de Soledar afin de prouver l´efficacité de ses méthodes, sûrement dans le but d´occuper un rôle plus important dans le commandement militaire, et aussi de se venger de Choïgou (qu´il accuse toujours d´avoir mis fin au contrat entre Concord, sa société de restauration à l´origine de sa fortune colossale, et le ministère de Défense) et de Guerassimov (un des stratèges militaires les plus respectés en Russie, le symbole de tout ce qu´il abhorre).
Avec l´ultimatum du 10 juin sur le rattachement de Wagner à l´armée russe, Prigojine sait qu´il a perdu la partie. À partir de ce jour, c´est une course contre la montre.
La prise officielle de Bakhmout a marqué un tournant dans les événements. Prigojine a sûrement renouvelé ses exigences auprès de Poutine: éviction de Choïgou et de Guerassimov, et leur remplacement par le «général Armageddon» Sergueï Sourovikine, tout en préconisant l´emploi de méthodes plus brutales dans la guerre. Et Poutine, pas connu pour sa rapidité de décision, a probablement tergiversé avant d´opter pour le statu quo par crainte d´un coup d´État militaire s´il cédait aux exigences d´un ancien vendeur de hot dogs.
Avec l´ultimatum du 10 juin sur le rattachement de Wagner à l´armée russe, Prigojine sait qu´il a perdu la partie. À partir de ce jour, c´est une course contre la montre. Il a deux semaines pour préparer son coup d´éclat. Il va devoir réunir discrètement ses troupes, mettre ses hommes de confiance, comme Dmitri Outkine, dans la confidence, trouver suffisamment d´essence et de munitions, préparer un plan d´attaque, et surtout sonder ses alliés, Sourovikine (qu´il connaît depuis la Syrie), et probablement Kadyrov, voire Medvedev ou d´autres. Quant à Viktor Zolotov, le chef de la Garde nationale, Alexeï Dioumine, le gouverneur de la province de Toula, et Dmitri Mironov, il est impossible de déterminer à ce stade le rôle qu´ils ont pu jouer.
Peu avant le 24 juin, nouveau coup de théâtre, selon le Wall Street Journal: Prigojine apprend que le FSB est au courant de ses plans et décide de lancer sa mutinerie plus tôt que prévu, apparemment dans le but de capturer Choïgou et Guerassimov. Le 23, il invente un prétexte pour déclarer l´insurrection, et le 24, il se lance sur la M4. Pendant son équipée, il rencontre très peu de résistance, surtout aérienne; un hélicoptère Ka-52, un Iliouchine 18, et quelques avions de chasse sont abattus, de même que; une quinzaine de soldats russes. Au niveau de Livetsk, le convoi se sépare en deux, et l´avant-garde, menée par Outkine, continue sa route sur Moscou avant de faire demi-tour vers Yelets.
À partir de là, on entre dans la spéculation. Peut-être Prigojine, dont la stabilité mentale (violence, impulsivité) est fragile selon certains de ses anciens collaborateurs, avait vraiment l´ambition, comme le dit le renseignement américain, d´arrêter Choïgou et Guerassimov. Mais on imagine mal une arrestation en plein milieu de Moscou un samedi soir. Il semble donc plausible que le vrai objectif de Prigojine ait été de réaliser un coup d´éclat (il adore l´attention des médias) en arrivant à Moscou avec la complicité des forces armées afin d´imposer ses conditions à Poutine: un rôle officiel pour lui, peut-être ministre de la Défense (qui sait?), le remplacement de Guerassimov par Sourovikine, la montée de certains de ses alliés tel Alexeï Dioumine, etc.
Ensuite, il est fort probable que «tout le monde» se soit parlé pendant cette fameuse journée du 24, et que les «complices» de Prigojine aient retourné leur veste au dernier moment. Sourovikine a condamné les actions du patron de Wagner, Medvedev a disparu à Oman, Kadyrov a défendu le pouvoir en place et envoyé des Tchétchènes pour défendre Moscou, la famille de Loukachenko s´est réfugiée à Dubaï… Quant au fameux Alexeï Dioumine, que l´on évoque comme un possible successeur de Choïgou, voire de Poutine, est-ce un hasard que l´équipée sauvage se soit arrêtée à Toula, la province dont il est le gouverneur?
Ainsi, pour beaucoup de ceux qui travaillent sur l´après-Poutine, Prigojine aura été «l´idiot utile» qui a forcé Poutine à bouger les pièces sur l´échiquier en les débarrassant de certains de leurs ennemis. Maintenant, certaines de ses troupes se sont senties trahies, et selon le directeur du renseignement militaire ukrainien Kyrylo Budanov, le FSB a été chargé de l´assassiner.
Ce qui va se passer
Comme nous l´indiquions dès le 25 juin, Poutine va procéder à une purge (elle a commencé avec l´arrestation de Sourovikine et de ses proches collaborateurs, un autre général est mort il y a quelques jours dans un accident de voiture, Mikhaïl Mizintsev a disparu, on est sans nouvelles de Guerassimov…); il va détourner l´attention en s´attaquant à l´Ouest (le missile anti-aérien qui s´est abattu sur la pizzeria de Kramatorsk visait à tuer des étrangers), et il va redistribuer les cartes entre ses alliés.
Son objectif: resserrer encore davantage les cercles de ses fidèles tout en continuant à maintenir un subtil équilibre entre les parties. La purge va continuer dans les semaines qui viennent. Et les attaques contre l´Ukraine et l´Ouest ne vont pas faiblir. En revanche, deux questions restent ouvertes: lesquels de ses «alliés» vont tenter un nouveau coup contre Poutine dans les semaines ou les mois qui viennent? Kadyrov, Dioumine, Zolotov? Difficile à dire… Les apparatchiks (Patrouchev, Bortnikov…) vont-ils se rebeller? Et, plus concrètement, qu´adviendra-t-il de Wagner?
Si certains soldats vont probablement rejoindre l´armée russe, vont-ils les contaminer et pousser à la rébellion contre leurs chefs? Quid de l´Afrique? Comment Poutine va-t-il réduire l´influence de Prigojine au Mali, en Centrafrique, au Congo… et la substituer par celle d´hommes à lui? Enfin, Outkine, ou un autre chef de guerre, vont-ils prendre la tête des mercenaires et refaire le chemin de Moscou, mais cette fois-ci, en allant jusqu´au bout