Raoul Suno: «La mise en valeur de Bakassi est marquée par une logique de gaspillage»

DOUALA - 14 AOUT 2013
© Rodrigue N. TONGUE | Le Messager


Route a Bakassi
Photo: © Le Jour


Historien, analyste politique, chercheur au Centre de recherches d’études politiques et stratégiques qui prépare une thèse sur le conflit de Bakassi, il évalue la mise en valeur de la péninsule de Bakassi par le Cameroun. Il jette également un regard sur l’aspect pouvant freiner la jouissance paisible de cette partie de son territoire par le Cameroun, maintenant que le droit international lui en confère la pleine souveraineté.


Que va-t-il se passer à Bakassi à compter de ce 14 août ?

Ce 14 août 2013, le Cameroun va recouvrer sa pleine et entière souveraineté sur la péninsule de Bakassi. Pendant ces sept dernières années, le Cameroun a facilité aux ressortissants nigérians vivant à Bakassi l’exercice de leurs droits et aux autorités civiles nigérianes l’accès à leurs compatriotes installés dans la zone. Pendant cette période, le Cameroun s’est, en outre, abstenu d’appliquer sa législation douanière et en matière d’immigration aux ressortissants nigérians vivant dans la péninsule et se rendant directement du Nigeria à Bakassi pour mener leurs activités. Ce 14 août, Cameroun va recouvrer sa pleine et entière souveraineté sur la péninsule autrefois disputée.


Le Cameroun accède à son entière souveraineté dans le sens latin du terme, mais est-il prêt à l’assurer sur le territoire ainsi restitué ?

Indiscutablement ! Le Cameroun a tous les moyens pour assurer sa pleine et entière souveraineté sur la péninsule de Bakassi. Il le fait déjà depuis 2008, sauf que pendant la dernière phase, notamment celle qui s’achève demain, la zone concernée par l’annexe n° 2 de l’Accord de Greentree était soumise à un régime spécial tel qu’indiqué plus haut. Le Cameroun a, dès les lendemains de la rétrocession de cette zone occupée par le Nigeria, pris un certain nombre de mesures visant à asseoir sa souveraineté sur cette portion de son territoire. Cette attitude découlait également des engagements internationaux du Cameroun. En effet, l’arrêt de la Cij, en son paragraphe 316 faisait référence à l’intérêt des populations nigérianes vivant dans la péninsule de Bakassi, afin notamment que celles-ci puissent continuer de bénéficier de services scolaires et de santé comparables à ceux dont elles jouissent pendant l’occupation.

Après l’arrêt de la Cij consacrant la « camerounité » de Bakassi, le Cameroun s’est engagé dans un processus de réalisation d’un certain nombre de projets spéciaux pour « asseoir sa souveraineté dans les zones rétrocédées et en accélérer le développement. » Ces projets spéciaux avaient trait à la réalisation d’infrastructures socio-économiques et de souveraineté d’une part, et à la gestion durable de l’environnement des zones frontalières à écologie fragile. La nouvelle politique d’aménagement des localités frontalières consistait à ce que le Premier ministre Yang appelait « la mise en valeur systématique et rationnelle des zones frontalières ».


Quelles en sont les déclinaisons ?

Pour l’année 2009 par exemple, le gouvernement camerounais a consacré 8 milliards de francs à la réalisation des projets prioritaires dans la zone de Bakassi. A Ngosso, chef-lieu de l’arrondissement de Kombo Itindi, un centre de santé, un bâtiment abritant la gendarmerie, un logement d’astreinte pour les officiers, un bureau du Minepia et la résidence du responsable local de ce département ministériel ont été construits. A Isangele, le lycée local est agrandi, une brigade de gendarmerie créée, les locaux du Minepia, une maison de la femme, une Sar/sm sont construits. A Akwa, un Cetic complet d’une valeur de plus de 900 millions est construit, ainsi que douze bornes fontaines solaires, un centre éducatif et des logements pour gendarmes. A Kombo a Munja I, un centre de santé, ainsi que des logements sur pilotis pour le personnel soignant et alimenté à l’énergie solaire. A Komboa Munja II, le centre de santé local a reçu un équipement d’une valeur de 17 millions. Les locaux de la sous-préfecture, ainsi que la résidence du sous-préfet sont construits. A Bamusso, l’Etat a construit un marché en matériel définitif, des bureaux de Minedub et du Minepia, et offert une chambre froide et un fumoir aux populations. L’action d’un département ministériel comme le Minatd a trait à la volonté d’affirmer la souveraineté du Cameroun. En effet, à coup d’arrêtés préfectoraux, ce département ministériel avait réorganisé l’administration et rebaptisé plus de 25 agglomérations qui portaient des noms nigérians. Les dispositions des décrets portant création des unités administratives frontalières définissent par ailleurs leurs limites.

Cette mise en valeur a également pris la forme de la prise d’actes d’administration. Ainsi, après la création des unités administratives en zones frontalières, les pouvoirs publics y affectent des autorités administratives qui se signalent par leur présence effective sur le terrain, notamment à travers les visites de prise de contact et des tournées économiques. Il en est de même des actes désignant des chefs traditionnels dans les zones frontalières et des décrets fixant le nombre de conseillers municipaux des communes des circonscriptions administratives frontalières.Ces actes de gouvernement prennent également la forme d’autorisation que les autorités administratives accordent aux expatriés pour la réalisation des activités comme la pêche ou lorsque ces derniers la sollicitent une pause fiscale. Ces actes de gouvernement prennent également la forme de l’impôt levé dans les localités frontalières.

Les populations vivant dans la péninsule de Bakassi étaient confrontées au problème de sécurité avec notamment les prises en otages des travailleurs du secteur pétrolier et l’arnaque des populations.C’est sans doute conscients de tout cela que les autorités camerounaises ont mis un accent la sécurisation de la péninsule, autre pan de sa mise en valeur. En effet, à la fin de l'opération Delta et après l’installation du Bir à Bakassi, notamment à travers le Bir Delta, le 04 mars 2009, cette nouvelle unité a décidé, contrairement à l'opération Delta qui avait plusieurs petits postes, de prendre position sur cinq places fortes pouvant contenir au moins une compagnie de combat. C’est dans cette optique que les bases de Jabane 1, Kumbo Abedimo, Issobo, Akwa et Rio ont été édifiées. Cette disposition répondait à un besoin opérationnel permettant un quadrillage systématique de la péninsule et participait de sa mise en valeur.


Quelle évaluation peut-on faire de ces initiatives gouvernementales ?

De manière classique, tout projet de mise en valeur doit être bâti suivant un modèle éprouvé qui consiste en des allers-retours permanents entre réflexion et actions, séminaires et ateliers de travail d’un côté, recherche sur le terrain et production de documents de travail de l’autre, chacune des phases nourrissant l’autre réciproquement. S’ensuit une phase d’expertise et de formalisation d’un diagnostic qui débouche sur une cartographie des acquis et une autre ayant trait à l’analyse des enjeux de la reconstruction et du développement. Le tout assorti de références et d’une maquette pédagogique conçue comme outils pour les autorités locales et intégrant les différents éléments de l’étude (cartographie de diagnostic, analyse des potentialités programmatiques, cartographie des propositions, etc.). Or il nous semble que cela n’a pas été le cas pour la mise en valeur de la péninsule de Bakassi.

La mise en valeur des périphéries nationales est marquée par une logique de gaspillage, manque de professionnalisme et d’études préalables au lancement des travaux. Le journaliste Alexandre Djimeli relève, dans l’étude qu’il fait de la reconstruction de la péninsule de Bakasssi, le laxisme dans l’attribution des marchés publics, l’incompétence des prestataires retenus et le déficit de contrôle et de supervision des travaux et surtout l’impunité qui conforte les délinquants et encourage la prédation des ressources. Cette dérive a été également favorisée par « la disposition toujours plus grande de certaines personnes préposées à la défense de l’intérêt général à le mettre en péril, […] pourvu que les leurs propres en sortent préservés. »

Un autre problème qui a miné la mise en valeur de la péninsule de Bakassi est qu’elle a été animée par un comité, notamment le comité de coordination et de suivi des projets prioritaires à réaliser dans la zone de Bakassi. A la suite du Pr Olinga, nous pensons que le principe de cette « administration de comité » est hautement discutable. Bien que leur utilité soit indéniable quand il s’agit de la préparation des politiques ou des programmes d’action sur des questions complexes ou sensibles, ou de la mise en œuvre de missions bien définies et circonscrites dans le temps, la mode des comités est problématique dans ce sens que ces structures rognent sur les compétences statutaires de structures administratives existantes et nullement submergées de travail. Au vu de leurs bilans respectifs, ces comités créent un embouteillage institutionnel et leur création semble participer plus de la gesticulation symbolique que de l’action.


La zone est peuplée à près de 95% de populations nigérianes. Quel avenir pour ces populations ?

La capacité de réguler les entrées et les sorties du territoire de l’Etat est une des attributions essentielles de la souveraineté des Etats. Chez les Latins, HospesHosti. Cette conception latine de l’étranger fait de lui un ennemi de la nation, quelqu’un à surveiller de très près. Dans le système africain originel par contre, la notion de voisin est moins conflictuelle. Ainsi disait-on à l’hôte, « Vous avez quitté chez vous : vous êtes arrivé chez vous ! » le Cameroun continuera à accorder son hospitalité à ces frères nigérians.

Toutefois, le problème de l’immigration massive des Nigérians dans la péninsule ne doit pas être occulté. Bien que ce phénomène soit ancien, il s’était aggravé avec la fin de la guerre du Biafra. En acceptant, au travers de l’Accord de Greentree, les droits acquis par les populations nigérianes, le Cameroun avait lié conventionnellement sa compétence de souverain à l’avenir, surtout en ce qui concerne sa politique migratoire. Le Cameroun s’était ainsi engagé à ne pas forcer les ressortissants nigérians vivant dans la presqu’île de Bakassi à quitter la zone ou à changer de nationalité. Il s’était en outre engagé à respecter la liberté des ressortissants nigérians à poursuivre leurs activités agricoles et piscicoles, leur donner accès à la zone depuis le Nigeria et à leur assurer la propriété foncière. Cette situation était si paradoxale que le juriste camerounais Alain Didier Olinga se demanda comment « on peut à la fois « vivre » dans la zone et être en train de partir fréquemment du Nigeria pour ladite zone pour les besoins d’exercice de ses activités. » Le Cameroun s’est également engagé à préserver les ressortissants nigérians vivant dans la zone des tracasseries et de tout dommage. Il avait également obligation de leur faire bénéficier de services scolaires et sanitaires comparables à ceux dont ils jouissaient pendant la période d’occupation.


Le Cameroun pourra-t-il jouir paisiblement de Bakassi ?

Avec la signature de l’Accord de Greentree en 2006, le Cameroun a pris des engagements, en de termes parfois larges, et qui étaient de nature à introduire une faille dans sa politique migratoire vis-à-vis du Nigeria. Déjà, au cours des audiences à la Cour internationale de justice, le pays, « fidèle à sa politique accueillante et tolérante », a pris l’engagement d’assurer sa protection aux Nigérians habitant dans la péninsule de Bakassi et les îles du Lac Tchad.Cette déclaration politique s’était transformée en obligation juridique incombant au Cameroun. Elle avait été consacrée par l’Accord de Greentree par lequel « les Nigérians de Bakassi, à la différence de ceux de Mvog Ada qui savent parfaitement qu’ils sont dans le statut d’étrangers dans un Etat voisin, vivent pour la plupart sur une terre sur laquelle ils disposent de « doits fonciers coutumiers ». Le Cameroun doit donc se préparer à juguler la poussée migratoire pour espérer jouir paisiblement de cette partie de son territoire.



15/08/2013
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