L’un des plus grands écrivains camerounais montre le sultan Njoya sous un nouveau jour et lève un pan de voile sur ses œuvres qui en font selon lui, le précurseur de la conscience nationale collective camerounaise.(...)Pire, à part les bâtiments qu’il aura construits, rien de ce qu’il a écrit n’a été publié jusqu’aujourd’hui, alors qu’il n’a cessé d’écrire de 1908 en 1933 à sa mort, et a laissé des centaines de pages manuscrites.
Patrice Nganang, comment jugez-vous le traitement que l’histoire du Cameroun accorde au sultan Njoya?
Le jugement sur le sultan Ibrahim Njoya est encore à établir, car l’ignorance n’est pas un point de vue. La chose la plus importante à mentionner est que l’histoire du Cameroun n’est pas encore écrite, et Njoya n’échappe pas à cette lacune. Pire, l’histoire camerounaise n’est pas encore enseignée aux Camerounais, ce qui fait que la conscience camerounaise est encore à constituer. De ce point de vue, l’opinion qu’on a d’une personne comme Njoya ne peut qu’être parcellaire parce que, après tout, son héritage ne peut véritablement être jugé que s’il est connu. Cet héritage, c’est ce qu’on appelle le patrimoine et il comporte ses œuvres politiques, architecturales, littéraires, géographiques, etc. Le patrimoine d’un homme est donc matériel. Dans des pays qui se respectent, on publie les ‘Œuvres complètes’ d’un auteur, afin que chacun puisse le juger pour l’intégrer dans la conscience collective. En France, il y a ce qu’on appelle la bibliothèque de la Pléiade, aux Etats-Unis, la ‘Library of America’, qui réunit les chefs-d’œuvre des penseurs de ces pays, pour constituer justement la conscience de ces pays-là. Un tel travail matériel n’a pas eu lieu pour le Cameroun, et encore moins pour Njoya. Pire, à part les bâtiments qu’il aura construits, rien de ce qu’il a écrit n’a été publié jusqu’aujourd’hui, alors qu’il n’a cessé d’écrire de 1908 en 1933 à sa mort, et a laissé des centaines de pages manuscrites.
Ces derniers temps, vous publiez sur votre page Facebook des photos et des manuscrits du sultan. Seriez-vous en train de préparer un ouvrage sur ce personage illustre?
Ibrahim Njoya est mon maître à penser. Il ne l’a pas toujours été, mais c’est ainsi depuis dix ans, sinon plus. Il occupe une place centrale mais souterraine dans mon écriture, lui qui a inventé une écriture à côté de l’écriture bagam, bamiléké. En fait, je publie les résultats partiels de mes recherches de dix ans, et ainsi je rends donc visible l’archive qui est au cœur des romans que je publie ces derniers temps, et qui sont Mont plaisant sorti en 2011, La Saison des prunes qui paraitra en 2013, tout comme un troisième sur lequel je travaille encore. Je présente donc les photos qui m’inspirent, mais aussi des textes de référence du sultan Ibrahim Njoya, des textes que j’estime significatifs, comme par exemple un extrait de son ars erotica, le Lerewa Nuu Nguet, achevé en 1921, traduit de la langue artificielle, le shümum, en anglais et puis en français. Ce serait la première fois que ce texte a été rendu public, mais voyez-vous, l’administration de Facebook a bloqué mon compte pendant quelque temps, et effacé ce texte, parce qu'alerté par des lecteurs sans doute camerounais pour qui le texte de Njoya violait la pudeur. Heureusement, je l’ai aussi publié dans le magazine français Le Point.
Vous comprenez quand même qu’on est curieux de savoir comment vous vous êtes procuré ces documents tenus jusque-là secrets par le trône bamoun?
Pendant dix ans, j’ai fait le tour des archives à Paris, Berlin, Washington DC, sans parler de Foumban. Ce sont d’abord les résultats de mes propres recherches. Mais en plus, il y a une renaissance de Ibrahim Njoya qui a lieu, et qui est rendue possible par le travail de chercheurs camerounais, mais aussi étrangers, américains, russes. Ainsi l’écriture shümum a-t-elle été rendue utilisable grâce à une police informatique qui s’est servie de modèles japonais, les textes de Njoya sont en train d’être traduits, ou retraduits, pour ceux qui étaient disponibles en français, ses manuscrits sont en train d’être inventoriés et catalogués pour utilisation effective. Plusieurs de ces textes étant écrits dans des alphabets anciens, demeureront incompréhensibles, mais c’est un début, en attendant le Champollion dont nous avons encore besoin. Ce travail fondamental est mené sous la houlette du chercheur américain Konrad Tuchscherer, de St. Johns University à New York, avec le support du sultan Mboumbouo Njoya, et d’une équipe de chercheurs Bamoun au Cameroun, dont Nji Oumarou Nchare. Il y a par exemple Laziz Nchare qui vient d’achever une thèse de doctorat en linguistique sur la langue Bamoun à New York University, mais aussi Emmanuel Matateyou, enseignant à l’Ecole normale de Yaoundé, qui fait la collection des réflexions publiées jusqu’ici sur l’œuvre de Njoya.
Alors dites-nous, à la suite de vos nouvelles lectures, qui était Ibrahim Njoya? Qu’a-t-il à apporter au Cameroun actuel?
C’est une question de perspective, car au fond, la vie d’Ibrahim Njoya n’est pas si intéressante car il n’a pas beaucoup voyagé par exemple, lui qui n’est allé qu’à Douala, en 1908, et puis en exil à Yaoundé en 1930. Un peu comme chez Kant, ce qui est intéressant, c’est son œuvre, et elle devrait servir d’orientation, bref, de point d’ancrage à la conscience collective camerounaise. Vous savez, d’habitude les gens nous disent qu’il nous manque des leaders, mais selon moi, l’absence de conscience collective est le plus grand problème qui frappe notre pays. Or, il ne peut y avoir un mouvement politique sans une conscience collective. C’est la conscience collective qui sert d’orientation, un peu comme la route, quand le leader politique est le chauffeur du camion qui utilise celle-ci à un moment donné. Devant cette absence cruciale d’une conscience collective, ce qui est une carence métaphysique, les projets de chacun, qu’ils soient politiques ou intellectuels, se réduisent chez nous au final à des aventures idéologiques, partisanes, politiques, ou individuelles. Chacun veut à la fin se faire un nom, imposer son ego, son parti politique, ou se faire un peu d’argent. Ce qui résulte de cette absence de parapluie intellectuel donc, c’est la corruption politique, morale, économique, bref, la feymania qui est notre présent.
A lire les commentaires au bas de vos publications sur Facebook, on remarque que certains qualifient le sultan de traître. Les comprenez-vous ?
On ne peut accuser qu’une personne qu’on a lue. Or, les livres de Njoya ne sont pas lus au Cameroun, y compris d’ailleurs son chef-d’œuvre, le Sang’aam, qui comporte tout de même plus de cinq cents pages. Prendre ces commentaires ignorants au sérieux, serait comme si on passait un jugement sur une personne sans l’avoir écoutée ! Et puis, comment parler de traîtrise et se référer à la politique, quand on traite d’œuvre de génie, le palais construit par Njoya en collaboration avec les mêmes Allemands, d’unique, l’écriture inventée sur inspiration de l’arabe et des Allemands, et d’exemplaires, les livres écrits sur inspiration du Coran et des Allemands? La politique est-elle donc la seule mesure de notre conscience collective ? Notre conscience est-elle donc si limitée ? Je dirai simplement, découvrez les œuvres complètes de Njoya, et vous verrez que de tous les auteurs camerounais, il demeure celui qui a eu les relations les plus différenciées, mais aussi les plus décomplexées avec les blancs. Or, l’enjeu historique qui demeure devant nous, c’est comment trouver une manière de vivre dans un monde qui n’est pas dominé par nous, bref, qui est dominé par les blancs. Ceci est très important à souligner, parce qu’évidemment, le Cameroun est une invention des blancs, tout comme d’ailleurs les langues qui pour ce pays sont officielles, le français et l’anglais, sans parler du choix de choses aussi évidentes que la capitale, Yaoundé étant devenue capitale en 1921 par décision des Français, ou alors la Constitution camerounaise qui est une copie de la Constitution française de 1958, et fut d’ailleurs écrite par des Français, les suivantes n’étant que des adaptations. Comment avoir une relation décomplexée avec les blancs ? Voilà la question à laquelle Njoya apporte une réponse dans ses œuvres.
Dans votre exploration de l’histoire Bamoun, n’avez-vous pas découvert d’autres figures contemporaines à Njoya et dont on pourrait admirer l’oeuvre ?
Je dois dire qu’il y a plusieurs figures, et chacun peut en élever ici et là car après tout, ce qui est le Cameroun aujourd’hui était bien habité. On n’a pas encore suffisamment parlé des femmes par exemple, et il faudra bien un jour élever la figure de Njapndunke, la mère de Njoya dont les archives nous parlent, que les images nous montrent, et dont la majesté est visible. J’attends encore une appropriation de Njapdunke comme figure tutélaire d’un mouvement féministe camerounais, car cette femme qui s’habillait comme un homme, qui commandait les blancs à son bon vouloir et a assuré la régence à Foumban est bien unique dans notre histoire qui, qu’elle soit officielle ou upéciste, veut toujours nous imposer des hommes comme leaders.
Dans ce qui était alors le Cameroun sous la domination allemande, Ibrahim Njoya n’était qu’un chef tribal parmi tant d’autres. Pourquoi Patrice Nganang ne s’est-il pas interessé aux Manga-Bell, Charles Atangana et tous les autres?
Le trône de Njoya a survécu. A votre avis, n’est-il pas incongru de parler de royaume ou de chefferie à l’interieur d’un Etat ? Que vaut aujourd’hui le royaume Bamoun ?
Toutes les républiques s’accommodent bien des principautés. C'est un fait. Ce qui m’a toujours intrigué cependant, est que Ibrahim Njoya, qui est venu passer son exil à Yaoundé en 1930 sur invitation de Charles Atangana, après que ce denier ait passé son exil à lui à Mantum en 1921, est bien en avance sur les Camerounais qui aujourd’hui au nom du respect des minorités dans la République, ont inscrit dans notre Constitution la distinction entre ‘allogènes’ et ‘autochtones’. Nsimeyong, le quartier qui aura été fondé autour de lui, et qui porte son nom d’ailleurs, demeure une indication de ce que le futur sera pour nous, c’est-à-dire un pays dont la conscience collective n’est pas rétrécie par la politique, et encore moins par le nationalisme, et son rejeton, le nativisme. Là-dessus, Njoya avait une avance singulière sur Um Nyobè, Ouandié, Moumié et les autres. Car en l’absence d’une conscience collective vraiment large, le nationalisme qui chez nous est une relation affective à un pays inventé par les blancs, ne peut à la longue que se rétrécir et se transformer en xénophobie, ce véritable cancer de l’Afrique d’aujourd’hui.