La plupart des affaires liées à l'assainissement des mœurs publiques ont eu pour déclencheur le listing controversé des comptes bancaires de certaines personnalités et leurs soldes... En publiant en exclusivité les comptes bancaires supposés de 44 personnalités dans son édition du 12 février 2013, l'hebdomadaire "L'Oeil du Sahel", comme désormais à son habitude, a jeté un pavé dans la mare. Qui n'en finit plus de susciter des réactions.
Seulement, l'auteur de l'enquête a exploré toutes
les origines possibles des documents, mais n'a pas identifié de manière
formelle la source de ce document ayant manifestement motivé le
déclenchement des poursuites de la plupart des personnalités aujourd'hui
incarcérées ou des autres encore en liberté mais ayant fait l'objet
d'enquêtes préliminaires. Tant dans la quasi-majorité des cas, les
sommes imputées initialement aux uns et aux autres par l'accusation se
rapprochent des soldes des comptes bancaires de la «liste Ali».
L'enquête de «Repères» permet d'établir sans équivoque que le document
émane de M. Francis Dooh Collins du cabinet Strageco. Le 16 septembre
2007, M. Amadou Ali qui officie alors comme vice-Premier ministre en
charge de la Justice, signe deux lettres de Mission confidentielles à
cet "expert en intelligence économique vivant entre l'Europe et
l'Afrique" pour tracer la fortune supposée de certaines pontes du
régime.
Pour remplir sa feuille de route, révèle l'hebdomadaire "Jeune Afrique",
M. Dooh Collins, qui entretient des liens étroits avec la DGSE (les
services de renseignements français) reçoit une liste de 61 noms de
personnalités à l'instar du président de l'Assemblée nationale, des
banquiers, des DG notamment du Trésor, des Impôts, du port autonome de
Douala, de la Sodecoton, 12 anciens ministres, 6 ministres en fonction
(Défense, Administration territoriale, SG/PR) et le DGSN suspectés de
détournement, de corruption et de blanchiment au détriment de l'Etat
camerounais.
Cette liste qui, d’après M. François Soudan, semble avoir fait l'objet
de débat entre le chef de l'Etat et son ministre de la Justice,
n'épargne que M. Paul Biya, M. Amadou Ali lui-même et ses amis. Selon
toute vraisemblance, le Président l'a remise à M. Laurent Esso, alors
ministre d'Etat secrétaire général de la présidence de la République,
dont le nom y figure. Pour autant, la diffusion de cette liste dans
certains cercles fermés et finalement par la presse ne tempère pas les
ardeurs de M. Amadou Ali à étayer les accusations portées contre près
d'une centaine de personnalités.
Pour sa mission, M. Dooh Collins empoche un important chèque estimé par
des sources à plusieurs centaines de millions de FCFA. Mais "l'expert",
comme ne l'indique pas le listing des comptes bancaires et des soldes
qu'il fournira à son mandant, n'ira pas se tuer à la tâche. Son rapport
se révèle un ramassis de quelques rares comptes réels aux soldes
imaginaires et d'une quasi-majorité d'identités bancaires fictives aux
contenus tout aussi inventés.
La preuve: sa publication a suscité un concert de protestations. M. Jean
Baptiste Nguini Effa, ancien DG de la SCDP, ne reconnait qu'un seul
parmi les 35 comptes qui lui sont attribués, M. Yves Michel Fotso non
plus qui, pour démontrer le caractère surréaliste de cette liste, promet
de virer la totalité du contenu des comptes à lui attribués au Trésor
public. En tout cas la plupart des personnalités jetées ainsi en pâture,
tout en dénonçant ces dénonciations calomnieuses, exigent de l'Etat
qu'il utilise tous les moyens légaux pour rétablir la vérité.
Maître d'œuvre de l'opération Epervier, M. Amadou Mi est pourtant
intimement persuadé de tenir là la preuve irréfutable de
l'enrichissement de ses cibles. Il décide donc de changer son mode
opératoire afin de prévenir toute autre fuite. Au lieu de transmettre le
document originel au Président, le Minjustice entreprend, de le
traiter. «Le rapport adressé au chef de l'Etat n'a pas été saisi au
ministère. A son cabinet personne ne peut se vanter d'avoir seulement vu
ce document», souffle une source.
Pour des besoins de confidentialité, la nouvelle liste revue et corrigée
en dehors des circuits officiels sera par la suite remise à mains
propres au chef de l'Etat. Le ministre de la Justice, qui l'actualise au
fur et à mesure que lui parviennent de nouvelles "découvertes" de ses
investigateurs, peut alors crânement annoncer une nouvelle vague
d'arrestations au Parlement.
Mais peut-être même avant d'être parvenu à M. Biya, le fruit des
"investigations" de M. Dooh Collins circule déjà sous le manteau. Il est
utilisé comme appât pour faire chanter certaines personnalités.
D'autres l'acquièrent à prix d'or. M. Polycarpe Abah Abah fait partie
des rares privilégiés à avoir obtenu ce listing. Alors qu'il officie
encore comme ministre de l'Economie et des Finances, il écrit au
président de la République pour appeler son attention sur le peu de
fiabilité de ce document. Pour lever tout doute sur ses affirmations, il
lui communique la liste de ses comptes bancaires ainsi que ceux de son
épouse. Une démarche qui a dû mettre un bémol à la confiance aveugle que
le Président fait à M. Amadou Ali, gratifié alors d'un coup de fil
présidentiel au moins une fois par semaines.
En faisant recours à Me Jacques Vergés en mai 2008, à qui il confie la
même mission, M. Paul Biya semble désormais nourrir quelques réserves,
renforcées plus tard par le rapport du très réputé avocat français.
D'après certaines indiscrétions, deux années de traque n'ont pas autant
enrichi sa moisson que celle de M. Dooh Collins. Pis, dans certains cas,
les personnalités ne disposent même pas d'un compte bancaire hors du
Cameroun.
La conviction du président semble désormais établie, qui semble
justifier l'essoufflement de l'opération Épervier. Les dernières
interpellations ont été opérées début janvier 2010, juste avant
l'audience accordée deux mois après à M. Vergès. Celles de MM. Ephraïm
Inoni, Marafa Hamidou Yaya, Yves Michel Fotso et autres intervenues plus
tard pouvant avoir été motivées par la hargne de M. Paul Biya à punir
ceux qui ont été associés au processus d'acquisition d'un aéronef pour
ses déplacements. Sans doute pour sauver la face, on s'emploie
aujourd'hui à prendre les juges en otage pour maintenir les
personnalités dans les liens de la justice.