Monsieur M. Francis Kwa Moutomè est l'actuel président national de la Commission des affaires étrangères de l’AFP (Alliance des Forces progressistes, Ndlr), parti politique de l’opposition camerounaise. Selon cet ancien prisonnier politique,un homme politique doit avoir une vision d’ensemble de son pays et situer celui-ci par rapport à son environnement.Dans la seconde partie de cet entretien, il nous parle des péripéties de nos indépendances, la situation socioéconomique du Cameroun, les raisons de l'échec de nos dirigeants actuels. etc
Parlons-en des indépendances, quelles erreurs ont été commises par les patriotes qui réclamaient la libération du Cameroun ?
C’est une question délicate, si l’on sait que la critique est aisée mais l’art difficile. C’est une question qui touche la sensibilité de ceux qui ont accepté de sacrifier leurs vies pour leur patrie, ceux que j’aime beaucoup, qui sont quelque part mes compagnons de lutte. Néanmoins, je vais me jeter à l’eau en espérant que mes amis comprendront que comme disait de Beaumarchais, « Sans liberté de blâmer, il n’y a point d’éloges flatteurs ». L’erreur est humaine, n’est-ce pas ? Et puis, à eux de nous prouver le contraire si je me trompe dans mon analyse qui peut être subjective, je le concède. La pire des erreurs a été ce terrorisme parfois aveugle qui a frappé de paisibles citoyens au point de leur faire perdre certains de leurs parents et de leurs biens. Ma famille en a été victime. Sinon, tactiquement, je crois qu’il n’y a pas grand-chose à dire sur la lutte du mouvement insurrectionnel, compte tenu de la soldatesque qu’il y avait en face. C’est dans la stratégie politico-économique qu’on est en droit de se demander si, comme actuellement, on n’a pas avancé des revendications sans réelles solutions de rechange. Schématiquement, je crains que nos patriotes, après avoir constaté à juste titre que les colonialistes nous exploitaient en ressources humaines et naturelles, aient revendiqué l’indépendance et la réunification en se disant consciemment ou subconsciemment qu’on verra après pour le reste. Très honnêtement, ayant été dans le feu de l’action à l’époque, il ne me souvient pas avoir retenu grand-chose en matière programmatique, sinon que les Égyptiens étaient des Noirs, la civilisation ayant pour origine l'Égypte, il n’y a aucune raison que le Blanc exploite le Noir, etc. Il faut dépasser ces poncifs. Ça nous avance à quoi ? Les Grecs et les Romains, voire les Arabes, ont transmis la civilisation moderne à l’Occident. Et alors ? Où en sont-ils tous aujourd’hui ? Les civilisations sont cycliques par nature. Alors, qu’on arrête ! Nous assistons encore à de telles réactions cinquante ans après les indépendances, notamment pour ce qui est d’une monnaie nationale que nous devrions absolument avoir pour affirmer notre indépendance. C’est d’autant plus regrettable que ce sont des gens instruits qui tiennent ce langage, pas n’importe qui ! Pour ne pas mourir idiots, nous prions nos patriotes de diffuser, ne serait-ce que périodiquement, le programme économique qu’ils avaient comme point de mire en dehors des deux thèmes qui ont été l’étendard de leur lutte héroïque.
Pensez-vous que le Cameroun a une indépendance totale ?
Dans son discours d’Accra, Barak Obama a dit que bâtir une nation est autrement plus palpitant et plus dur qu’avoir un drapeau, un hymne et une monnaie. Existe-t-il un pays qui ait une indépendance totale ? Je répondrais non, dans l’absolu, car, franchement, je ne le crois pas. Je parlerais plutôt d’indépendance réelle au lieu d’indépendance totale. Il faut se méfier des effets de manches de certains de nos leaders, même si ce langage populiste remporte un franc succès au sein de nos populations. C’est de la démagogie ! Nous n’avons pas pu éviter la balkanisation de l’Afrique. Et bien que nous nous plaignons toujours de nos frontières que nous estimons artificielles à juste titre, nous n’arrivons pas à construire des entités économiques sous-régionales, à défaut de fédérations, capables d’impulser notre décollage économique. Tout chez nous reste dans les déclarations, dans les déclamations, dans les gesticulations. Dans un environnement dominé par la mondialisation, que peuvent le Gabon ou la Guinée Equatoriale qui pourtant ont chacun plus de 10 000 $ de PIB par habitant, quand le Cameroun dépasse à peine les 1 000 $ ? Et nous ne parlons ici que de pays dits riches de l’Afrique centrale. Que pouvons-nous, quand on sait que les échanges de l’Afrique subsaharienne, hors Afrique du Sud, représentent à peine 6% des échanges mondiaux, soit moins que les échanges de la petite Belgique ? Se rappelle-t-on qu’avant sa guerre, la Corée avait le même PIB que le Kenya ? Nous déplorons sincèrement que le franc CFA soit assujetti à la France. Mais, lorsque certains d’entre nous réclament des monnaies nationales,nous pensons quant à nous qu’ils réagissent par émotion, sans avoir approfondi leur analyse. Car, à tout le moins, ils oublient qu’il y a plein d'États africains qui ont chacun une monnaie nationale, sans pour autant que cela soit nécessairement une marque d’indépendance, encore moins un facteur de développement, car seule l’Afrique du Sud est membre du G20 et les autres nations africaines membres du « j’ai faim » comme on se plaît désormais à railler. Il nous semble que dans un monde où l’on parle de plus en plus de l’industrie financière, notre bataille est de nous approprier la théorie de Keynes qui considère la monnaie à la fois comme un outil de production qui doit contribuer à la création de nos richesses et comme un vecteur de transfert de ces richesses. Des monnaies sous régionales conviendraient parfaitement à notre démarche, bien plus que 52 monnaies locales représentant les 52 États africains. Le deutschemark, qui était une monnaie internationalement forte s’est sabordé au profit de l’euro. J’ai mis l’accent sur l’aspect monétaire de l’économie à cause de l’importance de la monnaie dans l’économie. Et il n’y a d’indépendance réelle que s’il y a indépendance économique. Des rêves oui, mais pas des chimères !
Un gros plan sur la situation économique du Cameroun et du monde. Pourquoi n´arrivons-nous pas à nous développer économiquement, malgré toutes les richesses que nous avons ?
C’est une question de volonté, de choix et de courage politiques, bref, de gouvernance le ventre mou de nos dirigeants. L’un des moteurs du développement est la démocratie, qui induit la sanction, la contradiction, le dialogue, le respect de l’autre, l’autocritique, la remise en cause et l’innovation. Je tiens ici à stigmatiser la résistance, l’aversion à la démocratie de nos dirigeants. S’ils aiment tant soit peu leur pays, s’ils pensent à l’avenir de leurs propres enfants et ne serait-ce qu’un tout petit peu à celui de la jeunesse toute entière, ils sont condamnés à être des démocrates. Je pense que si nous avons des politiciens en Afrique, par exemple, celui qu’on surnomme désormais le boulanger d’Abidjan en est un, nous manquons cruellement d’hommes politiques dignes de ce nom. Pour moi, un homme politique doit avoir une vision d’ensemble de son pays et situer celui-ci par rapport à son environnement afin d’anticiper, étant entendu que tout action politique doit se projeter vers l’avenir. Gouverner c’est prévoir, mais c’est aussi avoir une part de rêve et également une dose d’émerveillement émulatif par rapport à ce que l’on voit, à ce que l’on vit et qu’on ne trouve pas chez soi. Or, nos dirigeants pilotent à vue, agissent au coup par coup, sans tableau de bord, en se pliant aux injonctions des bailleurs de fonds. Ayant sans cesse recours aux solutions de facilité, ils se complaisent dans l’à-peu-près, dans le provisoire qui s’éternise, pour déboucher à la médiocrité. Je l’ai dit ci-dessus, nous avons à revisiter notre coopération internationale. Il n’y a pas une fatalité à être éternellement exploité par tout le monde. Hier c’était les seuls Occidentaux qui nous exploitaient. Aujourd’hui s’y ajoutent les Asiatiques qui pourtant ont des points communs avec nous, mais s’en sortent mieux que nous à telle enseigne qu’ils sont, de manière rampante, sur le point de nous coloniser à leur tour. Le problème n’est donc pas de fermer nos frontières à qui que se soit, mais bien d’aller jusqu’à accorder une nationalité par le sol, comme cela se pratique ailleurs, s’il est de l’intérêt de notre nation et, en particulier, exiger qu’une partie de nos richesses soit transformée sur place, condition sine qua non qui nous assurera un développement durable. Une consommation extravertie à outrance nous rendra éternellement dépendants de l’extérieur puisqu’elle nous conduit à notre paupérisation.
En tant qu'économiste de formation, quel regard avez-vous sur la situation économique camerounaise des années 50, 60, 70, 80 et 90 ?
Tout d’abord, je précise que je ne suis pas économiste, mais j’ai une formation en économie. Nuance ! Toutefois, étant donné cette mise au point et de par mon habitude de faire des audits et d’y être soumis, j’espère pouvoir m’acquitter du pensum que vous m’infligez, compte tenu de la vaste période que cela représente ! Vous imaginez-vous ? Plus de quarante années de résumé économique ! Néanmoins, vous faites bien de m’inviter à regarder dans le rétroviseur en matière de situation économique de notre pays, car cela est nécessaire pour avancer en évitant des accidents de parcours qui feraient retomber sur les errements du passé. L’occurrence nous montrera d’ailleurs que cela nous réserve aussi des surprises, car je ne suis pas de ceux qui jettent le bébé et son eau, estimant qu’il y a dualité de l’homme. Je tiens tout d’abord à souligner que je suis profondément socialiste ou, si l’on préfère, social-démocrate, selon l’acception actuelle. En tant que tel, je suis un disciple inconditionnel de John Maynard Keynes et des néo-keynésiens tel que Amartya Sen. J’estime que nous ne pouvons pas faire du libéralisme, qui plus est de l’ultralibéralisme avec les seuls capitaux des autres, sous formes d’aides et d’emprunts, qui plus est. Au demeurant, les États qui prônent cet ultralibéralisme et qui nous poussent dans ce précipice sont eux-mêmes aujourd’hui surendettés. Pourtant ils nous entraînent dans cette spirale. Les néo-keynésiens quant à eux nous proposent de disposer de nos propres atouts lorsqu’ils nous parle de l’économie du développement, où il est question de l’accumulation de cinq formes de capital (à ne pas confondre avec les capitaux), à savoir : le capital de l’Etat, qui doit se réserver ses fonctions régaliennes et des secteurs de souveraineté ou à caractère social, le capital de l’investissement public et privé, le capital de la formation, le capital de la recherche et le capital humain ou du travail. Plus il y a accumulation de ces formes de capital et plus le pays se développe. C’est ce qui explique l’écart qui se creuse entre pays développés et pays sous-développés. C’est également ce qui explique le décollage des pays émergeants. Voilà pour le principe, avant toute rétrospection des années 50 à 90 de notre économie. Pour me résumer, je crois qu’entre les années 50 et les années 70, le Cameroun a vécu une économie de rentes par ses produits agricoles, sans chercher à varier ceux-ci ni à en améliorer la qualité. Au début de cette période, la Côte-d’Ivoire, le Ghana, la Guinée Conakry et le Cameroun se situaient sensiblement dans des rangs voisins, avec des produits analogues. Aujourd’hui, la Côte-d’Ivoire et le Ghana caracolent en tête de la production mondiale du café, mais surtout du cacao, alors que le Cameroun stagne, s’il ne recule pas, par manque de performances, évidemment. Non seulement nous n’avons pas pensé à améliorer la quantité de nos produits de rentes, surtout que pour le café nous avons l’arabica produit par très peu de pays dans le monde, mais nous avons également péché quantitativement en n’ayant pas mécanisé ni automatisé notre agriculture afin d’exploiter de grandes étendues de terres. Nous n’avons pas non plus pratiqué d’assolement afin d’élargir notre gamme de produits agricoles pour devenir au moins le « grenier » de la sous- région, dont nous avons les potentialités. Savez-vous que le Cameroun produit des denrées tels que melons, fraises, pastèques, radis, betteraves, carottes, pommes de terre, salade, haricots de toutes espèces, consommées en Occident, ce qui représente un marché énorme ? Par ailleurs, nous nous sommes contentés de faire couper nos essences forestières sans reboisement ni sylviculture tout en les exportant en grumes sans en transformer une partie sur place. Comment peut-on imaginer un pays grand exportateur de bois sans école d’ébénisterie ? Des années 70 aux années 80, naît une nouvelle ère inauguré par l’exploitation de notre pétrole. A cette même période va correspondre le véritable début de notre industrialisation, de par sa variété. Car, jusque-là, en particulier dans les années 50, notre véritable industrie était les Brasseries du Cameroun, une orientation sui generis des intentions du colonisateur. La surprise qui est de taille est que le tyran Ahmadou Ahidjo, par son système d’économie mixte, va faire du keynésianisme au nez et à la barbe du néocolonialiste capitaliste. Il va également initier la « révolution verte » qui nous assurera une autosuffisance alimentaire. Le deuxième choc pétrolier interviendra au milieu des années 80. Il ruinera, aidé par la gestion calamiteuse de Paul Biya, les espoirs d’une industrie naissante dépendante de l’extérieur. Oui, nous avons été trop dépendants des économies de nos clients, un paradoxe si l’on sait de surcroît que ce sont eux qui fixent les prix des produits qu’ils nous achètent. La conséquence en est que cette crise économique a entraîné la chute des prix de nos matières premières, conjuguée avec la baisse drastique du dollar américain, principale devise de nos transactions, ce qui a conduit à la dépréciation des termes de l’échange de nos produits primaires. L’investissement public et privé avait chuté. La balance commerciale, en particulier à cause du poids des services, devenait de plus en plus dangereusement déficitaire. Tous les agrégats macro-économiques s’étaient détériorés. Les finances publiques s’étaient considérablement dégradées, occasionnant des tensions de trésorerie de plus en plus fortes. Après avoir épuisé nos réserves de change et pour combler ce Tonneau des Danaïdes qu’était devenu notre déficit budgétaire chronique, la pression fiscale va accroître au même moment que la précarité s’installera. Comme on le voit, tous les clignotants étaient au rouge. Quant aux activités halieutiques, notre hydrographie, de plus en plus polluée, voit son écosystème se détruire, le Lac Tchad se dessèche et notre littoral a de moins en moins de poissons. Personne ne semble s’émouvoir de cette catastrophe annoncée. Pourtant, à son accession au pouvoir, Paul Biya déclarera dès 1983 que le Cameroun se portait bien, ajoutant même deux ans plus tard, urbi et orbi que nous n’irons jamais aux institutions de Bretton Woods. Nous y sommes entrés de plain pied dès le début des années 90. A telle enseigne qu’en acceptant les Plans d’ajustement structurel (PAS), nos dirigeants n’ont pas perçu l’incohérence des privatisations de certains de nos secteurs de souveraineté ou à caractère social (chemin de fer, énergie, banques, transports urbains, etc.), le démantèlement de nos unités agricoles ou agro-pastorales intégrées (CDC, etc.) ainsi que des organes d’encadrement et de régulation (CAPME, FONADER, ONCPB, Crédit agricole, etc.). Est-ce de l’impéritie, du cynisme ou de l’égoïsme, toujours est-il que malgré ces échecs, les autorités camerounaises se vantent de nous avoir conduits docilement d’un pays à revenu intermédiaire à un pays pauvre très endetté. Un comble ! En matière de gestion, si nous avons à comparer Paul Biya et Ahmadou Ahidjo, ce dernier est le moindre pire, surtout que Paul Biya n’a fait que détruire les acquis économiques qu’il a hérité d’Ahmadou Ahidjo (voir ci-dessus), inaugurer certains (barrage de Lagdo, nouvelle gare de Douala, etc.) et au mieux,en finaliser d’autres (aéroport de Nsimalen, etc.). Tel est, en gros, l’état des lieux.
Que pensez-vous de la décentralisation par rapport au développement local ?
Votre question contient une partie de la réponse. La décentralisation est un outil de gestion, partant, de développement, inestimable pour notre pays. Gestion économique, gestion des ressources humaines, gestion de nos patrimoines culturels régionaux, cette diversité qui représente un énorme potentiel. Malheureusement, les pouvoirs publics n’y voient qu’une perte de leur influence, de leur autorité, que dis-je de leur mainmise sur le terrain, confondant, curieusement, surtout venant d’eux, décentralisation et déconcentration, l’un concernant les collectivités et l’autre l’administration centrale. Cette frilosité va jusqu’à taire les résultats réels des recensements et à tricher sur le nombre exact des populations régionales, pour ne pas avoir à revoir les découpages des circonscriptions électorales qui actuellement ne correspondent pas à la représentativité effective des régions.
Comment s'annonce 2011 sur le plan politique et économique au Cameroun ?
A suivre