De « L’affaire du stade » suintent toutes sortes d’émotions au sein de la communauté autochtone du quartier dit Omnisports à Yaoundé. Stade Omnisports Ahmadou Ahidjo! Par quoi commencer? Par la chose ou par sa glose?», ricane le Pr. Isidore Mama ce 13 juillet 2016. Délibérément, le directeur du Centre de réflexions ethno-anthropologiques de Yaoundé (Cerea) choisit de parler de «Mama Barbe». «Un jour avant l’éboulement de terrain survenu le 12 mai 2016 sur le site du chantier de réfection du stade Ahmadou Ahidjo, j’ai, dans le cadre de mes enquêtes de terrain, observé cette vieille dame. Du fond de sa gorge s’élevait une voix. Une voix changeante, avec des intonations tantôt enfant, tantôt pleine de précautions, tantôt impérieuse, tantôt mère infernale, tantôt oiseaux.A ce jour, je suis incapable de repérer quels animaux sortaient de son corps, lorsque s’en extrayait pendant un temps suspendu, aussi bien le hululement du hibou qu’une multitude de bruits de grenouilles, peutêtre le hurlement d’un loup. Désormais, le nom de cette vieille dame est d’emploi tragique dans le chantier», raconte le mandarin. Et parmi les ouvriers, ce nom bénéficie justement d’une rumeur ésotérique depuis l’affaissement de l’aile droite de la tribune présidentielle de la cuvette de Mfandena. «C’était une vieille sorcière. Elle s’était présentée comme dernière héritière encore en vie des autochtones de ce lieu. C’était le 11 mai 2016. Elle avait beaucoup bavardé. Elle disait notamment que les gens d’ici n’ont pas eu ce qui leur revient. Le jour suivant, un camarade trouvait la mort ici», raconte Julius Anchong, technicien de génie civil. D’autres témoignages révèlent que la veille du drame, «Mama Barbe» avait déchiffré la misère des autochtones de Mfandena (les Emombo) et mesuré le temps d’attente de ces derniers depuis l’entame des années 1970. Et pour tout couronner, elle avait déroulé un vaste lexique d’injures en langue éwondo pour maudire les travaux de réhabilitation de l’infrastructure.
Boulimie foncière Sortie du domaine «sorcier», cette scène fournit une clé à résonnance historique. «Depuis 1970, on nous berce avec des locutions figurées comme: «ça arrive… C’est déjà sur la bonne table»… Et nous allons faire comment? Il faut bien vivre! La filouterie des pouvoirs publics a ouvertsnos yeux».Tout savoir des mots et de leurs significations donne à lire les pratiques foncières ici à Mfandena. Sous couvert d’anonymat, un dignitaire traditionnel fait remarquer que «la construction du stade Ahmadou Ahidjo a enseveli le sens de la retenue chez ses congénères». Il ajoute même que «c’est une survivance qui convoque la vente désorganisée des espaces». Ici, souligne-til, la valeur marchande des terrains colonise les familles. Le phénomène est d’autant plus ouvert que certains marqueurs identitaires déclinent chaque jour. A en croire un chef de 3è degré, plusieurs familles se tiraillent entre deux figures: celle du matriarcat qui tend à supplanter le patriarcat. «Tout Mfandena ploie sous le poids d’un défaut d’individualité. Et cela dénonce à la fois le désir des gens de voir les porteurs des traditions se taire. A cela, s’adjoint la fatalité», fulmine un notable. A l’écouter, ce dernier a autre chose en miroir: les catégories qui se combattent. Il y a les inconditionnels, ceux qui collectionnent les faux titres de propriété. Il y a ceux qui s’identifient aux ancêtres et se voient au même âge. Il y a des cousins éloignés qui, vierges de «l’affaire du stade», semblent la découvrir et nourrissent des appétits carnassiers. Et il y a ceux qui,transpercés par la misère et le chômage, accusent, culpabilisent les vrais ayants-droit, soustraitent les vrais enjeux et soulèvent la haine. «Chaque année, ponctue un autre notable, les affaires de terrains font leurs lots de morts ici».
Au créneau Reste que la fin tragique des uns n’autorise pas la distanciation des autres. Nombreux sont ceux qui ont tenté des relectures, des recontextualisations, des reconsidérations de peur que le temps ne masque définitivement le problème des indemnisations. «Depuis 1971, renseigne un patriarche, les ex-propriétaires terriens n'ont jamais reçu la totalité de leur dû. Alors que le plan d'aménagement du site laisse voir que le chantier n'a pas été achevé, ou mieux que le terrain n'a pas été exploité selon le plan initial, les autochtones assistent plutôt à une poussée concurrentielle de bâtisses privées sur un terrain supposé servir appartenir à l'Etat pour cause d'utilité publique. C’est la raison pour laquelle nous écrivons aux autorités».Ces derniers temps, on n’en finit pas avec les plaintes et les lettres ouvertes au président de la République. L’engouement épistolaire vers Paul Biya mesure tout le désordre des familles autochtones de Mfandena. «Aujourd’hui, affirme une élite, les uns écrivent, demain d’autres font la même chose à leur insu. On vit ici dans une sorte de campus où se mélangent les indécis, les gens de bonne foi et des traîtres. Tout ce monde joue le jeu». A décrypter ce jeu, il y a mille retours en arrière, hésitations, hoquets. «Dans cette affaire d’indemnisations, blague un chef traditionnel, nous prenons nos plumes au quart de tour pour écrire au chef de l’Etat, mais en passant par mille détours. A l’endroit et à l’envers, des histoires de jetons font du bruit sous la cuvette de Mfandena». Selon lui, la scène ne donne plus à voir rien d’autre qu’une suite enivrée de manipulations grossières et spontanées. Il pointe sournoisement une baraque où s’affichent des graffitis: «Je ne suis pas un faux Emombo», peut-on lire. On raconte que l’auteur de cette phrase est l’homme de main de ceux qui, de temps en temps, «passent à la caisse à Etoudi». Ressasser les montants et les donateurs: «on retrouve cette addiction dans la presse», à en croire un octogénaire. Ancien professeur des écoles normales, il dit avoir appris dans un tabloïd que «pour conjurer le mauvais sort que semblent traîner les Lions indomptables sur cette aire de jeu, Samuel Eto’o Fils et le ministre Mbarga Mboa ont versé des millions et égorgé des boeufs pour les Mfandenois». Bien plus, il soupçonne vertement une clique de personnes: «ce qui est sûr, il y a des gens qui touchent de l’argent». Ailleurs dans le quartier, on tombe sur des phrases comme «ils ne font rien avec cet argent», «regarder leurs vieilles habitations», «c’est une bande d’escrocs». Psychose Dans ce continuum, personne ne parle à visage découvert. Devant les reflets biaisés que projettent les gens d’ici, on découvre que ce qui n’aurait pu être qu’un tragique fait divers devient une affaire criminelle autrement singulière. A décharge, la toile de fond brosse un quotidien glaçant. «Chaque fois que quelqu’un cite des noms, c’est la mort à la fin de la journée», obtient-on d’une mère de famille.