Me Hippolyte Meli - sur le Tribunal Special: “Un monstre judiciaire est né”
YAOUNDÉ - 13 Janvier 2012
© Claude Tadjon | Le Jour
Le président de l’assemblée générale de l’Ordre des avocats du Cameroun jette un regard critique sur le tribunal criminel spécial créé pour lutter contre les détournements de deniers publics. Voilà le “monstre judiciaire“ qui est né de la loi créant le Tcs. Il éveillera certainement chez les détourneurs potentiels la crainte de la césarienne! Ou peut-être l’hésitation à détourner au-delà de ses capacités financières.
© Claude Tadjon | Le Jour
Le président de l’assemblée générale de l’Ordre des avocats du Cameroun jette un regard critique sur le tribunal criminel spécial créé pour lutter contre les détournements de deniers publics. Voilà le “monstre judiciaire“ qui est né de la loi créant le Tcs. Il éveillera certainement chez les détourneurs potentiels la crainte de la césarienne! Ou peut-être l’hésitation à détourner au-delà de ses capacités financières.
Le tribunal criminel spécial de Yaoundé n’est pas une nouveauté. A votre avis, pourquoi avait-il été supprimé?
Il est vrai qu’une telle juridiction a existé dans l’ordre judiciaire de notre pays. Les parlementaires en ont d’ailleurs été informés au cours des débats parlementaires relatifs à la discussion du projet de loi portant création d’un tribunal criminel spécial. Ce fût l’œuvre de la loi du 04 avril 1961 créant un tribunal criminel spécial publiée au journal officiel en 1961, page 532, modifiée par ordonnance du 31 mars 1962, abrogée par la loi fédérale du 09 novembre 1962, portant répression des infractions relatives à la fortune publique. Ce tribunal criminel spécial a été supprimé par les dispositions abrogatoires de l’ordonnance du 26 août 1972 portant organisation judiciaire. Il vient d’être remis à nouveau dans le système judiciaire du Cameroun par les deux textes promulgués le 14 décembre 2011 et publiés le 15 décembre 2011. Ce tribunal a été supprimé en 1972 parce que les actes de corruption ou ceux susceptibles d’être appréhendés par les dispositions de l’article 184 du code pénal avaient disparu des comportements sociaux quotidiens des gestionnaires de la chose publique. Il avait été supprimé à mon sens parce que ses règles de fonctionnement ne répondaient plus aux exigences de l’Etat de droit issu de la Constitution unitaire de 1972: le préambule de cette Constitution garantissait aux citoyens camerounais, des droits et des libertés publiques. Ces droits et libertés étaient compatibles avec les instruments juridiques internationaux ratifiés par le Cameroun. Ils étaient du reste incompatibles avec le système des procédures sommaires et liberticides appliquées devant le tribunal criminel spécial. Qu’est-ce qui peut justifier sa réhabilitation? Nous avons pris connaissance de l’exposé des motifs des deux textes qui instituent aujourd’hui le tribunal criminel spécial (Tcs), ainsi que des compte-rendus des discussions parlementaires. Nous notons une regrettable distance entre les intentions des initiateurs du texte et son contenu. C’est à l’image d’une “bouteille vide décorée d’une belle étiquette”. De manière objective, sa réhabilitation est une réaction de l’Etat et celle de ceux qui l’incarnent face à la dérive managériale des biens publics et leur souci de sécuriser les investissements publics. Il semble que des individus soient devenus plus puissants que l’Etat en s’appropriant frauduleusement ou indûment la chose collective. Le Tcs a été conçu comme un instrument d’intimidation collective, dans le but espéré de faire peur à tous ceux qui tenteraient de tels actes. La réhabilitation du Tcs est aussi l’une des manifestations de la crise de confiance des politiques en nos juridictions civiles de droit commun. Quels sont les ressorts de cette crise de confiance? L’existence de l’article 184 du code pénal paraît insuffisante pour empêcher aux Camerounais d’hésiter à détourner et les quelques années d’application du code de procédure pénale n’ont pas permis de lutter efficacement contre le phénomène de la corruption ou des détournements des deniers publics. Les magistrats et les juridictions actuellement en charge de la lutte contre le phénomène n’ont point satisfait aux attentes des politiques, comme l’indique si bien le compte rendu des débats parlementaires. S’est-on soucié de préserver les garanties d’indépendance et d’impartialité lorsqu’il fallait élaborer le contenu du texte mettant en place la juridiction criminelle spéciale ? Nous sommes persuadés que si la deuxième chambre parlementaire était fonctionnelle, le contenu de ces textes allait certainement être revu tant sur la forme que sur le fond. Quels sont les aspects du texte qui vous inquiètent? Sur le champ de compétence du Tcs, nous avons remarqué le recul du principe constitutionnel de l’égalité de tous devant la loi. La loi du 14 décembre 2011 portant création d’un tribunal criminel spécial consacre, sans indiquer le fondement, une injustice sociale, lorsqu’elle institue désormais, en contradiction avec les dispositions de l’article 1er du Livre II du code pénal, un régime de l’inégale application de la loi pénale. Un traitement de faveur est réservé aux convaincus des infractions de détournement de deniers publics d’abord supérieur ou égal à 50 millions, ensuite à ceux qui offrirons de restituer l’argent avant le jugement. Sur la composition du Tcs, nous avons observé qu’au moment de légiférer sur la composition de la Chambre des comptes de la Cour suprême, il a été permis aux fonctionnaires non magistrats de participer au rendu des jugements des comptes. Nous notons qu’au moment de légiférer sur la composition du Tcs, le législateur n’a pas pensé faire des juges de cette juridiction des comptes, ainsi que ceux qui examinent quotidiennement le contentieux administratif des membres faisant automatiquement partie de la composition, des collèges des juges du Tcs. Or, il est difficile de juger un comptable public sans faire appel aux règles et procédures administratives, ni faire appel au régime financier et comptable. L’exposé des motifs du texte nous indique de manière laconique qu’il est prévu “la spécialisation des magistrats et des officiers de police judiciaire chargés des enquêtes“. Faut- il en déduire qu’aux yeux des initiateurs de ces textes ou bien qu’aux yeux de notre législateur, les valeureux magistrats que nous connaissons qui ont conduit jusqu’alors, les procédures de ”l’Opération épervier“ manquaient cruellement de connaissances suffisantes ou de capacités intellectuelles nécessaires, pour la conduite de ces procès? Pourquoi une telle suspicion? Et que dire des garanties d’indépendance et d’impartialité? Sur les garanties d’indépendance et d’impartialité, le Tribunal criminel spécial admet une intrusion du Garde des Sceaux, ministre de la Justice après la saisine des juges d’instruction ou des juges du jugement. Cela est inadmissible pour les droits de la défense, surtout le droit pour chaque citoyen d’être jugé par un tribunal indépendant et impartial. Notons pour terminer sur ce chapitre relatif aux circonstances susceptibles de perturber l’indépendance du Tcs, que les dispositions qui prévoient des poursuites disciplinaires à l’égard des magistrats et officiers de police judiciaire, qui n’auraient pas respecté les délais de procédure, sont génératrices d’une peur permanente. La peur est une faiblesse qui ne met plus le magistrat à même de respecter son serment. C’est une faiblesse incompatible avec l’exercice d’une fonction juridictionnelle. Les juges du Tcs seront-t-ils encore des juges? Sur le libre exercice des droits de la défense devant le Tcs, aucun magistrat, même juge d’instruction ordinaire, ne pourra être admis à exécuter une commission rogatoire, devenue un acte d’exclusive compétence des officiers de police judiciaire “spécialisés“. Triste sort réservé au contenu du pouvoir juridictionnel du juge d’instruction du Tcs! Dans ces conditions, ce sera une fiction de croire que les personnes arrêtées et poursuivies du chef des infractions de détournement de deniers publics relevant de la compétence du Tcs seront conduites devant un juge indépendant qui conduira le rassemblement des preuves. C’est ainsi que seront légitimées au cours de l’instruction préparatoire toutes les atteintes imaginables aux droits de la défense. A quoi servirait l’exercice du ministère d’avocat pendant cette phase préliminaire du procès, si tous les acteurs de la procédure tolèrent tous les vices qui conduiront à un procès inéquitable? Invoquer des irrégularités et des vices de procédure par l’avocat à ce stade de la procédure ne serait qu’un acte professionnel qui énerverait le juge d’instruction, bousculé et tenu par des délais, et sur lequel pèse la menace des poursuites disciplinaires. Tel est le sort réservé désormais à la personne poursuivie devant le Tcs. Ainsi, la défense sera une défense réduite au cautionnement de toutes les violations des droits des justiciables devant cette juridiction avec pour seule espérance que la Cour suprême, saisie par les pourvois en cassation, rétablisse les équilibres rompus, sauve et sauvegarde les libertés individuelles. Que dites-vous de la polémique sur les véritables causes de la lenteur judiciaire? Il est aujourd’hui soutenu que si la justice est lente, c’est à cause des justiciables et des avocats. Demain, il sera certainement soutenu que si la justice est chère, ce sera toujours à cause des avocats et que la conséquence logique serait de dissoudre probablement le corps des avocats. Le texte créant le Tcs est plus explicite cette fois-ci en phase de jugement sur l’annihilation des droits de la défense: D’abord, le compte rendu des débats parlementaires relève que les lenteurs judiciaires qui font douter de la sérénité de la justice “sont dues à la fois aux mis en cause qui, très souvent, soulèvent des exceptions interminables dont la réponse conditionne la suite de la procédure et au souci constant de la justice d’observer les droits de la défense consacrés par le Code de procédure pénale“. Ensuite, l’article 10 alinéa 4 ainsi libellé: «Les exceptions de procédure, y compris celles relatives à la compétence, sont jointes au fond.» Il faut entendre ici par exceptions les incidents et toutes questions préalables qui peuvent empêcher l’examen au fond des procédures soumises à l’examen du Tcs. Aux termes du récent texte, pendant que la détention du mis en cause se poursuit allègrement, toutes les exceptions relatives à la violation de ses droits, y compris l’exception d’incompétence, sont jointes au fond. C’est bien parti pour que les députés hommes d’affaires bénéficiaires des marchés publics se réjouissent de leur œuvre, car leur immunité n’aura aucun sens devant le Tcs. Ils ne s’en prendront à aucun avocat. La défense restera et demeurera impuissante quant à invoquer leur immunité, question désormais jointe au fond. Personne n’est épargné, les membres du gouvernement compris, même pas le président de la République: les exceptions seront toujours jointes au fond! Hypothèse d’école, mais pas impossible, au cas où un garde des Sceaux, ministre de la Justice devenu comme veut le texte “le détenteur de la guillotine“, se rebelle contre sa haute hiérarchie et devient non conformiste. L’on attendra le jugement au fond, sauf à accepter la restitution de ce dont on est accusé, même si l’accusation est fausse. Voilà le “monstre judiciaire“ qui est né de la loi créant le Tcs. Il éveillera certainement chez les détourneurs potentiels la crainte de la césarienne! Ou peut-être l’hésitation à détourner au-delà de ses capacités financières. Une certaine politique législative qui s’est imposée pour faire face aux situations graves et dangereuses! Lors de l’élaboration du texte, l’assemblée générale des avocats a-t-elle été consultée? Non. Aucun texte ne soumet le gouvernement de la République à une telle procédure, le Barreau n’étant pas encore une institution consultative. Les bonnes pratiques, les règles de bonne gouvernance auraient sans doute commandé la consultation technique de cette corporation importante de la société civile. De ce point de vue, le texte est intervenu comme une législation d’embuscade. Pendant que se déroulaient les travaux d’un atelier de validation du projet du nouveau code pénal, loi pénale de fond non encore adoptée, qui contient des aspects qui influenceront certainement le Tcs, l’Assemblée nationale se réunissait en session extraordinaire convoquée d’urgence pour examiner ses deux textes fondateurs. Les vagues et les remous suscités aujourd’hui par ces textes démontrent que certains aspects auraient dû être corrigés si le texte avait été soumis à l’avis du barreau. Désormais le temps d’intervention de l’avocat dans la procédure est limité par la question des délais. Que vous suggère cette évolution? C’est exact. Mais nous disons le temps à l’action de défense. Par exemple, le temps de parole de l’avocat n’est pas limité, nous nous demandons si le Tcs où les juges sous la menace permanente de sanctions disciplinaires, nous permettront de plaider pendant 180 jours? Pour l’enquête, les officiers de police judiciaire spécialisés ont 30 jours renouvelables deux fois, soit environs 90 jours. Pour l’information judiciaire, le juge d’instruction a 180 jours. Pour le jugement, le Tcs a six mois pour entendre l’accusation et la défense, pour se former une conviction et rendre sa décision. Précisons qu’elle doit être rédigée et motivée pour faciliter l’exercice du pourvoi en cassation, unique voie de recours admise, dont l’instruction dure 60 jours. Le temps de toute la défense se trouve compris dans ces délais, mais dans les conditions d’exercice telles que décriées ci-dessus. L’avocat devant le Tcs est réduit à conduire son client à l’échafaud et de se borner à rendre compte à sa famille? Comment ce tribunal criminel spécial va s’articuler avec les juridictions de comptes? Nous nous posons aussi la question. Les juridictions de compte sont des juridictions civiles qui n’ont aucune influence sur le cours de la procédure pénale spéciale qui se déroule auprès du Tcs. C’est le pénal qui tient le civil en l’état. Les décisions de la chambre des comptes de la Cour suprême ordonnant des injonctions de rembourser, arrêtant les débets ou refusant le quitus de gestion devraient faire l’objet des dépôts ou transmission automatique devant le procureur général du Tcs comme les procès verbaux d’enquêtes prévus à l’article 14. En revanche, toutes les exceptions de procédure étant jointes au fond, qu’adviendra-t-il si un accusé poursuivi devant le Tcs a été bénéficiaire d’un quitus judiciaire définitif de gestion devant la Chambre des comptes de la Cour suprême, avec la levée de toutes les hypothèques légales et cautions qui frappaient ses biens pendant sa gestion? Que fera le Tcs lorsqu’il sera en présence de plusieurs rapports contraires en leurs conclusions, (rapport du Contrôle supérieur de l’Etat, rapport de l’Anif, rapport de la Conac et décisions des juridictions des comptes, etc.)? Quels sont les modes de saisine de ce tribunal criminel spécial? Le mode est unique: les ordonnances de renvoi de ses juges d’instruction. Cela implique que l’information judiciaire est obligatoire en matière de corruption ou détournement de deniers publics et infractions connexes relevant de la législation pénale interne ou internationale. L’enquête judiciaire est également obligatoire : elle se déclenche sur ordonnance ou sur ordre du procureur général près le Tcs, à la suite de toute plainte, toute dénonciation ou toute requête. |
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