Vous
avez été victime d’un emprisonnement arbitraire et des tortures dans
les cellules de la DGRE, de la police judiciaire, du commissariat
central N°1 de Yaoundé, et de la prison de Kondengui. Vous avez été
innocenté après quinze mois de séquestration arbitraire à la prison
centrale de Yaoundé Comment vous sentez-vous après ce supplice?
On a masqué mon bâillonnement et ma torture dans les geôles
camerounaises d'avril 2011 à août 2012 sous une fallacieuse accusation
d’arnaque de quatre milliards de FCFA dans «l’affaire PID». Justice a
été rendue, félicitons-nous en pour appeler à plus de justice, d’équité,
et à l’indépendance de notre Justice à travers cet exemple. J’ai le
devoir citoyen, plus que jamais, de militer avec engagement pour la
justice, l’équité, la vérité, la liberté. Pas en cachant ces stigmates
que je porte à jamais aux yeux du monde pour claironner que mon pays est
champion des droits de l’homme, que son régime est le plus démocratique
du monde pour plaire à mes geôliers.
Vous avez été arrêté pour détournement de
fonds avant d’être innocenté. Est-ce que le Tribunal criminel spécial
(TCS) n’épouse-t-il pas les aspirations que vous formulez?
Ce nouvel arsenal de répression des détournements de la fortune publique
pourra rectifier certaines tares de l’opération épervier. Il faut s’en
féliciter. L’une des évolutions étant l’accélération des procédures. Ils
sont nombreux ceux qui vont pouvoir être fixés sur leur sort assez
rapidement. Les oubliés de l’épervier seront enfin jugés. Remarquons
néanmoins que le TCS fait des détenus de l’opération épervier des
privilégiés face à la masse des détenus qui surabondent dans nos prisons
et ne demandent qu’à être aussi jugée. Quelle est la solution destinée à
cette majorité ? Nous restons dans une société de privilèges
apprivoisés par la minorité dominante. Le temps mis sans jugement ou à
batailler contre des entraves procédurales à une éventuelle libération
fini par conforter chez tout détenu, ses proches et même parfois dans
l’opinion, le sentiment qu’on est prisonnier d’un broyeur avide de sang,
dénué de tout sens de justice et d’équité. Nous supposons que le
législateur a voulu, en ce qui concerne le Tribunal criminel spécial,
impulser une véritable évolution. Pour mieux s’en convaincre, le
ministre d’Etat, ministre de la Justice, garde des Sceaux, M. Laurent
Esso, s’est voulu sentencieux à l’audience inaugurale du 15 octobre 2012
en déclarant: «Une justice trop lente s’apparente à un déni de justice,
cela est inacceptable.» Il y aura donc des condamnations certes, mais
l’heure des libérations a sonné soit par acquittement soit par la
restitution du corps du délit.
Je vous expose un seul exemple parmi des milliers à Kondengui et
jugez-en vous-même. Le cas de M. Oum Oth Jean Pierre, commandant du
quartier 13 des mineurs, qui a purgé sa peine de deux ans mais reste
maintenu au cachot depuis deux ans et demi. Il s’est fendu en
accusations de corruption, spoliation de biens contre des magistrats et
détention illégale en prison auprès du ministre de la Justice, garde des
Sceaux, du président du Conseil supérieur de la Magistrature, et enfin
du chef de l’Etat. Aucune réaction jusqu’à l’heure. Il est actuellement
devant la barre pour le même dossier judiciaire à cause duquel il a
purgé déjà sa peine d’emprisonnement. Le procès va de renvoi en renvoi.
C’est un déni de justice, c’est scandaleux.
Vous qui aviez côtoyé les prisonniers
accusés de détournement des fonds, comment ont-ils accueilli la création
du Tribunal criminel spécial?
Au-delà des critiques auxquelles le législateur a accédé par des
modifications de certaines dispositions de la loi créant le TCS, les
avis des «DDP» (Détourneurs de deniers publics, Ndlr) comme on les
appelle dans le jargon du milieu carcéral, étaient diversifiés selon les
cas. Il y en a qui ne se sentent pas du tout concernés. Convaincus
qu’ils sont des embastillés politiques et que seule la volonté du prince
de les maintenir au cachot l’emporte. Une thèse qui a conquis de
nombreux adeptes lorsque M. AtanganaMebara n’a pas pu être libéré suite à
son acquittement par le juge Gilbert Schilick. Par contre, pour
certains, le TCS est un motif de satisfaction du fait qu’ils seront tout
au moins rapidement fixés sur leurs sorts.
Personne ne se risque à dire qu’il est disposé à rembourser. On dirait
que personne n’a finalement rien détourné. Tout le monde plaide non
coupable. Cependant j’en connais qui sont prêts à acheter leur liberté,
des familles sevrées de l’affection de leurs parents sont prêtes à le
faire. Je ne donnerai pas de noms. Rappelez-vous qu’avant même la
création du TCS, l’ex-administrateur directeur général de la défunte
Camair, M. Yves Michel Fotso avait proposé à l’Etat de payer du fait de
ses responsabilités conformément à une disposition du code de procédures
pénales. Des fuites furent savamment distillées dans la presse pour
faire échec à la procédure. Le protocole de négociation transactionnelle
y relatif conservé dans le secret du tiroir d’un bureau de la
Chancellerie s’était comme par hasard retrouvé dans la rue. Ce qui a
fait croire à certains que la condamnation de M. Yves Michel Fotso était
scellée à priori.
De plus, la plupart des prisonniers concernés ont perdu confiance en la
Justice de façon générale. Le TCS est sous influence des vices
consubstantiels à l’opération épervier. Les péripéties de certaines
procédures devant les chambres criminelles des tribunaux de grande
instance et certaines expériences personnelles ont dispensé et enraciné
un sentiment généralisé d’injustice et d’épuration politique en prison.
Globalement, le TCS hérite d’un fichier « opération épervier» plein de
virus. Mais ses premiers pas ne sont pas moins attendus avec impatience
par la population carcérale dont les affaires y sont pendantes. Pour que
«le Cameroun est un Etat de droit» prenne un sens, l’équité et
l’indépendance des juges de cette juridiction doivent conquérir la
confiance des justiciables et du peuple camerounais.
Est-ce qu’il y a, de par votre expérience, des manœuvres d’obstruction à l’action judiciaire que vous pouvez dénoncer ?
Regardez l’actuel ministre de la Communication, il est de ceux
qui font obstruction à une justice équitable et indépendante par la
diffamation, l’affabulation, le mensonge. Le peuple camerounais en est
témoin, M. Issa Tchiroma Bakary a son propre tribunal où il diffame,
outrage les présomptions d’innocence, instruit des procès, profère des
réquisitoires, rend des verdicts, commente des décisions de Justice. Il a
brisé les barrières de la morale et de la décence. Des personnes
présumées innocentes sont condamnées avant même d’être jugées.
L’honorabilité, la dignité et même la liberté des personnes en dépendent
pourtant. M. Issa Tchiroma communique un type de discours toxique pour
une justice équitable et indépendante. Il est dangereux pour le TCS sur
lequel sont fondés tant d’espérance de part et d’autre. Ces manœuvres
ont fortement participé à discréditer l’opération épervier.
Je suis une victime des dérives du ministre Tchiroma. Heureusement que
la Justice l’a désavoué en établissant mon innocence. Je vais devoir
saisir les tribunaux à cet effet. La cacophonie du ministre de la
Communication dans le registre judiciaire lui a valu un rappel à l’ordre
du Premier ministre, chef du gouvernement. Archétype de manipulateur,
il est soupçonné de coups bas contre d’autres ministres. L’affaire Bibi
Ngota est éloquente. Lors de sa récente mise au point devant l’Assemblée
nationale, l’actuel ministre de la Justice, garde des Sceaux, à
l’époque des faits secrétaire générale de la présidence de la
République, a démenti avoir porté plainte contre le journaliste mort en
prison en 2010. La gestion de ce dossier par M. Issa Tchiroma avait
malencontreusement fait croire le contraire à l’opinion. M. Laurent Esso
est poursuivi comme sa silhouette par cette sombre affaire.
Marie Robert Eloundou, ex-coordonnateur de la restructuration du programme international d’encadrement et d’appui aux acteurs de développement (PID)