Au moment où c’est la grâce présidentielle qui fait le débat politique camerounais, renverse les rôles et compte remporter les dividendes politiques internes et externes inhérents à un tel geste, il nous semble important de mettre le Cameroun et les Camerounais à leur place de créanciers et de victimes, place qui fait du Renouveau National un régime débiteur car lourdement endetté envers eux.
Nous-nous soignons mieux et nous mangeons mieux. Nous sommes mieux logés et nous vivons en sécurité. Nous avons accès à l’eau potable et nos enfants sont moins au chômage. Nous-nous sentons plus libres et moins pauvres que par le passé. Le choléra chez nous est désormais une maladie fossile. Notre pays rayonne positivement sur la scène internationale en matière de bonne gouvernance et le travail de mémoire y est devenu une seconde nature. Ce type de phrases aurait pu être celui de Camerounais et de Camerounaises trente ans de Renouveau National après. Mais tel n’est pas le cas. Notre espace public brille en longueur de journée d’informations tristement célèbres relatives aux détournements tous azimuts de deniers publics, aux espèces sonnantes et hallucinantes soutirées des caisses de l’Etat, aux fuites illicites de capitaux du pays, aux procès politiques, aux emprisonnements et libérations des dirigeants camerounais les plus illustres.
Nous-nous surprenons quotidiennement à parler du Cameroun et à lire sur lui des choses plus proches des aventures d’un gang de narcotrafiquants colombien que d’un Etat moderne. Dans cette ambiance, nous sommes pris dans le tourbillon de la descente aux enfers des mœurs. Nous sommes pris dans les mailles étroites des filets d’une dictature qui tronque nos regards et, partant, étrique le débat politique relatif à la libération de Titus Édzoa et de son compère Thierry Atangana. Conséquence fâcheuse, le débat politique se rétrécit dans la problématique binaire pour ou contre leur libération, pour ou contre « les voleurs de la République », pour ou contre des peines incompressibles, pour ou contre leur faire rendre gorge.
Un tel questionnement binaire, malgré sa légitimité, appauvrit le débat politique. Il confond l’écume du mal camerounais sous Biya à la structure politique qui en détermine la tendance lourde. Il amalgame les épiphénomènes, tels la libération de prisonniers politiques, et l’énergie négative de fond qui assure la propulsion politique de ce régime depuis trente ans.
Si, après plus de trente ans de Renouveau National, les Camerounais ne mangent pas mieux, n’ont pas accès à l’eau potable, ne se soignent pas mieux, ne se logent pas mieux, ne trouvent pas facilement un emploi, n’ont pas d’électricité en continue, ne se sentent pas plus libres et ne vivent pas en sécurité, alors le débat politique doit se situer au-delà des positions binaires sus-évoquées. Il doit se focaliser sur le comment sommes-nous réduits en 2014 à ergoter sur qui a volé plus que qui au sommet de l’Etat. Il doit se demander comment un projet de société porteur d’espoir se conjugue désormais uniquement en mode carcéral. Comment et pourquoi notre pays est devenu une truanderie mondialement reconnue comme telle ? Comment et à cause de qui la mal gouvernance devient le plus grand débat de l’espace public camerounais ? Pour quoi accumuler de façon illicite et illimitée est devenue le prototype des mœurs le mieux partagé par les Camerounais au point d’être la valeur centrale vers laquelle notre société court avec célérité sans vergogne ?
Notre responsabilité est celle de citoyens témoins d’une double transformation régressive. La transformation d’un pays en « un business privé » par le club élitaire au pouvoir. Et la transformation de sa gestion politique en une forme de liquidation des biens publics. Cette situation gravissime nous oblige à éviter les débats binaires et périphériques. Nous devons être dans l’imputation des responsabilités au régime en place en posant les questions centrales et en tentant d’y apporter des réponses. Nous devons être dans l’engagement politique comme professionnels, comme militants de la société civile ou comme intellectuels producteurs de propositions alternatives en vue d’une dynamique autre que celle aux sources d’une économie politique de la misère.
Sans prétendre répondre ici à toutes ces questions dont la mise en avant consiste à indiquer vers où doivent aller nos interrogations, nous-nous attelons dans ce texte à analyser la dette multidimensionnelle du Renouveau National et de son leader envers le Cameroun et le peuple camerounais. Au moment où c’est la grâce présidentielle qui fait le débat politique camerounais, renverse les rôles et compte remporter les dividendes politiques internes et externes inhérents à un tel geste, il nous semble important de mettre le Cameroun et les Camerounais à leur place de créanciers et de victimes, place qui fait du Renouveau National un régime débiteur car lourdement endetté envers eux.
* La dette politique
Même si les promesses politiques n’engagent que ceux qui y croient et non ceux qui les font, les citoyens doivent rendre les politiques comptables de leur bilan car toute promesse est une dette. Le Renouveau National comme projet politique est une promesse de vie meilleure faite au Camerounais et au Cameroun depuis 1982 par Paul Biya et ses multiples équipes gouvernementales. Si, en 2014, ce sont les poses de premières pierres, les détournements de deniers publics, « les benskineurs », les procès politiques, le bricolage du travail de mémoire et les grâces présidentielles qui figurent au bilan politique du Cameroun des « Grandes Ambitions », alors les camerounais et le Cameroun ont été floués par un Renouveau National qui n’a pas tenu sa promesse de vie meilleure. C’est cela la dette politique de ce régime envers le peuple camerounais et envers le pays. Il faut le dire car dans un régime qui récolte des dividendes politiques tant en condamnant ses propres hauts dignitaires qu’en les sortant de prison, le pays et ses populations à qui ce régime doit des comptes sont réduits au rôle de spectateurs de la roublardise politique de l’homme du 6 novembre 1982. Lorsque qu’un peuple a cru en une promesse non tenue, lorsqu’un pays et un peuple ont souffert pendant l’ajustement structurel en « retroussant les manches », lorsque certains sont deux mètres sous terre pour avoir contesté une modification constitutionnelle, lorsque la fracture sociale est aussi béante entre les serviteurs du Renouveau National et les masses de nos quartiers populaires, ce sont les auteurs de telles situations qui sont endettés envers le peuple et le pays tout entier.
Qui plus est :
* À la place de la rigueur dans la gestion, le Cameroun a reçu les prisons pleines de ministres, directeurs et secrétaires généraux de la présidence, signes qu’aucune rigueur dans la gestion n’a jamais été à l’ordre du jour.
* À la place de la moralisation des comportements, les Camerounais ont une systématisation de « la feymania d’Etat » et de « la feymania populaire ».
* À la place du libéralisme communautaire, les Camerounais ont un programme d’émergence sans eau potable, sans électricité mais avec le retour du choléra.
* À la place d’une institution judiciaire républicaine, le Cameroun a droit à une officine mise au pas par le pouvoir pour jouer le rôle d’assureur en dernier ressort de ses incuries.
* À la place de la séparation des pouvoirs les Camerounais ont un pouvoir exécutif qui régente et inféode tous les autres à son agenda politique…
Ce n’est donc pas la grâce présidentielle accordée aux acteurs de ses propres incuries qui est la chose à privilégier dans nos débats. Le procès dont il faut traiter est celui qui met le Renouveau National à la barre et place le Cameroun et son peuple en position de jurée, de juge capable de les gracier ou non. Le bourreau social c’est le régime, le débiteur politique
c’est le régime car c’est lui qui a produit « les voleurs de la République » qu’il gracie actuellement même si une responsabilité individuelle peut exister dans un système. La victime politique c’est le Cameroun et ses populations. Payer sa dette politique envers ce peuple et ce pays exige que Paul Biya et son régime demande une grâce populaire car ce qui est fait en ce moment est assimilable à un pape qui se bénirait lui-même. Ce qui n’a aucune crédibilité. Le premier geste du pape François a été de demander aux chrétiens de le bénir en premier. Le Renouveau National se bénit lui-même via la grâce présidentielle accordée à lui-même, c'est-à-dire à ses membres détourneurs de deniers publics.
* La dette souveraine
La production de la valeur ajoutée par l’économie camerounaise est l’œuvre du dur labeur des paysans et paysannes qui courbent l’échine au soleil en longueur de journée, d’entrepreneurs qui résistent et continuent leur travail malgré la corruption endémique, d’ouvriers qui pointent à l’usine, de Bayam-Sellam qui nourrissent nos villes, de transporteurs routiers experts en routes impraticables, des travailleurs qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts dans plusieurs secteurs de l’économie camerounaise. L’espace public ne connaît pas ces Camerounais et camerounaises-là, travailleurs de l’ombre. Ce sont les noms et les exploits criminels de ceux qui doivent gérer les richesses ainsi produites qui sont connus et font l’actualité politique. Et pourtant tous les capitaux détournés par le Renouveau National par le biais de ses hauts dignitaires incarcérés, libérés ou en totale liberté, représentent une dette financière de ce régime envers le Cameroun, envers le pays qui honnêtement travaille. En conséquence, les deniers publics détournés constituent une dette souveraine qui n’est rien d’autre que de l’argent que « les voleurs de la République » doivent au Cameroun et au peuple camerounais. Cela fait du Renouveau National un régime dont la méconnaissance de la gestion saine des ressources publiques est à l’origine d’un déficit historique dans les finances publiques internes. De ce fait, si on prend en compte ce résultat, il n’a aucune légitimité pour gracier les liquidateurs de l’Etat issus de ses rangs. C’est le Cameroun via son peuple qui peut accorder une grâce tant à ceux qui l’on spolié, qu’au régime qui les a promus aux postes de responsabilité sauf à considérer que le Renouveau National et son leader sont le Cameroun.
* La dette sociale et humaine
Prendre des capitaux des caisses de l’Etat et les transférer à l’étranger entraîne plusieurs conséquences néfastes qui rejaillissement négativement sur les conditions de vie des populations. Dans un premier temps, de façon inter temporelle, ces sorties illicites de capitaux entraînent un déséquilibre au niveau de la balance des capitaux entre le pays et le reste du monde car l’argent sort plus du Cameroun qu’il n’ y entre: cela correspond à une destruction sèche de la monnaie (richesse nationale) qui aurait pu être affectée dans des investissements porteurs. Dans un second temps, les deniers publics privatisés par des dirigeants camerounais atteints de « libido accumulatrice » entraîne une baisse de l’épargne nationale de laquelle résulte à la fois la baisse des investissements privés suite à un effet d’éviction mais aussi la baisse de la consommation suite à la hausse du prix de l’argent. Troisièmement, non seulement les populations n’améliorent pas leur bien-être à cause de ce qui précède, mai aussi la fuite et la sortie des capitaux du Cameroun à cause des « voleurs de la République » obère la composante internationale de la dette souveraine car ces sorties sont autant de ressources perdues que le pays essaiera de compenser par l’endettement international. Quatrièmement, l’expansion du chômage qui en résulte est aussi une destruction de ressources humaines (la main-d’œuvre oisive), de ressources financières (les dépenses d’éducation de l’Etat qui ensuite n’emploie pas les Camerounais diplômés) et de capital humain (fuite des cerveaux au chômage sur le plan local). De ce fait, la hausse de la pauvreté et de la vulnérabilité induite par tous ces effets, les morts par manque de soin de santé, les morts par manque de moyens
financiers ou de routes viables, les paysans en souffrance qui vendent leur terre, les femmes qui perdent la vie en donnant la vie constituent la composante sociale et humaine de la dette du Renouveau National envers le peuple Camerounais.
Dès lors il va sans dire que ceux qui tritisent la dette camerounaise et se font de l’argent dessus dans les marchés de capitaux se font de l’argent sur la sueur des travailleurs camerounais, la détresse des chômeurs par absence d’investissements productifs et le sang des Camerounais morts suite à de multiples carences induites par absence d’investissements sociaux ponctionnés par le service de la dette. Le supplice de Tantale, le tonneau de Danaïdes et le rocher de Sisyphe retrouvent ici leurs multiples victimes éternellement prises dans la faillite sociale du Renouveau National. Si ceux qui sortent de prison ont des visages ravinés, vieillis et autant marqués que ceux de plusieurs Camerounais des quartiers populaires, alors cette dette sociale et humaine fait de plusieurs endroits du Cameroun une prison à ciel ouvert. Plusieurs Camerounais vivent à l’extérieur des conditions de vie pires que celles de Titus Édzoa et Thierry Atangana en milieu carcéral.
* La dette mémorielle
L’histoire politique du Cameroun ne peut se réconcilier avec elle-même qu’en instituant de façon efficace un travail de mémoire. Faute de l’avoir jamais voulu et de l’avoir toujours évité et fuit comme la peste, un marché de dupe s’installe en ce moment entre le Renouveau National et l’âme politique du Cameroun. Non seulement des amalgames (volontaires ?) sont faits entre histoire, nation et mémoire dans les discours présidentiels qui parlent de cette période du Cameroun pour mieux l’enterrer en n’en disant rien de concret, mais aussi, un flou artistique est entretenu sur l’identité de ceux qu’on appelle les héros du pays. Ils sont au mieux désignés par l’expression dignes fils et dignes filles du Cameroun et, au pire, considérés comme ceux avec lesquels la construction de l’Etat-nation ne pouvait se faire. Le déficit mémoriel chronique qui en résulte de la part du Renouveau National définit une dette mémorielle dont le régime Ahidjo est la première strate. Sortir de ce déficit mémoriel ne peut se faire que par une décolonisation de la mémoire via des manifestations annuelles (conférences, lectures de discours, films, témoignages, reconstitutions théâtrales de la vie du maquis, demande de d’accès aux documents encore classés secret défense en France) et la construction d’un panthéon national pour les héros de l’indépendance camerounaise.
Il est cependant urgent de faire des précisions. Même si on peut faire l’histoire de la mémoire, il est urgent de noter que l’histoire concerne très souvent des acteurs, des faits, des évènements et des liens entre eux. Le travail de mémoire est une affaire d’identité, un besoin de reconnaissance. De même, le devoir de mémoire est à distinguer du travail de mémoire. Le devoir de mémoire est une affaire d’Etat très souvent orientée par les régimes en place quand le travail de mémoire est le travail fait par une société sur elle–même en s’emparant subjectivement de son histoire par des manifestions récurrentes où la présence de l’Etat n’est pas nécessaire. Des deux, c’est le travail de mémoire qu’il faut privilégier car avec les Etats et les hommes politiques, nul ne sait jamais de quoi hier sera fait.