Les pro-Gbagbo font monter la tension à Abidjan
FOCUS SUR L'ACTUALITÉ
Les pro-Gbagbo font monter la tension à Abidjan(Le Figaro 12/01/2011)
Une descente dans un quartier favorable au président élu Alassane Ouattara a fait au moins quatre morts ce mardi.
À l'arrivée des deux journalistes français sur cette placette en terre battue, la foule des riverains se met automatiquement en cercle autour du corps allongé, comme pour rendre à la victime l'hommage d'une forme géométrique parfaite. Lorsque notre guide de quartier improvisé soulève le drap, le silence se fait. Le mort a une barbe blanche et des cheveux blancs. Un vieillard. Tué d'une balle dans le dos. Qui le connaît? Personne ne répond. Pas de famille? Un visiteur de passage? Notre guide nous glisse: «Il a sûrement un parent dans le quartier et c'est lui qui a recouvert le corps. Mais les gens ont beaucoup trop peur pour revendiquer publiquement, devant des étrangers, d'appartenir à la famille d'une victime des corps habillés.»
En Afrique de l'Ouest francophone, on appelle «corps habillés» tout ce qui porte un uniforme. Ce mardi matin, dès 6h30, les forces de l'ordre du gouvernement Gbagbo ont investi le quartier d'Abobo, faubourg très populaire tout au nord d'Abidjan, pour y procéder à une large opération de fouille. Les blindés de la Garde présidentielle et des Fanci (Forces armées nationales de Côte d'Ivoire) ont pris position à l'entrée du quartier, au «carrefour du PK 18» (point kilométrique 18). Les policiers et les gendarmes ont ensuite ratissé le quartier, fait de masures, de petites échoppes à toit de tôle, et de garages mécaniques improvisés à ciel ouvert. «Il était 7 heures, et soudain des corps habillés ont pénétré chez moi en criant: “ Police nationale, perquisition!” Ils ont tout fouillé, puis sont repartis. Ils ne m'ont pas montré le moindre mandat de perquisition. Ma chance est qu'ils n'ont rien volé», raconte, dans un français très correct, un homme vêtu d'un tee-shirt aux couleurs des Éléphants, l'équipe de football nationale de la Côte d'Ivoire. Il se prénomme Martial, est âgé de 36 ans et se dit «juriste». Mais, par «précaution», il refuse de donner son nom de famille. C'est un Baoulé (l'ethnie du centre, à laquelle appartenait Félix Houphouët-Boigny, le père de l'Indépendance). Comme la plupart des Baoulés, il a voté pour Henri Konan Bédié au premier tour de la présidentielle et pour Alassane Ouattara au deuxième tour du 28 novembre dernier. Prenant la foule à témoin, il veut clamer son désarroi devant le journaliste français: «On ne se sent plus ivoirien! Puisque les forces républicaines, qui sont censées nous protéger, débarquent chez nous à l'improviste, pour nous terroriser et pour ôter la vie de nos voisins.» À partir de 9 heures, Martial a entendu le quartier résonner de coups de feu et il est resté cloîtré chez lui. Lorsque, vers 13 heures, les «corps habillés» ont quitté le quartier, tous les habitants sont sortis, pour découvrir des cadavres gisant ici et là dans leur sang. Nous en verrons nous-mêmes quatre, étendus à même le sable de différentes ruelles.
L'ONU fait demi-tour
«L'ONU n'est pas venue, nous sommes livrés à nous-mêmes! se plaint un jeune étudiant. Nous n'avons pas d'armes ici pour nous défendre. Avant que Gbagbo ne vole l'élection, nous faisions confiance à la police. D'ailleurs, chacun ici a un “corps habillé” dans sa famille. Notre seule arme, c'est d'organiser des concerts de protestation en frappant sur des casseroles!»
Un homme plus âgé, habillé d'une impeccable chemise multicolore africaine, comptable de son état, vient nous interpeller d'une voix calme. «Pourquoi le Bima ne va pas déloger Gbagbo de la présidence qu'il usurpe?» Basé à côté de l'aéroport international, le 43e bataillon d'infanterie de marine rassemble depuis des décennies les troupes françaises stationnées en Côte d'Ivoire, aujourd'hui placées sous mandat de l'ONU. «En prétendant ne pas vouloir s'ingérer, la France se moque, en réalité, des Ivoiriens. Elle a appelé de ses vœux la démocratie dans notre pays, mais, quand il s'agit de passer à l'acte, elle se drape dans une pseudo-neutralité!»
Alertée par les coups de feu, une colonne de quinze véhicules de l'ONU s'est rendue en milieu de matinée en direction du PK 18. Mais, avant d'arriver aux abords d'Abobo, les Casques bleus se heurtent à quelques poignées de «patriotes» (jeunes militants pro-Gbagbo obéissant au «Général de la rue» Charles Blé Goudé), disposant des troncs d'arbre à travers la chaussée. Plutôt que de forcer ce très léger barrage, les soldats pourtant fortement armés de l'ONU s'en sont aussitôt retournés vers leurs bases, sans plus chercher à savoir ce qui se passait au cœur du quartier d'Abobo. La veille, un camion de ravitaillement se rendant sous protection de l'ONU à l'hôtel du Golf (où vit assiégé tout le gouvernement du président élu Alassane Ouattara) a été soudain assailli par des patriotes. Les Casques bleus ont regardé le pillage se faire sous leurs yeux, sans même daigner descendre de camion…
Grand terrain vague
Quelles sont les raisons de cette soudaine descente massive de «corps habillés» sur ce quartier d'Abobo ayant largement voté en faveur de Ouattara? Charles Blé Goudé avait annoncé qu'il tiendrait un meeting en faveur de Gbagbo à ce qu'on appelle ici le «Parlement» d'Abobo, sorte de grand terrain vague où les citoyens avaient pris l'habitude de tenir leurs joutes politiques. Le ratissage du quartier était sans doute donc une mesure préventive, destinée à ce que ce rassemblement progouvernemental puisse se faire sans anicroche. Au retour vers Abidjan, nous sommes passés devant ce terrain, où traînaient quelque deux cents «patriotes». Mais pas de meeting. À la nouvelle des tirs des forces de l'ordre, Blé Goudé avait préféré l'annuler.
Laurent Gbagbo ne cesse de répéter qu'Abidjan revit désormais normalement, ce qui n'est pas faux si l'on en juge par la circulation aux heures de bureau. Mais ce calme, cette «normalité», doit à l'évidence beaucoup à l'énergie de ses omnipotents «corps habillés»…
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Des milliers de réfugiés affluent au Liberia
Le camp de Laurent Gbagbo a rejeté, ce mardi, tout gouvernement d'union avec son rival Alassane Ouattara comme président ivoirien, un compromis proposé par l'ambassadeur de M. Ouattara à l'ONU. « C'est de la diversion», a déclaré à l'AFP Pascal Affi N'Guessan, président du Front populaire ivoirien (FPI), le parti de M. Gbagbo. «Ce qui est non négociable, c'est la victoire de Laurent Gbagbo, élu et proclamé, qui gouverne le pays», a dit M. Affi. À l'issue de la présidentielle du 28 novembre, Alassane Ouattara a été reconnu comme chef de l'État légitime par la quasi-totalité de la communauté internationale. Le premier ministre kényan Raila Odinga, médiateur de l'Union africaine (UA), est attendu pour la deuxième fois en Côte d'Ivoire «jeudi ou vendredi». Quelque 600 Ivoiriens fuient chaque jour leur pays pour se réfugier au Liberia, par crainte de violences, a indiqué ce mardi le Haut-Commissariat de l'ONU pour les réfugiés (HCR). «Il y a désormais quelque 25 000 Ivoiriens au Liberia», a expliqué un porte-parole du HCR à Genève.
Par Renaud Girard
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