Les fous envahissent la ville de Douala
8 heures. De fines gouttelettes d’eau tombent sur Douala en ce début de matinée d’Avril. Nous sommes dans les artères de la ville de Douala. Une femme, la trentaine environ attire notre attention. Pieds nus, tête rasée, habillée en aillons très sales laissant apparaître tout son corps, elle fouille dans un bac à ordures. Tout à coup, elle sort de cette saleté une mangue pourrie qu’elle commence à manger tout en chassant les mouches qui assaillent son butin.
Après avoir fini de manger, elle continue à fouiller dans les ordures jusqu’à ce qu’un groupe de gamins vienne l’importuner. " Ndome épapalla " (Ndome la folle) disent ces bambins en chœur. Subitement, elle se retourne, murmure quelques mots incompréhensibles avant de les poursuivre. Ces enfants, Ndome ne les attrapera pas, puis qu’autre chose attire son attention au cours de cette course : un sachet d’ordures qu’une ménagère vient jeter le long de la chaussée.
Elle s’arrête et commence à chercher on ne sait quoi dans ce sachet rempli de restes de nourritures, et d’autres pacotilles. A l'image de Ndome, les malades mentaux sillonnent les rues de Douala du matin au soir. Ces malades mentaux deviennent de plus en plus nombreux : ils sont au centre ville, sur les bancs publics, dans quartiers populeux, aux abribus, bref, ils sont partout à Douala, sans protection sociale, sans nourriture, sans assistance, sans abri, et sont ainsi exposés à tous les écueils de la vie.
L’analyse des experts
D’après le Docteur Jean-Louis JON neuropsychiatre à l’hôpital
LAQUINTINIE de Douala, « la maladie mentale est une altération de
l’état de santé relative au psychisme et aux fonctions intellectuelles.
Elle est aussi une perturbation qui affecte la pensée, les sentiments,
ou le comportement d’une personne à un tel point que sa conduite devient
incompréhensible et inacceptable pour son entourage. L’individu est
affecté autant dans son équilibre personnel que dans ses relations avec
autrui » (source : quotidien Cameroon Tribune).
A la question de savoir les causes de la recrudescence des maladies mentales à Douala, Dr Guy-Parfait Songue, sociologue répond : «Elles (les causes) sont multiples. La première, c’est que nous sommes dans une société qui est de plus en plus désacralisée. Cela veut dire que Douala est devenue un point de rencontre de beaucoup de marges et de marginalités. Et qui dit marginalité, dit explosion ou encore nucléaire dit également désolidarisation. L’individu prime beaucoup sur le groupe. Ce qui fait que les plus faibles sont laissés en rade.
Deuxième aspect, du fait de la pauvreté, les familles n’ont plus les moyens de garder chez elles les membres qui sont atteints de maladies mentales. Ce qui fait que le manque de moyens explique un peu cet écart. L’autre écart, la maladie mentale était liée à un phénomène que l’on pouvait expliquer en psychologie, en psychanalyse etc. mais aujourd’hui il y a des malades de la drogue c'est-à-dire des gens qui en usant de la drogue se sont mis à l’écart de la société. Donc, à coté des maladies liées à une pathologie psychologique ou psychanalytique tel le traumatisme etc., on peut parler des maladies liées à des drogues (composant chimique capable de perturber les communications neuronales) ou à des drogues dures (cocaïne, héroïne, ecstasy) ; et ces gens là par la force des choses deviennent des malades mentaux parce qu’ils n’ont plus les mêmes réflexes que ceux des autres composantes de la société.
Donc parmi les causes, il y a la désolidarisation, le traumatisme, les drogues dures, mais aussi les malades qui quittent leurs villages ou régions pour venir s’installer dans la capitale économique
Docteur Berthe Lolo, psychiatre, (la psychiatrie se définit comme une partie de la médecine chargée de repérer, de soulager et de traiter les maladies mentales), ajoute quant à elle : « l’une des causes principales des maladies mentales est la drogue. Actuellement, les jeunes en consomment beaucoup. Et comme vous le savez, la consommation de la drogue peut entraîner une décompensation. Les drogués sont ainsi prédisposés à présenter une pathologie mentale. L’autre point essentiel est le manque de prise en charge des malades.
Quand on est atteint d’une maladie mentale parce qu’il y’en a beaucoup quand même, on présente des troubles de l’humeur, on a aussi des hallucinations, une altération de la perception du réel, on est perturbé…, et tout ceci nécessite beaucoup de frais. Et si toutefois la famille du malade n’est pas courageuse, elle lâche du lest et laisse le souffrant partir. Ce qui fait que beaucoup de malades errent partout. En plus, même les malades qui se font internés par leurs propres familles ont le même problème. Une fois qu’il y a du mieux, adieu l’hôpital. Ce n’est que lorsqu’ils rechuteront qu’on les reverra. La majorité des malades ne respecte pas leur rendez vous. Egalement, il y a le manque criard de centres psychiatriques ».
L’Eglise et la tradition
A coté des psychiatres, il y a les guérisseurs traditionnels
qui même si on ne le dit pas sont beaucoup consultés à la recherche
d’une guérison tant attendue. Ainsi, ils sont en contact permanent avec
les malades mentaux, tout comme les psychiatres. Docta Soulé est un
guérisseur traditionnel depuis plus de 15 ans. Son autel domestique
installé à l’arrière cour de sa demeure et qui est composé de petits
canaris remplis de liquide noirâtre, de cornes décorées de cauris, en
dit long sur ses pouvoirs mystiques. Assis sur une peau de chèvre,
chapelet à la main, notre interlocuteur qui habite New-Bell, l’un des
populeux quartiers de Douala, évoque le manque de croyance chez certains
de l’existence des Esprits de la folie ainsi que certaines pratiques
mystiques. « Certaines personnes sont devenues folles à cause de leur
négligence.
Les Djinns (créatures issues de croyances, de traditions sémitiques. Ils sont en général invisibles pouvant prendre différentes formes. Ils ont une capacité d’influence spirituelle et mentale : wikipédia) existent bel et bien. Et tout le monde en a. Mais le problème est que certains n’y croient pas tout simplement. Ils attendent d’être attaqués par les Djinns pour venir ici. Parfois ils ont la chance d’être guéris mais tel n’est pas toujours le cas. Parce que parfois ils viennent ici trop tard lorsqu’ils sont désespérés. Pour dire donc que les causes ne sont pas simplement la drogue, les traumatismes …il y a aussi les Djinns et la sorcellerie (elle désigne tout ce qui est considéré comme surnaturel sans appartenir à la religion officielle : wikipédia). Beaucoup de gens font recours à la sorcellerie pour rendre fou quelqu’un. Parfois des personnes viennent jusqu’ici me demander ce genre de pratiques et même si je ne le fais pas d’autres peuvent le faire », affirme le marabout sexagénaire.
Le choix des parents pour soit la médecine traditionnelle ou moderne, soit les prières de guérisons chrétiennes ou musulmanes dépend de la conviction culturelle et religieuse, et des moyens financiers. Les thérapeutes religieux et traditionnels n'exigent pas de grosses sommes d'argent. Presque tous le font à titre symbolique: "Nous avons séjourné à Laquintinie durant près d'un mois. J'ai épuisé tout l'argent que j'avais. Les médicaments à l'hôpital coûtent très cher. La santé de mon épouse ne s'améliorant pas, j'ai décidé d'essayer la médecine traditionnelle", confie l'époux d'une malade. Les familles ont donc recours à l'une ou à l'ensemble des trois thérapies spirituelles avant ou après celle moderne.
De graves consequences dans la societe
L’aggravation de ce phénomène est à l’origine de beaucoup de
conséquences. L’une des principales conséquences est la dégradation de
la considération, du respect qu’on avait en vers l’homme, la perte de
nos valeurs ancestrales qui sont entre autres la solidarité et le
respect de la dignité humaine. Roosevelt disait : "la civilisation d’un
pays ne se mesure pas à la hauteur de ses gratte-ciels mais justement à
la façon dont les couches les plus vulnérables sont traitées." Et
justement depuis quand en Afrique on laisse les gens qui ont perdu la
raison tout nus ? Je crois que cela n’est pas notre société. Nous devons
retourner en arrière pour essayer d’intégrer ces malades qui restent
nos semblables.
En tout cas quelle que soit la cause de l’ascension du phénomène de la
folie dans notre pays, le constat reste le même. La capitale économique
camerounaise est envahie par des malades mentaux. Une situation qui
pousse à s’interroger sur l’avenir du pays face à l’ampleur de ce
phénomène susceptible de freiner l’élan de développement du pays.