La
voracité boulimique et insolente de nos dirigeants, l’arrogance et la
condescendance avec lesquelles ils traitent et spolient leur peuple ont
fait de nous la risée du reste monde et donné raison à ceux-là qui nous
affublent du sobriquet peu glorieux de républiques bananières,
c’est-à-dire de pays apparemment démocratiques, mais régis par des
intérêts privés de la prévarication.
Ici, l’appareil étatique, corrompu à tous les échelons, permet à une
caste détenant tous les pouvoirs de s'y maintenir indéfiniment par
divers moyens: corruption, détournement ou captation des revenus
économiques par appropriation ou surtaxation ; maintien des populations
dans la terreur grâce à une police, une milice ou une armée au service
exclusif du pouvoir ; élections truquées assurant aux caciques leur
réélection quasi-automatique. Sous des apparences de républiques
constitutionnelles, ces pays sont en réalité des dictatures brutales et
totalitaires.
Les récentes affaires de biens mal acquis de certains dictateurs et des
mallettes de la Françafrique finançant les élections des présidents
français sont venues mettre au jour la démesure et l’obsession
d’accumulation effrénée de ces satrapes qui ont privatisé l’Etat, qui se
comportent en propriétaires des biens publics qu’ils utilisent selon
leurs critères idéologiques et leurs valeurs et leur bon vouloir.
On n’exagèrerait pas en disant que « Tout pour moi et rien pour les
autres » est leur devise, tant leurs richesses sont proportionnelles à
la misère de leur peuple. Par « moi », nous entendons la famille au
sens large, les courtisans, les affidés, les divers commensaux, les
multiples connexions maffieuses qui gravitent autour d’eux, bref, «
l’entourage », cette minorité régnante, prédatrice et prévaricatrice
dont toutes les actions, les faits et gestes ne sont motivés que par un
désir incompressible d’accumulation, de thésaurisation, de domination
provocatrice et de puissance. L’ampleur, les mécanismes, les
conséquences et l’explication de ces comportements qui puisent dans
l’indécence nous interpellent.
a) L’ampleur du phénomène
L’ampleur des avoirs et biens des dictateurs défie
l’imagination et le bon sens et constitue un véritable enjeu de
développement. On en a vu construire des châteaux de mille et une nuits,
ouvrir des centaines de comptes bancaires ici et dans les paradis
fiscaux et judiciaires, acheter des immeubles de luxe dans les grandes
villes du monde pour le simple plaisir de la possession, aligner de
grosses cylindrées dans leurs garages, sans égards envers leurs peuples
qui croupissent dans une misère abjecte et innommable.
Ne parlons pas de leur train de vie démentiel avec gadgets aux prix
astronomiques et de récurrentes vacances avec femmes, enfants et amis et
maitresses dans les hôtels les plus luxueux des métropoles
occidentales, ce qui a suscité la réaction de certains intellectuels de
par le monde.
Nous pouvons citer entre autres l’universitaire Raymond Baker
(Capitalism’s Achilles Heel, 2005 ou Le Talon d’Achille du capitalisme),
l’écrivain Philippe Madelin (L’or des dictatures, 1993) et Anne Muxart
qui en 2002 a écrit une « thèse sur la restitution internationale des
biens publics détournés par d’anciens chefs d’Etat ».
Le Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement (CCFD-Terre
Solidaire) qui a produit deux rapports à ce sujet intitulés
respectivement « Biens mal acquis profitent trop souvent et Biens mal
acquis : A qui profite le crime ?), explique le mécanisme de
détournement de fonds publics par une trentaine de dirigeants des pays
pauvres, notamment africains et indique qu’au cours des dernières
décennies, les avoirs volés par ces dirigeants pourraient représenter
entre 105 et 180 milliards de dollars, soit plusieurs fois ce que les
pays reçoivent chaque année au titre de l’aide des pays riches. Pour
leur part, la Banque mondiale et les Nations unies estiment qu’entre 20
et 40 milliards de dollars fuient chaque année les pays en
développement du fait de la corruption.
M. Michel Camdessus, l’ancien Directeur du FMI estimait plutôt ces
pertes à 1.000 milliards et, selon l’Union Européenne, « les actifs
africains volés détenus dans des comptes à l’étranger équivalent à plus
de la moitié de la dette externe du continent ». Après avoir relevé que
la fortune de 05 à 06 milliards de dollars amassée par Mobutu au Zaïre
(RDC) équivalait au PIB du pays on peut comprendre pourquoi ébahi, Le
Monde du 31.01.2008 présente la situation en ces termes :
« C’est un monde enchanté où l’on vogue d’une villa de 09 pièces avec
piscine à Nice à un hôtel de l’Ouest parisien. Un univers surréaliste
peuplé de Bugatti payées cash plus de un million d’euros. Un microcosme
constellé d’une myriade de comptes bancaires. Oligarques russes ? Rois
du pétrole saoudiens ? Stars d’Hollywood ? Non : chefs d’Etat africains
producteurs de pétrole pour la plupart, mais dont les populations
comptent parmi les plus pauvres de la planète »
Il mentionne un hôtel situé entre les Champs Elysées et la plaine
Monceau à Paris, acquis le 15 juin 2007 à la somme astronomique de
18,875 millions d’Euros par deux enfants du président Bongo Omar Denis,
13 ans et Yacine Queenie, 16 ans. Y étaient aussi associés Mme Edith
Bongo (fille de Sassou Nguesso) et un neveu de ce dernier, Edgar Nguesso
(40 ans). 33 biens ont été répertoriés (appartements, hôtels
particuliers et maisons) appartenant au président Omar bongo et sa
famille et 18 autres dont le président congolais et ses proches sont
propriétaires. Comment ne pas mentionner les 11 voitures de luxe du
fils de Théodoro Obiang Nguema dont le comfort n’a rien à envier à celui
des avions et des suites présidentiels ?
En ce qui concerne le Cameroun, il nous vient à l’esprit ce séjour en
2009 de M. Biya et de sa suite inutilement pléthorique dans un Hôtel de
la Baule qui en trois semaines a coûté au contribuable camerounais une
bagatelle de 900 000 euros.
D’ailleurs, il avait été révélé que ce dernier aurait financé l’OSTI
(Ordre Souverain du Temple Initiatique), une organisation occulte liée à
la secte de l’Ordre du Temple Solaire. En effet, en 1998, Raymond
Bernard, le fondateur de l’Osti, décédé en 2006, avait affirmé que M.
Biya était président d’honneur d’une branche de la secte et qu’à ce
titre, il avait offert 5,6 millions de francs français le 2 mars 1990,
et 11,2 millions de francs de 1992 à 1998, versements opérés par le
biais de la Société Nationale des Hydrocarbures (SNH) du Cameroun qui
décidément a bon dos. Le CCFD le cite aussi parmi les présidents contre
qui pèsent de lourds soupçons de biens mal acquis.
Des procédures judiciaires ont abouti à la restitution de certains biens
mal acquis : Il s’agit des Philippines (fonds de Marcos), du Mali
(Moussa Traoré), du Nigeria (Abacha), d’Angola (Eduardo Dos Santos), du
Pérou (Fuji Mori, Montesinos & Cie), de l’Ukraine (Pavlo Lazarenko),
de la Zambie ( Frédérick Chiluba), du Mexique (Carlos Salinas et son
frère) et de Haïti(J.C. Duvalier). De nombreuses autres procédures sont
en cours et concernent la RDC (Mobutu Sese Seko), le Pakistan (Benazir
Bhutto), le Chili (Augusto Pinochet), le Liberia (Charles Taylor), le
Zimbabwe (R. Mugabe), le Gabon (Omar Bongo), la Guinée Equatoriale (T.
Obiang Nguéma) le Congo Brazzaville (D. Sassou Nguessou) etc. Il y a des
pays contre lesquels pèsent de forts soupçons tels que la
Côte-d’Ivoire, le Cameroun, le Guatemala, le Nicaragua et le
Turkménistan.
La restitution est une véritable course d’obstacles parce qu’elle se
heurte le plus souvent à la non-coopération de certains pays (France,
Royaume Uni), aux paradis fiscaux et judiciaires qui protègent la
criminalité économique et aux pays et entreprises du nord complices du
pillage des pays du sud. On ne peut pas ne pas se demander comment ces
dictateurs procèdent pour pomper et s’approprier aussi insolemment les
richesses de leurs pays.
b) Les mécanismes et les techniques d’enrichissement et d’accumulation de biens mal acquis.
Les techniques et les mécanisme d’enrichissement les plus utilisés sont
le recours aux vols et transferts illicites d’argent public, aux
dessous de table ("pots de vin", le bakchich,) à la fraude
(falsification de données, surfacturations), à l’extorsion (obtention
d'argent par la coercition ou la force), à la concussion (recevoir ou
exiger des sommes non dues, dans l'exercice d'une fonction publique, en
les présentant comme légalement exigibles), au favoritisme (ou
népotisme, clientélisme), au détournement (vol et distraction des
ressources publiques et de l’aide publique au développement), à la
distorsion de la concurrence dans les marchés publics (délits d’initiés,
conflits d’intérêt) aux rétro-commissions ou au blanchiment d’argent,
terme fréquemment utilisé à propos des revenus tirés de l’exploitation
des matières premières, notamment le pétrole, le gaz naturel, les
diamants, le bois, le cacao, le café…Il va sans dire que de telles
pratiques se répercutent négativement sur l’économie et le développement
des pays concernés.
c) Les conséquences
Nous ne nous attarderons pas
beaucoup sur les méfaits de ces pratiques qui sont manifestement un
obstacle majeur au développement d’autant plus qu’elles renchérissent
de façon significative les coûts des prestations et des fournitures et
imputent à l’économie nationale les surcoûts maffieux, la différence
étant empochée par des fonctionnaires ou des hommes politiques véreux
qui auront abusé de leur pouvoir pour servir leurs intérêts privés.
Aujourd’hui, il se dit qu’une bonne partie de la dette extérieure des
pays du sud est constituée par la contre-valeur des sommes payées au
titre de la corruption. Lors de la réalisation d’un projet important, la
complicité entre l’administration et l’entreprise peut conduire à la
livraison d’une prestation de moindre qualité (voire potentiellement
dangereuse : un pont ou un immeuble qui peut s’écrouler) par la
réduction des normes de qualité convenues afin de se partager l’économie
réalisée.
Il peut même arriver que la conception et les choix des projets ne
soient déterminés que par la corruption. On connaît des cas où les
priorités réelles de développement d’un pays sont sacrifiées sur l’autel
des ouvrages qui procurent les plus grandes marges bénéficiaires et de
juteuses rétro- commissions aux décideurs.
Ce passage de Rémi Godeau dans « Jeune Afrique » en dit long sur les
conséquences de telles pratiques : « Cimetières d’éléphants blancs, ces
projets mort-nés, dévoreurs de devises, l’Afrique est truffée de larges
autoroutes désertes et rongées par la savane, d’usines livrées clés en
main laissées à vau-l’eau quelques années à peine après leur
inauguration, de lignes de chemin de fer impraticables par manque
d’entretien ou de barrages hydro-électriques abandonnés faute de
rentabilité »
Des spécialistes relèvent que lorsqu’un pays s’est endetté pour réaliser
des projets qui ne répondent pas à ses priorités réelles, voire
économiquement inutiles ou absurdes, il voit sa dette augmenter, non pas
des 10 à 20% de la corruption, mais à la limite, des 100% des
investissements restés improductifs pour l’économie nationale. Mais
comment peut-on expliquer que des gens apparemment normaux en viennent à
saboter l’économie, le développement et l’avenir de leur pays au profit
de leur enrichissement personnel et surtout avec la complicité d’autres
pays qui ne ménagent aucun moyen pour le bien-être de leur propre
peuple ? La réponse ne peut se trouver que dans la nature et la
conception de l’Etat et du pouvoir dans nos contrées.
d) L’Etat patrimonial néocolonial
Dans les républiques bananières, l’Etat est
essentiellement néocolonial et néo-patrimonial comme l’entend Jean
François Médard. Les Etats qui se sont formés après le départ du
colonisateur sont des Etats hybrides et ambigus qui n’ont pas pu
s’affranchir de leurs traditions d’antan où les Etats étaient
patrimoniaux ou ethniques et avaient à leur tête un roi ou un chef sacré
jouissant d’un pouvoir spirituel et temporel.
L’Etat lui appartenait tel un bien privé comme tant d’autres qu’il
lèguera à sa mort à un de ses fils comme le prouvent les successions
dynastiques au Togo, au Gabon, en RDC et d’autres velléités qui se
dessinent un peu partout en Afrique. Il avait le droit de vie et de mort
sur ses sujets et pouvait offrir certains en sacrifices aux dieux ou
les vendre comme esclaves si ses intérêts l’exigeaient.
Dans un tel système, la corruption politique est ostentatoire,
généralisée, et presque institutionnalisée, la seule finalité du
gouvernement étant l’enrichissement boulimique de ses pontes, la
perpétuation de leur pouvoir despotique ainsi que la paupérisation et la
spoliation des masses en s’appuyant sur une police secrète brutale et
omniprésente. C’est ce que résumait cette déclaration de feu Mobutu : «
Jamais, de mon vivant, on ne se réfèrera à moi en terme de «
ex-président ».
Achille Mbembé décrit ainsi le modus operandi et le processus de
privatisation de l’Etat néocolonial néo-patrimonial : « Une fraction de
l’élite au pouvoir confisque l’appareil d’Etat et s’allie à l’armée.
Regroupé autour d’un noyau ethnique, bénéficiant de solides appuis
extérieurs et disposant du contrôle absolu des organes de répression
(brigade présidentielle, police secrète, unités d’élites de l’armée,
para-commandos et organisations paramilitaires), elle s’appuie, en
outre, sur d’importants réseaux extérieurs » pour siphonner et
s’approprier impunément les ressources et les richesses de l’Etat.
Il s’agit en fait « d’Etats-chefferies » gérés comme des entreprises
privées selon un mode de domination patriarcale, le chef organisant son
pouvoir politique comme l’exercice de sa gestion domestique. La
confusion du public et du privé dans la conduite des affaires de l’État
fait pour ainsi dire de tels Etats des entreprises politiques à
caractère néo-patrimonial.
Au Cameroun par exemple, un article de la loi de
Finances met le chef de l’Etat au-dessus de l’Assemblée nationale en
disposant qu’il « est habilité par voie d’ordonnance à apporter des
modifications aux législations financière, fiscale et douanière, et le
gouvernement peut utiliser le produit de ces mesures pour faire face à
ses obligations » !
En d’autres termes, le vote du budget n’est qu’indicatif, le chef de
l’Etat, véritable propriétaire de l’Etat et de toutes ses richesses
pouvant après tout modifier les dotations « suggérées » pour les
redistribuer comme bon lui semble.
On comprend pourquoi la déclaration des biens telle que prévue dans la
Constitution camerounaise pose problème et est si mal perçue par le
président camerounais (et son entourage) car que veut-on qu’il déclare
dès lors qu’il détient un titre foncier sur l’ensemble du territoire et
que par conséquent tout lui appartient ?
Cette situation contribue à la personnalisation et à la
patrimonialisation du pouvoir avec pour corollaires la divinisation et
le culte du chef, l’aggravation des pratiques clientélistes et le
chantage alimentaire contre les moins obséquieux puisque l’état-major
administratif et les différents collaborateurs sont choisis parmi les
valets les plus fidèles et les plus serviles.
Accéder au pouvoir revient donc à accéder aux ressources, aux
privilèges, aux passe-droits, aux immunités, donc à l’impunité ! Comme
le dit J.F. Médard, le politicien devient entrepreneur et l’Etat
l’entreprise, l’accumulation économique conduisant à l’accumulation
politique.
Car par une redistribution fortement ciblée et calculée des richesses
accumulées, les droits deviennent des faveurs et le chef, démagogue à
souhait, joue le magnanime, le sauveur et se constitue ainsi une
clientèle d’obligés pour s’éterniser au pouvoir avec la complicité des
multinationales, des réseaux et appuis extérieurs.
Seule une démocratisation véritable de nos Etats avec des élections
véritablement transparentes débouchant sur des dirigeants légitimes
soucieux de l’intérêt général et soumis à l’obligation de rendre compte
au souverain peuple dispensateur du pouvoir politique peuvent briser la
spirale de gouvernants souffrant de klepto-tropisme et d’accumulation
maladive et psychotique. Sinon, nos pays ne seront jamais un devenir
commun à construire, mais de simples gisements à exploiter avec hâte et
frénésie !