La trahison des intellectuels camerounais
Source: Camerounvoice 08 04 2019
Dans quelques années quand les historien.ne.s et nos petits enfants s'interrogeront sur les raisons de la longévité du régime Biya, ils découvriront sans doute que parmi les multiples causes figurait en bonne place la trahison de l'intelligentsia camerounaise. Le régime quaternaire est debout parce que les « intellectuel.le.s » camerounais.es sont assis.es, voire couché.e.s. Le silence assourdissant des agrégés, la « danse bafia » des Professeur.e.s en titre ronflants ou l'équilibrisme douteux des « docta » devant la guerre au NOSO, la corruption généralisée d'un régime, la répression politique et les arrestations arbitraires des membres du MRC suffissent pour conclure qu'il y a beaucoup d'universitaires au Cameroun, mais très peu d'intellectuel.le.s. Le ton est péremptoire, l'affirmation est sentencieuse et la portée polémique, je le sais. Mais il convient de le redire, la notabilité du terme intellectuel au Cameroun est aussi rare que les noces de l'éthique et de la politique.
Que l'on ne me dise pas que l'engagement social et politique de l'intellectuel n'est pas une obligation. Même si je reconnais, sans être d'accord, que l'on puisse faire le choix de se concentrer exclusivement à sa carrière universitaire sans se sentir tenu par un quelconque engagement envers la société ; même si je reconnais que l'engagement peut, très légitimement prendre diverses formes et aller dans de différentes directions, je considère cependant qu'en contexte de tyrannie, il n'y a de savoir que celui qui est engagé.
Il n'y a d'intellectuel que celui qui est capable de mouiller le maillot pour le peuple invisible, le peuple marginalisé, le peuple oublié, le peuple humilié. Il n'y a d'intellectuel que celui ou celle qui est capable d'écrire à partir des blessures et des souffrances d'un peuple pris quotidiennement dans les griffes d'un régime injuste, corrompu et tyrannique. Je suis en train de dire qu'il y'a une immanence, un lien inextricable entre le savoir et l'engagement. Dans un pays pris en otage par un régime malfaisant, tout intellectuel ou toute personne qui se revendique comme tel se doit d'être engagé dans la galère de son temps. La grisaille et l'âpreté qui caractérisent les conditions de vie de l'immense majorité des camerounais interpellent l'intellectuel, lequel en se montrant solidaire de son peuple se découvre inévitablement dans l'opposition plutôt que dans les accommodements avec le pouvoir.
En réalité, il existe cinq types d'intellectuels faussaires au camerounais.
1. Les intellectuels-myopes. Ils ne se prononcent jamais sur les affaires de la cité. Ils et elles se taisent systématiquement même devant la manifestation criarde d'une injustice sociale, d'une répression politique ou d'un hold-up électoral.
2. Les intellectuels du roi. Ils servent de vernis de légitimité et de caution morale au régime. Pire encore, ils se servent de leurs connaissances livresques pour aider le régime à donner une respectabilité idéologique et politique. Comme dirait Norbert Zongo « le tyran peut voler, tuer, emprisonner, torturer… il sera défendu, intellectuellement réhabilité par des « cerveaux » au nom de leurs propres intérêts ».
3. Les intellectuels-neutrards. Il n'y a pas pire usurpation du statut d'intellectuel que celle menée par cette catégorie. C'est une véritable insulte à l'intelligence collective et à la mémoire savante du Cameroun. Ces mercantis de l'idéologie politique au pouvoir font semblant d'être au-dessus de la mêlée pour mieux masquer leur double jeu et enfumer le peuple. Revendiquant une neutralité, ils nous gargarisent d'une prose tarabiscotée, d'un contorsionnisme cérébral et d'une hyperlaxité neuronale inutile.
Ils se contentent d'une analyse sociale superficielle qui ne concerne que les effets et n'appréhende jamais les causes sous-jacentes. Ils n'abordent jamais le fond des choses, la cause racinaire des problèmes. Ils tournent autour du pot et marmonnent quelques papelardes banalités. Chez eux, il n'y a point de critique radicale, létale ou sacerdotale. Leur critique est convenue, douce, feutrée, salonnarde. Juste ce qu'il faut pour attirer l'attention du roi et bénéficier d'une nomination. En fait, la critique sociale qu'ils mènent est davantage animée par leurs ambitions et intérêts propres que par le souci des plus démunis. Bien au-delà de la recherche des avantages personnels, ces équilibristes-neutrards ont peur. Peur de perdre leur emploi ou de ne pas décrocher celui qu'ils convoitent. Peur qu'on dévoile leur « dossier », car beaucoup font carrière avec de faux diplômes. Peur parce qu'ils savent que leur recrutement et leur promotion ne relèvent pas du mérite. De fait, ils s'auto-censurent. Ainsi, au lieu de parler par exemple de l'échec d'un régime corrompu ou répressif, les équilibristes-neutrards diront que « même en France il y a la pauvreté et les inondations ». Au lieu de dire que Paul Biya est le principal responsable du désastre dans lequel nous baignons, ils diront que « c'est l'entourage du président qui est mauvais », etc. Loin de l'usage libre des mots, la représentation juste des choses se laisse défigurer, travestir. Le régime ainsi épargné par la critique, s'en réjouit. Il s'en réjouit d'autant plus qu'en se gardant de le critiquer, les intellectuels-neutrards aident ce dernier à faire l'économie du travail de censure tout en bénéficiant des avantages y afférents.
4. Les intellectuels opportunistes. Pour se faire remarquer, ils s'opposent et critiquent farouchement le régime pour ensuite, au gré des prébendes et nominations, opérer un virage à 180°. Leur démarche n'a jamais été de combattre le système, mais bien de l'intégrer. Pris en otage par des considérations alimentaires et un environnement sinistré par la fétide précarité financière, leurs propos perdent progressivement leur charge décapante au profit d'un clapotis de faits divers ou d'un salmigondis de bons sentiments à l'égard du régime.
5. Les intellectuels-opposants de l'opposition. Ils font carrière dans la critique de l'opposition. Ils ne parlent que de l'opposition, ne révèlent que les insuffisances de l'opposition. En réalité, ce type d'intellectuel combat surtout ce qu'il aurait souhaité être. Il nourrit un complexe d'infériorité ou une hargne de voir l'opposant politique le plus en vue lui ravir une notoriété, une envergure qu'il caresse chaque matin en se réveillant.
Soumission du monde universitaire
Comme je le soulignais à l'entame de mon propos, au Cameroun il y a beaucoup de professeurs, mais il y a très peu d'intellectuels au Cameroun. Qu'est devenu l'audace de la pensée des années 70 qui avait d'ailleurs conduit Ahidjo à fermer le département de philo ? « Les décennies ou l'université comme institution était un lieu de parole contestataire et de débats semblent révolues ». Sous le couvert du pseudo-dogme de la neutralité, de nombreux universitaires se sont cantonnés au rôle de simples observateurs. Comme jamais auparavant il y a quelque chose de rapetissé dans le tout petit monde universitaire Camerounais. De producteur de nourriture fortifiante, roborative l'université en est venue à confectionner des prés carrés théoriques insipides. L'odontol sans consistance s'est substitué au vin blanc : il en a la couleur sans en avoir la saveur. Et cela commence à se savoir …surtout depuis le début des crises anglophone et postélectorale.
Réhabiliter la figure de l'intellectuel
L'intellectuel authentique n'est pas celui qui sait ou qui accumule les connaissances, mais celui qui travaille à transformer le réel à partir de ce qu'il sait. C'est un compas moral, un marginal conscient et contestataire.
Le souci pour les plus fragiles et démunis l'engage inexorablement à dénoncer la mal gouvernance. S'arrachant au confort et à l'arrogance de certains universitaires vaniteux, il se fait le relai audible des petites voix inaudibles. Il ventile l'air pur et intrépide de l'authentique savoir.
Si le silence de l'incubation est nécessaire pour écouter l'herbe qui grouille, s'il importe quelques fois de savoir s'extraire du bruit de la place publique et de la fugacité des événements pour repérer de l'inapparent et séparer l'utile de l'éphémère, il importe aussi de revenir prendre la parole, fut-ce en dérangeant les habituelles manières de penser.
Vous l'aurez compris, l'intellectuel authentique ne saurait se plier au conformisme ambiant. En fait, le non-conformisme et l'engagement social constituent la condition sine qua non de l'accomplissement intellectuel. C'est une voie certes étroite, mais à l'heure si grave à laquelle est confronté le pays, la grandeur et le courage d'un intellectuel consistent précisément à dénoncer sans relâche les injustices.
Christian Djoko