La raison d'Etat et l'ordre juste

La raison d'Etat et l'ordre juste

Cameroun : La raison d'Etat et l'ordre juste Un Recteur d’université vient d’être mis en cause pour « fautes de gestion » par le Contrôle supérieur de l’Etat, dans un pays où l’expérience montre que l’impunité est coutumière, et que de ce fait, des personnes reconnues en délicatesse avec les biens publics restent trop souvent en poste, comme si quelqu’un voulait leur dire: « ne vous inquiétez pas ».

Des étudiants ont-ils voulu empêcher que ce soit le cas à l’Université de Yaoundé II en particulier ? Toujours est-il que regroupés derrière le slogan « sauvons notre université… », un groupe d’entre eux a décidé d’organiser une manifestation pour réclamer la démission du recteur «mauvais gestionnaire». Une manifestation dans un espace public « ouvert » au Cameroun, doit être déclarée à la préfectorale contre récépissé (et non contre autorisation). Une manifestation d’étudiants dans une enceinte universitaire, jusqu’à plus ample information, devrait bénéficier de la «liberté du campus ». Dans le cas d’espèce, pour empêcher la manifestation, l’autorité préfectorale a ordonné que les leaders de l’organisation soient arrêtés par la police, au nom de l’ordre public. Pour « manifestation non autorisée » donc, ils ont été arrêtés à Soa, et transférés à Yaoundé, avec comme inculpation « incitation à la révolte et atteinte à la sûreté de l’Etat ».

Avant d’en arriver au jugement des quatre étudiants, arrêtons-nous un instant sur le vocabulaire par lequel s’exprime le prétexte de leur arrestation. D’abord, l’expression « manifestation non autorisé » indique de la part de l’Administration, le choix d’accorder plus d’importance à l’autorisation qu’à la déclaration, et celui de substituer cette autorisation au Récépissé de la déclaration prévu par le régime déclaratif que la loi accorde aux associations comme préalable à toute manifestation publique. Ces choix consécutifs de la Préfecture constituent des abus de pouvoirs répréhensibles. Et puis, comment la non déclaration d’une manifestation qui au demeurant n’a pas eu lieu effectivement, peut-elle se muer en « atteinte à la sûreté de l’Etat » ?

S’est-il agi de l’Etat Tabi Manga, de l’Etat de l’Université de Soa, ou de l’Etat du Cameroun ? Toujours est-il que M. Biya ne reconnaît pas cet Etat-là, puisque pour une fois, un peu comme s’il voulait apaiser les craintes des étudiants poursuivis, il n’a pas attendu une éternité comme d’habitude, pour tirer les conséquences du Rapport du Contrôle supérieur de l’Etat. Ce faisant, le président n’a-t-il pas rétabli la légitimité de l’exigence estudiantine, même si les leaders, déjà en détention, n’ont pas pu fêter le limogeage de celui dont ils trouvaient désormais indigne la présence à la tête de leur l’Etablissement ? Et s’il en fallait si peu pour attenter à la sûreté de l’Etat, pourquoi une gouvernance véreuse d’une Université d’Etat ne constituerait-elle pas une plus grave atteinte à la sûreté de l’Etat ?

Quoi qu’il en soit, il appartient désormais aux magistrats de démontrer que, si l’hostilité administrative à l’égard des étudiants se trouvait être une tentative zélée d’intimidation politique, le Tribunal n’accepterait pas d’y être mis à contribution. Déjà en requalifiant les chefs d’accusation, de l’incitation à la révolte et atteinte à la sûreté de l’Etat, en « manifestation dans un lieu ouvert sans déclaration préalable…» et en laissant les inculpés comparaître libres, le Parquet semble avoir donné le ton. Aux juges maintenant de dire le droit, le 17 juillet 2012, dans une affaire que l’opinion publique qualifie de « procès contre l’intention de troubler l’ordre public ». On devrait s’attendre à ce que ces juges rappellent, entre autres, à l’Administration camerounaise, non seulement que l’indépendance de la Justice ne restera pas toujours le marchepied de l’Exécutif et ses démembrements, mais aussi que les manifestations publiques relèvent de la liberté d’expression citoyenne reconnue aux Camerounais par la Constitution et la loi 90 sur les associations.

Pourquoi en la circonstance, une décision de justice ne viendrait-elle pas conforter les citoyens dans leur droit et obligation de s’insurger, comme voulaient faire les étudiants de Soa à travers le programme « sauvons l’université… », contre les actes de mauvaise gouvernance dont ils sont témoins ou victimes autour d’eux tous les jours que Dieu fait ?

Il y a quelques jours, au cours d’un séminaire de magistrats à Yaoundé, sur « l’indépendance de la Magistrature », le Pr Fogui, Ministre délégué auprès du Garde des Sceaux, parlant du paradoxe qui veut que la justice qui relève pourtant du pouvoir judiciaire, soit «rendue par des fonctionnaires magistrats gérés(…) par le pouvoir exécutif », dénonçait néanmoins ce qu’il a appelé « une justice aux ordres », et rappelait aux participants les propos suivants de l’actuel Chef de l’Etat, qui comme on le sait, est président du Conseil supérieur de la magistrature : « la justice (…) est la plus haute instance de régulation sociale et la poutre maîtresse de la démocratie dans un Etat de droit.»

Et le Ministre d’en faire le commentaire personnel suivant : « il appartient dès lors au juge de s’adosser sur cette « poutre » pour faire triompher la raison de l’Etat là où surgit le spectre de la raison d’Etat, c’est-à-dire pour faire triompher l’ordre juste là où certains seraient tentés d’imposer juste l’ordre ».

Naturellement, la raison de l’Etat qui est d’assurer le bien-être des citoyens, de garantir leurs droits et d’établir la justice entre eux,ne peut être qu’aux antipodes de la raison d’Etat, sorte de prérogative que s’octroient les gouvernements de refuser toute explication à certains actes qu’ils posent au nom de « l’intérêt supérieur de l’Etat », et qui, dans certaines circonstances, amène l’Etat à perdre la raison par le seul fait du prince. Et si l’ordre juste induit la discipline et la paix dans la société, l’ordre pour l’ordre, juste l’ordre, et à n’importe quel prix, ne peut être que l’ordre établi pour protéger la tranquillité des privilèges souvent illégitimes. Si comme dit M. Biya, « la Justice (le pouvoir judiciaire) est la plus haute instance de régulation sociale et la poutre maîtresse de la démocratie dans un Etat de droit.», et si les principes démocratiques exigent que les mesures gouvernementales soient susceptibles de contrôle par les tribunaux en vue de leur conformité à la constitution, et de leur soumission à l’autorité de la loi, les juges ne peuvent par conséquent se voir exiger quelque loyauté lorsque les libertés fondamentales, base de la démocratie, sont mises en péril par la protection de l’ordre établi des privilèges.

Même si le juge doit « appliquer le droit au vu des éléments du dossier, sans céder à la crainte de déplaire ni au désir de plaire à toutes les formes du pouvoir… », y compris celui des médias et de l’opinion publique (prescription déontologique), l’ordre induit par sa décision indépendante sera toujours plus juste que l’ordre à tout prix de la répression brutale des manifestations populaires. Encore que si la loi exige la déclaration préalable des manifestations publiques, ce n’est pas afin qu’elles soient interdites, mais pour que l’administration prenne des mesures d’encadrement, aux fins de prévenir les dérapages et d’assurer la sécurité des manifestants comme des biens, sur le site ou le parcours. Le non-respect de cet esprit de la loi est désormais un obstacle majeur à l’évolution du processus démocratique camerounais. Lequel processus doit choisir entre la raison d’Etat permanente et l’ordre juste.

Cameroun : La raison d'Etat et l'ordre juste
© Le Messager : Doo Bell


16/07/2012
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