La question ethnique
Depuis le retour du discours, ô combien bégayant, sur la démocratie au Cameroun il y a 30 ans, une polémique d’utilité douteuse a agité les élites du pays sur la question de savoir, si parmi les réformes à faire pour construire un Etat camerounais uni, fort et prospère (aujourd’hui on dirait « émergent »), il fallait accorder la priorité aux réformes politiques ou aux réformes économiques. La solution trouvée par le gouvernement fut qu’il fallait préserver la paix et la stabilité.
Se donnant ensuite vocation à parler au nom du « peuple opprimé » par la stabilité et la paix, et se constituant « forces vives » de la « nation » ( ?), des partis politiques d’opposition, des organisations de la société civile, des Organisations confessionnelles et autres…, ont posé le problème de l’alternance au pouvoir que les dirigeants en place avaient oubliée, et s’efforcent encore d’ignorer, en violation des principes démocratiques, et en dépit de tout bon sens. L’obstination du gouvernement en place à faire la sourde oreille, a induit un débat émotionnel et exclusif sur la conquête du pouvoir ; débat qui au mieux, ressemble à s’y méprendre, à un dialogue de sourds.
Le grand enjeu de ce dialogue des sourds est aujourd’hui le Code électoral qui devrait ouvrir largement ou fermer hermétiquement la porte d’entrée dans l’ère de l’alternance. Car dans un pays qui s’affirme démocratique, l’alternance passe par le suffrage universel libre et transparent, qui permet à la Nation, représentée par le peuple électeur, de désigner ceux qui doivent exercer ce pouvoir alterné. Encore faut-il être certain qu’une fois l’alternance réalisée, les nouveaux dirigeants comprendront leur pouvoir comme un mandat de service public, et non pas comme la prérogative d’aller se servir à leur tour.
Le combat à armes inégales, ainsi rendues par des normes violées ou truquées, dure depuis 20 ans, entre les partisans d’un pouvoir à vie, au demeurant synonyme de népotisme, et ceux d’un changement (radical ?) par remplacement d’hommes par d’autres hommes, avec une présomption d’incertitude. Malheureusement, on ne voit pas très bien où sont la place et l’influence du peuple national dans ce combat qui aurait dû être mené avec lui, comme le combat de sa libération. Côté pouvoir, ce sont les sous-préfets et les magistrats de la Cour suprême qui votent pour le peuple, pendant que celui-ci se délecte de la bière et du maquereau reçus en échange de son acceptation virtuelle. Côté opposition, les partis politiques souffrent d’un cruel dégarnissement des rangs, qu’ils attribuent a priori à la couardise des populations, ou au manque de citoyenneté, en fermant les yeux sur leur ressemblance fonctionnelle au parti au pouvoir.
Face d’une part, à la résolution du pouvoir en place d’opprimer au maximum le peuple pour s’assurer la longévité, et d’autre part, à l’impuissance de l’opposition devant la nécessaire mobilisation du peuple pour son auto-libération, voici que la société civile s’organise pour entrer dans l’arène, comme troisième acteur, avec l’espoir sans doute de transformer le dialogue des sourds en partenariat tripartite. Et de commencer par la question fondamentale suivante : « Pourquoi est-il si difficile, voire impossible aujourd’hui de mobiliser les Camerounais en vue de défendre collectivement ses intérêts, ou autour d’une action d’intérêt général ? » Peut-on penser, en effet, que seule la peur de la mort qu’inspirent les brutales répressions de la soldatesque, dissuade les Camerounais de marcher pour crier leur misère ?
C’est, en tout cas, le droit citoyen le plus absolu des organisations de la société civile, et de l’opposition elle-même, de se poser de telles questions. Et pour trouver des solutions à court ou moyen terme, le réalisme et le bon sens voudraient que dans une transformation sociale participative, chacun fasse ce qu’il peut, avec les moyens dont il dispose, quitte à rechercher de bonne foi, quand il le faut, des compromis en vue du consensus qui est une valeur de la démocratie. L’observateur peut néanmoins se demander, au regard du déficit croissant de la solidarité nationale, si le combat pour l’avènement d’une société de droit, que mène ce beau monde, avec l’appui d’une « Communauté internationale » intéressée, ne ressemble pas davantage au pansement d’une plaie purulente que l’on n’a pas nettoyée et qui peut se gangréner.
Le dicton dit que « pas d’intérêt, pas d’action » On peut en conclure que si le peuple ne se mobilise plus ou pas, c’est qu’il ne trouve aucun intérêt, par exemple, à se battre pour avoir un Code électoral lui permettant d’élire des dirigeants de son choix. Et il est facile d’en déduire que l’opposition est incapable de le persuader du contraire. Pas plus d’ailleurs que le pouvoir lui-même qui doit seulement recourir à la corruption. La vérité c’est que depuis 60 ans de discours sur « la construction de la nation », « l’unité nationale », « l’intégrité nationale», la conscience des différences n’a fait que se renforcer dans les composantes ethniques du territoire national, au détriment, trois fois hélas ! de la conscience communautaire et des réflexes unitaires.
Au fait, en quoi les 20 millions d’habitants du Cameroun sont-ils citoyens d’un Etat-nation, hérité du modèle européen du 19ème siècle, et juridiquement confortée par une forme « unitaire », si leur communauté de destin qui fonde une nation, se limite au statut d’allogènes ou d’autochtones, statut attribué par la Constitution du pays, sur la base de leur nationalité ethnique ? Comment peut-on convaincre de s’intéresser à l’intérêt général, des citoyens qui n’ont que la nationalité de leur ethnie, et pour qui la présence d’un des leurs dans la mangeoire gouvernante comme ambassadeur accrédité, devient une « assurance tous risques » qu’ils auront leur part du gâteau, même si d’autres qui ont contribué à le fabriquer n’ont rien, et vont mourir de faim.
Le déficit de citoyenneté au Cameroun, au moins à l’égard de l’intérêt général, est le résultat du cantonnement ethnique des populations, qui est devenu un mode de gouvernement, et qui oblige des enfants nés à Douala, Yaoundé ou Bafoussam… à aller dans les régions d’origine de leurs parents ou grands-parents, pour s’inscrire dans un établissement supérieur, ou concourir pour entrer dans l’armée dite « nationale ». C’est de cette ethnicisation de la gouvernance du pays que je vous entretiendrai lundi prochain s’il plaît à Dieu.
Jean Baptiste Sipa (Le Messager)