L'étrange rhétorique des prisonniers d'élite de Paul Biya
Une vingtaine de prisonniers « pour corruption » issue des plus hautes sphères de l’Etat camerounais et du régime RDPC de Paul Biya défraie la chronique nationale et internationale depuis la fin des années 90. Leur trajectoire ressemble curieusement au mystère inverse de la transformation de l’or en boue.
Hier porte-flambeaux du système, ils en sont devenus aujourd’hui les porte-misère sans s’y attendre le moins du monde. Dans le vertige de cette descente aux enfers retors de la république, ces prisonniers, par intermittence, laissent échapper leurs états d’âmes. Secrétaires Généraux de la Présidence de la République, Ministres d’Etat, ministres et secrétaires d’Etat, directeurs d’entreprises publiques et parapubliques, ils nous ont ainsi habitués à une littérature singulière. Je la nomme ici sous l’expression d’ « étrange rhétorique » pour cerner ce qui en elle, échappe tantôt au bon sens, tantôt aux normes de la rationalité politique moderne, tantôt encore aux attentes du peuple camerounais en termes de vérité et de justice. De même, je nomme ces pensionnaires d’un genre spécial, « prisonniers d’élite de Paul Biya », car c’est lui qui les a faits élites, comme c’est lui qui défait leur mythe, dans une auto-mutilation théâtralisée par l’utilisation de boucs-émissaires comme écrans de fumée pour la survie de son régime.
Ainsi, à la confusion intrinsèque des motifs invoqués dans les complaintes des forçats du biyaïsme, s’ajoute désormais un état de délire de l’opinion nationale camerounaise, qui se trouve pour ainsi dire assommée par trois logiques tout aussi obscures :
a) les pontes survivants du régime Biya somment l’opinion de choisir entre le soutien aux détourneurs déclarés par une justice aux ordres du prince et le soutien à Paul Biya, dont les mots d’ordre de rigueur et de moralisation prennent enfin sens, comme nous le suggère par exemple M. Joseph Anderson Lé, membre du cabinet présidentiel ;
b) d’autres, comme l’avocat Ben Muna, amnésiques de leur passif politique familial, somment les prisonniers de Paul Biya de crever sans se plaindre, en raison de leur propre indifférence sadique au sort de leurs prédécesseurs dans les geôles du Renouveau ;
c) enfin, il y a l’immense peuple spectateur, traversé par les contradictions de l’émotion et de la raison, qui soutient tantôt tel prisonnier de Biya et condamne tantôt tel autre, croit et en même temps ne croit pas que le régime Biya, dont la pourriture commence nécessairement par la tête, soit capable de mettre un terme à la corruption.
Dans ce contexte de bruits, de fureur et d’erreurs en auto-reproduction indéfinie, les questions suivantes me paraissent inévitables : En quoi le discours des prisonniers de Paul Biya contribue-t-il à semer la confusion en cours autour de l’opération dite Epervier ? Que vaut la promesse de rigueur et de moralisation en vertu de laquelle Paul Biya et le RDPC prétendent, 30 ans après l’accession par effraction du premier à la tête de l’Etat, pouvoir encore changer le Cameroun ? Comment sortir de l’imbroglio d’un pays dont les prisons ne désemplissent pas de son élite oligarchique, mais qui n’en cesse pas moins de battre les meilleurs records de corruption du monde ? Nous voulons répondre à ces questions ici, sans tomber dans trois travers récurrents que voici :
1) s’opposer à la lutte contre la corruption tant que tous les corrompus ne seraient pas jugés ;
2) donner un chèque en blanc à l’Opération Epervier du régime Biya comme pour dédouaner son sommet de sa propre et fort évidente culpabilité dans cette déchéance nationale ;
3) se moquer de cette affaire, en croyant que de
l’affaiblissement interne du RDPC par ses règlements de comptes
pénitentiaires, renaîtra nécessairement un Cameroun meilleur.
Les
prisonniers d’élite de Paul Biya parlent comme jamais auparavant. Mais
leurs langues ne sont qu’à peine déliées. A travers livres, articles de
presse, émissions radiotélévisées où ils se font représenter, rumeurs
que certains de leurs proches distillent dans l’opinion, ils tiennent à
nous faire partager au moins trois de leurs incohérences : incohérence
sur le système judiciaire camerounais ; incohérence sur l’origine de
leur statut ; incohérence enfin sur le mode de sortie de l’ambiance
morbide de cette république bananière aux interminables excroissances
pénitentiaires.
J’entends bien sûr ici par incohérence, la démarche démonstrative par
laquelle le discours de ces prisonniers d’élite en vient à avouer des
principes en contradiction avec les conséquences qu’il énonce. Tout se
passe comme si ce discours avait pour structure logique, un syllogisme
du genre :
Un Etat démocratique et moderne doit combattre la corruption
Or le Cameroun n’est pas encore assez moderne et démocratique
Donc le Cameroun ne doit surtout pas assez combattre la corruption.
Si
les deux prémisses de ce raisonnement sont vraies en fait, force est de
reconnaître que la conclusion est fausse. Car de l’imperfection du
système politique camerounais, il ne devrait pas nécessairement
s’ensuivre que l’on doive le laisser poursuivre sa décrépitude sans coup
férir. Ce que ce syllogisme entend par « devoir »
de l’Etat camerounais, c’est à tout prendre l’attachement à une
irréductible médiocrité normale. L’analyste averti peut-il se contenter
de complaintes de forçats qui ne demandent qu’à reprendre leur place de
choix dans l’oligarchie qui les broie ?
D’abord, le discours des prisonniers d’élite vient d’un grand silence, véritable péché par omission ou par participation à ce dont ils sont désormais victimes. Il est en effet frappant de constater, pour ce qui est du système judiciaire qu’ avant d’être lui-même interpellé et incarcéré, aucun des près de 20 prisonniers d’élite du régime RDPC n’a formulé de discours critique contre les pratiques pseudo-judiciaires en vogue au Cameroun de Paul Biya.
Ainsi, quand ils clament naturellement leur innocence, mobilisant en cela un luxe d’avocats défenseurs que peu de Camerounais justiciables peuvent s’offrir, leur discours vient dans l’opinion comme un reniement d’eux-mêmes. Dire qu’ils sont victimes d’une justice aux ordres, c’est reconnaître qu’ils y ont participé, puisque quand ils n’en étaient pas encore victimes, ils jouaient allègrement le rôle de bourreaux. Ainsi, leur profération la plus pathétique s’effondre aussitôt qu’elle s’élance dans le siècle. Ce qu’ils disent se dédit parce que c’est précisément eux qui le disent. Si cette justice était donc si mauvaise que cela, pourquoi l’avoir servie contre d’autres ? Pourquoi n’avoir pas avoué longtemps avant que la justice camerounaise n’était pas digne de confiance ?
Ensuite, les prisonniers d’élite de Paul Biya s’expriment au nom d’un statut qu’ils estiment avoir assumé avec loyauté. Ministres de la république, ils estiment avoir toujours fait consciencieusement leur devoir et ne demandent qu’à être rétablis dans leur dignité. De quelle légitimité peut se prévaloir le régime de Paul Biya, quand on sait qu’aucune consultation électorale authentique n’a été son fait depuis 1982 ? Quand on s’affirme loyal envers une autorité acquise à l’origine par déloyauté envers la souveraineté populaire, on revendique un principe qu’on trahit par là même. Comment croient-ils avoir agi, quand ils étaient aux affaires, devant l’implacable injustice de la république bananière dont ils nous disent depuis peu « le bilan dramatiquement désolant » ?
Le peuple camerounais est loin d’avoir oublié la superbe cynique des Edzoa, Marafat, Abah Abah et Cie, quand ils étaient « intouchables ». La loyauté et la rigoureuse obéissance à un régime que l’on sait irréparablement corrompu ne constituent-ils pas des actes de haute trahison envers la masse des citoyens privés de leurs droits économiques, sociaux, culturels, politiques par les actes quotidiens d’un régime résolument hostile au progrès, à la liberté et à la démocratie réelles ? Tous les prisonniers d’élite de Biya parlent avec éloge et condescendance des grandes missions qu’ils auraient accomplies sous le magistère de celui qui les tient à la gorge. Mais ces œuvres ne s’appellent-elles pas détournements de deniers publics, trucages électoraux à répétition, dévoiement de la constitution, refus du dialogue citoyen, gaspillage des biens publics, exclusion des diasporas du jeu politique national, violence arbitraire systématique envers la jeunesse, les syndicats, mépris de la misère crasse de plus de la moitié de la population nationale, nombreux et crapuleux assassinats politiques individuels ou collectifs comme en février 2008 ?
Enfin, nos prisonniers d’élite demandent tous à être rétablis effectivement dans leur dignité et dans leurs droits, afin de reprendre le bâton du pèlerin là où ils l’avaient laissé. A quelques exceptions près, ils se prédisent un nouvel avenir politique et si possible dans la continuité politique du système du RDPC ou aux côtés de collaborateurs laissés orphelins au cœur de ce système. Se rendent-ils compte qu’il s’agit bien au contraire, plus que jamais, pour le peuple camerounais livré à l’insignifiance, de rompre résolument avec l’esprit, l’organisation, les pratiques et l’avenir du RDPC ?
Le discours des prisonniers d’élite de Paul Biya est donc flou, parce que politiquement et moralement contradictoire, stratégiquement intenable. Nous sommes tous dans cette affaire à la croisée des chemins. Nous, du peuple des citoyens vigilants, voulons que cette affaire concerne réellement tous les coupables de hauts crimes économiques au Cameroun, dès maintenant et pour toujours. Mais eux, prisonniers d’élite de Biya, ont désormais davantage intérêt à nous rejoindre dans le vrai combat qu’à se complaire dans leurs espoirs de retours en grâce auprès du Prince d’Etoudi. Il me paraît en particulier clair que cette Opération Epervier a atteint un point de non-retour suffisamment avancé pour que l’opinion nationale et internationale puisse demander aux prisonniers d’élite de Paul Biya de prendre toutes leurs responsabilités, dans l’intérêt supérieur de la justice et de la vérité au Cameroun.
Pourquoi point de non-retour ? Parce que la preuve est largement faite désormais que Paul Biya, encore moins l’un de ses héritiers putatifs en cas de transmission oligarchique de la présidence de la république, ne les libèreront probablement pas de sitôt. Ensuite parce que les révélations que les uns et les autres ont daigné faire montrent largement au peuple camerounais qu’il était loin de savoir à quel point il a eu raison de tourner le dos au régime Biya en l’attendant pour ainsi dire « au tournant ».
Enfin, l’Opération Epervier a atteint une phase de non-retour parce que la communauté internationale y a mis le nez et ne laissera plus Paul Biya en user et abuser comme par le passé sans le mettre lui-même à l’index, comme l’ont suggéré les différentes déclarations perplexes des ambassadeurs occidentaux sur l’état douteux de la démocratisation au Cameroun.
Pourquoi est-ce aux prisonniers d’élite de Paul Biya de prendre toutes leurs responsabilités ? Parce qu’ayant connu et connaissant encore ce régime du RDPC de l’intérieur, leur rejet honnête et radical de sa perversité intrinsèque contribuera décisivement à aider le peuple camerounais à s’en défaire. Parce que ce sera enfin une œuvre citoyenne pure et sans tache à inscrire à l’actif de leur futur citoyen, mais aussi et surtout dans la balance des peines finales que fera équitablement fonctionner la première république démocratique camerounaise en attente. Enfin, ils ont intérêt à tout dire parce que de toutes les façons, à défaut de pouvoir établir que leur culpabilité dans les procès pour corruption est établie, le peuple camerounais sait qu’ils ont, par leur engagement politique partisan et leur expertise mise au service funeste de Paul Biya, ils sont coupables d’avoir sciemment abandonné, par réflexe carriériste et opportuniste, le peuple camerounais au plus grand monstre politique de toute son histoire.
Comment peut-on tirer au clair ce processus devenu au fil des jours sans queue ni tête ? Je ne vois qu’une initiative frontale à suggérer et appliquer par les citoyens camerounais de l’intérieur comme de l’extérieur, avec au besoin l’appui des partis politiques qui en partagent la vision. Il s’agit de la création d’un Collectif Citoyen de Vigilance sur l’Opération Epervier. La mission fondamentale de ce collectif serait l’obtention de la déclaration publique de tous leurs biens par tous les prisonniers politiques d’élite de Paul Biya. Déclaration bien sûr assortie des justificatifs de toutes les ressources mobilisées dans leur patrimoine ou mises en réserve dans les réseaux financiers. Puisqu’ils tiennent à nous servir les preuves de leur exemplarité, qu’ils commencent donc par celle-là, par quoi ils se démarqueront clairement d’un Paul Biya qui n’a jamais daigné appliquer jusqu’à ce jour, l’article 66 de la Constitution qu’il s’est lui-même taillée sur mesure. Que contrairement à Biya, ces prisonniers d’élite nous donnent enfin l’exemple d’un possible retour du cœur de notre nation vers une réconciliation réellement créatrice de justice parce que vraie.
Que faire de ladite déclaration de biens ? Quand le peuple organisé
des citoyens saura exactement ce que disent posséder les prisonniers
d’élite de Paul Biya, il mettra sur pied une équipe d’experts chargés de
confronter leurs déclarations aux faits réels et de requérir de
l’organisation judiciaire l’information à laquelle les citoyens d’une
démocratie ont droit, en tant qu’elle concerne la gestion des fonds
publics. La mise en place d’un Observatoire Citoyen de la Corruption d’Etat
(OCCE) comprenant des personnalités réputées pour leur impartialité et
leur honnêteté viendrait institutionnaliser cette vigilance citoyenne
dans la longue durée. A ces conditions seulement, la nudité de
l’Opération Epervier sera dévoilée et les Camerounais devront en tirer
toutes les conséquences pour le sort du régime Biya.
En un mot donc :
Prisonniers d’élite de Paul Biya, déclarez vos biens, démarquez-vous du
régime Biya et requérez le changement politique radical qui vous
offrira la chance inestimable d’être équitablement jugés dans notre pays
bien-aimé, le Cameroun. Trêve d’hésitation : Biya ne vous lâchera plus.
Mais les Camerounais sont aussi loin de lâcher les baskets de Biya et
de son régime stérile. Entre la démocratie camerounaise future et la
continuité dictatoriale du RDPC, vous devez choisir. Et ce n’est surtout
pas à Paul Biya, bourreau de la démocratie comme vous semblez commencer
à le révéler, que vous devriez demander pardon.
Votre indiscutable victime, c’est ce peuple camerounais que votre lâcheté d’antan et encore active a spolié de sa souveraineté. Osez
le regarder en face et partagez son noble combat soixantenaire pour
l’émergence d’une civilisation de la démocratie au Cameroun ! Osez regarder ce peuple en face et daignez assumer sa grandeur piétinée, l’âme immortelle que lui offrit le don fondateur de l’Union des Populations du Cameroun de Ruben Um Nyobè ! Osez
commencer la seule chose qu’il vaille la peine de commencer au
Cameroun, la fin de la médiocrité instituée, parbleu ! Je devais le
dire.
Rouen, le 28 mai 2012.
Pr Franklin Nyamsi