Le fil de l'épée
Tous les Camerounais et les observateurs de bonne foi sont d'accord pour affirmer que dans la situation actuelle du Cameroun, des mesures draconiennes doivent être prises pour éradiquer, du moins, pour réduire à des proportions permettant une vie sociale normale, les effets de la corruption. Alors que dans certains pays occidentaux et, dans une certaine mesure, dans des pays africains, on a affaire à une corruption notabilaire, au Cameroun, elle touche et implique l'ensemble des catégories sociales et tous les secteurs d'activités. Des milliardaires aux personnes les plus subalternes, du sommet de l'État aux "rien-du-tout", le siphonage des ressources de la Nation est devenu le plus usuel des agissements des Camerounais. Normal (?) puisque certains Camerounais estiment, à raison, que la corruption est entretenue par ceux-là mêmes qui incarnent les institutions publiques, comme pour dire que le Cameroun est atteint du complexe de poisson
D'autres n'hésitent pas à dire que Paul Biya a fait de la "manducation" l'arme efficace de prédilection pour assurer sa reproduction au pouvoir dans un système politique et économique où (presque) tous ses adversaires n'offrent aucune alternative crédible. C'est la raison pour laquelle, soutiennent-ils, "Biya peut se désintéresser totalement de ce qui se passe au Cameroun en sachant que le pays est gouverné" d'une main de fer "par des hommes qu'il a placés aux lieux stratégiques où ses collaborateurs soigneusement identifiés et sélectionnés trouvent des profits énormes où personnes ne leur exige aucun compte" (J.-M. Ela), chaque responsable intégré dans le système gérant le secteur à lui confié comme un patrimoine, un "don" une portion de "gâteau" devant assurer sa prospérité. Certes, sous la pression des bailleurs de fonds et des partenaires bilatéraux et multilatéraux, des réformettes ont été engagées en vue de la réduction des effets de ce cancer à des proportions moins monstrueuses. Il est fort symptomatique que dans notre pays où on parle de plus en plus de lutte contre la corruption ces dernières années, aucune mue significative n'est enregistrée en la matière.
Même la création des structures gouvernementales, la ratification de la Convention des Nations unies contre la corruption, les gesticulations médiatiques de la Conac ces derniers temps, les arrestations spectaculaires des dignitaires du régime n'ont nullement conduit à un amoindrissement des exactions de toute nature.
Au contraire. L'ampleur du fléau est telle que nous demeurons l’un des pays le plus corrompu au monde, si l'on s'en tient aux différents travaux des Ong, notamment Transparency International basée en allemande, qui montrent, au fil des années, qu’au Cameroun le mal est très profond et a atteint des proportions dramatiques. D'où aussi une perception fort en décalage avec l'image de marque "bonne" que les pouvoirs publics et affidés à travers les médias publics s'échinent, sans succès, à donner dans le cadre des soi-disant campagnes de lutte contre ce cancer qui gangrène notre économie et plombe le développement. D'ailleurs, il en résulte très souvent une légitime déception chez les bailleurs de fonds qui voient leurs aides détournées, se contentent, quelquefois, des mises en garde verbales et des mises en scènes grotesques.
Cela ne pouvait en être autrement. Il fallait d'ailleurs une bonne dose de naïveté ou d'aveuglement pour croire que les structures gouvernementales de lutte contre la corruption étaient synonymes de résorption du phénomène. C'était mésestimer à quel point la corruption est enracinée dans la société camerounaise et ignorer qu'elle est consubstantielle du régime politique en place qui n'a, jusqu'ici, pu la juguler malgré les incantations du monarque présidentiel, de ses ministres et sous-ministres, les arrestations à tête chercheuse et les condamnations à de lourdes peines de prison de quelques lampistes et autres boucs émissaires.
Au stade actuel, lutter contre la corruption au Cameroun signifie lutter contre le système politique qui nous gouverne, système qui a besoin de la corruption pour se pérenniser et qui a fait de la corruption un élément central du fonctionnement de l'État. On en veut pour preuve les fameuses listes des personnalités suspectées de crime économique qui, en son temps, avaient fait le tour des rédactions et dans lesquelles figuraient des personnalités qui sont à la tête du dispositif sécuritaire du pays, les arrestations et les condamnations à très lourdes peines d’emprisonnement des piliers du régime. Combattre la corruption donc "c'est ébranler tout un système politique fondé sur l'accumulation des richesses hors de tout processus productif. Pour les dirigeants qui ont besoin de la stabilité en vue de se maintenir au pouvoir, la lutte contre la corruption ne peut être que suicidaire" (J.-M. Ela). C'est vraisemblablement la raison pour laquelle Paul Biya a placé la Commission nationale anti-corruption (Conac) sous son autorité. C’est aussi pourquoi, il ne peut accepter l’élaboration d’une loi contre ce fléau. C'est enfin pourquoi il ne peut aller très loin dans son entreprise, incapable de se faire hara kiri ou de scier la branche sur laquelle son régime est assis.
N'en déplaise au chef de l'État qui, répondant, le 30 octobre 2007, aux questions d'Ulysse Gosset sur la chaîne de télévision France 24, brandissait, comme pour se convaincre et convaincre les téléspectateurs, quelques "trophées" glanées à son corps défendant dans le cadre de la lutte contre la corruption (arrestations et traductions devant les tribunaux, mise en place de structures anti-corruption) et qui affirmait que "ce n'est qu'avec le temps [que les Camerounais] verront que ne n'est pas de la poudre aux yeux". Le temps n'a rien changé. La corruption reste et demeure le sport d'un bonne frange de Camerounais qui sont devenus des Lions indomptables en la matière.
Convenons avec le philosophe Lucien Ayissi que « lorsque la corruption des pouvoirs publics est si endémique qu’elle affecte la justice, les forces de l’ordre et toute la gouvernance, l’État apparaît comme un système maffieux. Il règne la spéculation de l’argent sale, les rackets et la spoliation des droits individuels. Un État aussi institutionnellement charançonné, motive le développement de toutes sortes de délinquance et criminalité » (Lucien Ayissi, 2003 :52).
En tout cas, Paul Biya doit savoir ce qu'il veut : lutter contre la corruption ou faire tourner en bourrique les Camerounais et les bailleurs de fonds. Parce que la lutte contre ce fléau concerne toute la vie sociale. Lutter contre la corruption, c'est aussi œuvrer pour le respect des droits des Camerounais à bénéficier des services qui leur sont dus sans contrepartie. C'est plus généralement œuvrer pour le respect des droits de l'homme qui doivent animer et inspirer toutes les décisions et les actes dans notre "démocratie avancée" qui à eu l'ambition de les faire vivre en faisant en sorte que la Déclaration universelle des droits de l'homme soit partie intégrante de la loi constitutionnelle du 18 janvier 1996. Les droits de l'homme, la lutte contre la corruption, sont à la politique et à la vie sociale, ce que la respiration, la nutrition et la reproduction sont à la vie physiologique, pour parler comme John Dewey (1916:24). Et, faute par Paul Biya de montrer qu’il est animé par une véritable volonté de transparence en mettant en application l’article 66 de la Constitution et en rendant exécutoire les dispositions de la loi n° 003/2006 du 25 avril 2006 relative à la déclaration des biens et avoirs, la lutte contre la corruption ne demeurera qu’un simple jeu de massacre politique. Au grand dam des Camerounais!
Les humiliations infligées aux dignitaires du régime – ministres, directeurs généraux des sociétés publiques et parapubliques, membres du comité central et du bureau politique du Rdpc – à travers la théatralisation et la spectacularisation des arrestations, sont révélatrices des guerres des tranchées que se livrent les différents clans pouvoiristes, de la déliquescence et de la pourriture très avancée du système néocolonial en place depuis 50 ans. Elles sont le prélude d’une implosion du système Biya.
Jean-Bosco Talla