Jean Ziegler : « L'insurrection des consciences est proche »
« Sans la complicité active du président Paul Biya, Bolloré et Vilgrain n’auraient jamais pu s’approprier des centaines de milliers d’hectares de terres fertiles, au Cameroun, dont les paysans ont été expulsés et où les cultures vivrières ont été remplacées par de la canne à sucre destinée à la production de biocarburants... »
« Sans la complicité active du président Paul Biya, Bolloré et Vilgrain n’auraient jamais pu s’approprier des centaines de milliers d’hectares de terres fertiles, au Cameroun, dont les paysans ont été expulsés et où les cultures vivrières ont été remplacées par de la canne à sucre destinée à la production de biocarburants... »
Jean Ziegler, vous avez été, de 2001 à 2008, le premier
Rapporteur spécial des Nations unies pour le droit à l’alimentation.
Depuis 30 ans vous vous battez contre la faim. Rien n’a changé ?
La
mort de millions de personnes par la faim reste le scandale de notre
temps. 35 millions de personnes meurent chaque année de la faim ou de
ses suites immédiates.
Au moment où nous parlons, toutes les 5
secondes, un enfant âgé de moins de 10 ans meurt de faim. Près d’un
milliard de personnes sont en permanence gravement sous-alimentées. Ceci
sur une planète où, selon l’ONU, l’agriculture pourrait nourrir
normalement 12 milliards d’êtres humains. Il n’y a aujourd’hui plus de
fatalité. Un enfant qui meurt de faim est assassiné.
Pourquoi cette situation ?
En
grande partie à cause de la spéculation boursière sur les aliments de
base (riz, maïs, blé) qui couvrent 75 % de la consommation mondiale.
Depuis le crash financier de 2008, les fonds souverains, les hedge funds
et les grandes banques se rabattent sur les bourses des matières
agricoles et font flamber les prix.
À Genève, si vous vous rendez
à la banque UBS, on vous propose d’investir dans des certificats sur le
riz garantissant 37 % de plus-value ! En 18 mois, le maïs a augmenté de
93 %. La tonne de blé meunier a doublé entre 2010 et 2011. Tout cela de
manière tout à fait légale, même si c’est moralement inacceptable. Les
spéculateurs sont deux fois responsables. Non seulement le Programme
alimentaire mondial a perdu la moitié de son budget, mais il doit
acheter 80 % de la nourriture qu’il distribue aux affamés sur le marché
mondial où les prix ont explosé par suite de la spéculation. Il faudrait
traduire les spéculateurs devant un tribunal de Nuremberg pour crime
contre l’humanité.
Dans votre livre « Destruction massive, géopolitique de la faim », vous écrivez que « le libre-échange tue ». Que voulez-vous dire par-là ?
Une
dizaine de sociétés transcontinentales privées dominent complètement le
marché alimentaire. Elles fixent les prix, contrôlent les stocks.
L’année dernière, Cargill a contrôlé plus de 26 % du blé commercialisé
dans le monde. Selon les grands trusts, la faim ne sera vaincue qu’avec
la libéralisation totale du marché et la privatisation de tous les
secteurs publics. Cette théorie néolibérale est meurtrière et
obscurantiste.
L’Union soviétique a implosé en 1991. Jusque-là,
un homme sur trois vivait sous un régime communiste et le mode de
production capitaliste était limité régionalement. Mais en 20 ans, le
capitalisme financier s’est répandu comme un feu de brousse à travers le
monde. Il a engendré une instance unique de régulation : le marché
mondial, la soi-disant main invisible.
Les États ont perdu de
leur souveraineté mais si les néolibéraux avaient raison, la
libéralisation aurait dû résorber la faim. Or, c’est le contraire qui
s’est produit.
La situation semble être la pire en Afrique, pourquoi ?
En
chiffres absolus, c’est l’Asie qui compte le plus grand nombre
d’affamés : 578 millions en 2011. Mais comparée à la population, c’est
l’Afrique qui est frappée le plus durement : 35 % des Africains sont
mutilés par la faim.
La corruption explique en partie la faim.
Sans la complicité active du président Paul Biya, Bolloré et Vilgrain
n’auraient jamais pu s’approprier des centaines de milliers d’hectares
de terres fertiles, au Cameroun, dont les paysans ont été expulsés et où
les cultures vivrières ont été remplacées par de la canne à sucre
destinée à la production de biocarburants.
Mais, même si c’est
horrible à dire, il faut admettre aussi que la corruption est
secondaire. L’ennemi principal, c’est les trusts de l’agroalimentaire
qui contrôlent le marché mondial.
Où est l’espoir ?
Il
faut interdire la spéculation boursière sur les produits alimentaires ;
faire cesser le vol de terres arables par les sociétés multinationales ;
obtenir l’annulation de la dette extérieure des pays les plus pauvres
pour qu’ils puissent investir dans leur agriculture vivrière ; en finir
avec les agrocarburants… Tout cela peut être obtenu si nos peuples se
mobilisent. Il n’y a pas
d’impuissance en démocratie. L’ordre cannibale du monde peut être
détruit et le bonheur matériel assuré pour tous. Je suis confiant : en
Europe, l’insurrection des consciences est proche.