Hubert MONO NDJANA: La Tragédie ivoirienne et la Tyranie de la Communauté Internationale
YAOUNDE - 28 DEC. 2010
© Hubert MONO NDJANA | La Nouvelle Expression
Les événements qui se déroulent aujourd’hui en Côte d’Ivoire sont incontestablement les ingrédients de l’une des plus graves tragédies de l’histoire.
La farouche détermination et la grandiloquence politique des deux héros relèvent de Corneille. La fin sera probablement de tonalité racinienne, puisque le dénouement d’une telle situation ne se trouvera que dans l’élimination de l’un des deux rivaux. L’arrière-fond est Shakespearien, dans le sens de l’être ou du ne pas être ; le décor ubuesque, avec un président « tout puissant » retranché dans un hôtel d’où il lance des ultimata urbi et orbi, et un autre, populaire chez lui, mais dont la communauté internationale ne veut point. On y sent même aussi un souffle crypto-faustien avec la figure grimaçante d’un Méphisto qui détient la science, la puissance et la finance, le tout formant la synthèse césairienne d’un roi Christophe dépassé par l’incapacité de son peuple. Parfois la dérision peut renverser la situation de Dante et donner l’impression d’une divine tragédie parce que, au fond, ce sont les dieux tutélaires du moment qui tirent les ficelles du jeu macabre.
Des silences prudents
Bref, nous assistons à quelque chose de terrible qui va s’abattre sur la Côte d’Ivoire, le genre de massue qui terrassa Patrice Lumumba en emportant tout un secrétaire général des Nations Unies, Dak Hammarjold ; et quelque peu aussi comme Thomas Sankara.
Deux forces armées de facture différente campent face à face autour de l’Hôtel du Golf, prêtent à s’exterminer l’une l’autre pour la cause d’un pouvoir contesté de part et d’autre et, gare à la moindre étincelle ! Il y aura peut-être une subtile provocation qui va permettre de lancer l’assaut inaugural. Mais une telle guerre vaut-elle la peine ? Pour défendre quel droit ? Tel est le fond du débat. Il s’agit donc, au sens propre du terme, d’une veillée d’armes à laquelle nous assistons. Impuissants certainement, mais pourquoi silencieux ?
Une conférence a été interdite le 24 décembre 2010 à Yaoundé, qui devait traiter du contexte historique de la crise ivoirienne. Une marche de soutien à Laurent Gbagbo a été également dispersée à Douala le même jour par les autorités. La raison est qu’il faut éviter toute ingérence dans les affaires intérieures d’un autre pays. Louable réflexe de neutralité tout à fait normal, qu’on enseigne dans toutes les écoles d’administration, et que le Sous-préfet de Yaoundé V avait raison de faire jouer. Pragmatisme et opportunisme sont de mise, en attendant de voir de quel côté va pencher la balance.
Reste maintenant le domaine de la libre pensée. « C’est à la descente que Sisyphe m’intéresse, parce que la descente, c’est le moment de la conscience », dit Camus. Les moments actuels d’une vive tension à Abidjan, pendant la veillée d’armes, c’est-à-dire en dehors de toute action chaude, ce sont ces moments que doit prendre la haute réflexion des intelligences africaines pour penser la tragédie et orienter peut-être l’action. Julien Benda verrait en cela une « trahison des clercs », lui qui ne voulait pas que les intellectuels se mêlent des basses passions de la politique. Mais Victor Hugo, bien avant lui, avait déjà fait du poète « le phare de la nation », sans omettre d’intervenir lui-même dans l’action, par sa haute stature intellectuelle, quand c’était nécessaire.
C’est ici d’ailleurs que l’homme de pensée diffère de l’homme politique qui, au fond, est un homme d’action branché sur le pragmatisme, ou sur cette prudence qui le protège de tomber dans le panneau. L’erreur sur le terrain de l’action s’avère parfois irrémédiable, avec des conséquences que nul ne peu plus rattraper. C’est cette prudence (Aristote parle de phronesis) qui le met constamment à l’affût du bon moment, du moment opportun, le kaïros, de sorte à ne jamais intervenir ni trop tôt ni trop tard. Mais sans être imprudent par vocation, l’homme de pensée n’a pas à guetter le moment opportun comme le politicien, parce qu’il travaille, lui, sur des principes.
Son travail en effet consiste à argumenter, en fondant son argumentation sur un corps de principes dont les uns vont ensemble en éliminant, pour respecter la cohérence, ceux qui apparaissent contradictoires. Quand les principes sont ainsi arrangés, au terme d’une argumentation ou d’une délibération, on peut alors appliquer la conclusion sur l’action en dénonçant parfois l’inconvenance de cette dernière, ou en confirmant à l’occasion sa pertinence. C’est pour cette probable distorsion que l’homme d’action n’aime pas vraiment l’homme de pensée qui pourrait éventuellement lui dire non. L’homme politique veut seulement les indéfectibles attachements, pas les abstractions du raisonnement.
Les acteurs de la tragédie ivoirienne actuelle n’ont peut-être pas besoin de raisonnements non plus. D’ailleurs en pensant la situation, ce n’est même pas pour eux que l’intellectuel réfléchit, mais pour éclairer l’opinion et s’éclairer soi-même. C’est pour comprendre et interpréter le monde. Ce pur désir d’intelligibilité peut occasionnellement servir à l’homme d’action, s’il est attentif, mais il ne s’agit pas d’une pensée organique.
Une pensée politique nouvelle pour l’Afrique: la décontraction
Ce sont les situations concrètes qui invitent à penser, à réfléchir, et la situation politique en Côte d’Ivoire donne précisément à réfléchir. Mais la plupart de nos intellectuels ne donnent pas encore malheureusement de leur voix dans l’indispensable réflexion qui les interpelle. L’Afrique en a connu, des héros de la plume, des penseurs acharnés de l’anticolonialisme, de l’anti-impérialisme, de l’anti-néocolonialisme et de l’anti-bourgeoisie compradore de l’intérieur. Certains se sont même joints à la résistance altermondialiste. Plus positif, plus culturel et moins belliciste, on s’est mis à penser aussi la post-colonie, l’afro-centrisme, la renaissance africaine, la déconnexion et la corruption des élites.
La situation actuelle en Côte d’Ivoire peut suggérer, à l’analyse, un concept tout à fait différent, celui de la décontraction, qui décrit mieux, à notre avis, le principe d’action actuel, plus proche sans doute de notre idéal inconscient. Les philosophies politiques antérieures, les philosophies à préfixes « anti », « post », « dé », etc., sont toujours référées à l’altérité. Elles se posent en s’opposant, et demeurent dans ces conditions rivées à une référence qu’elles veulent en même temps effacer. L’altérité apparaît comme l’essence de l’identité et c’est précisément ce paradoxe qu’il faut évacuer en coupant le lien ombilical de l’aliénation. Se poser sans s’opposer, telle est la posture qu’il convient d’adopter au terme d’un cinquantenaire de références retardataires. Nous n’aurions été quelque chose que par rapport à … Il faut à présent être soi, par soi et pour soi, même si l’on s’intègre à la mondialisation. Cette posture nous vient de la Côte d’Ivoire, et plus précisément de la conduite personnelle de M. Laurent Gbagbo, notamment à partir des accords de Linas-Marcoussis.
Préfabriqués en effet en janvier 2003 par le président français Jacques Chirac et son premier ministre Dominique de Villepin, ces accords avaient mis les Ivoiriens plus ou moins d’accord, notamment les plus représentatifs comme le Rassemblement des républicains, le RDR d’Alassane Ouattara, le Front populaire ivoirien, le FPI de Laurent Gbagbo, le Parti démocratique de Côte d’Ivoire, le PDCI d’Henri Konan Bedié, et Guillaume Soro qui assurait la Coordination des forces rebelles. A son retour en Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo rejette ces accords qui lui avaient été plus ou moins imposés. Par exemple, les forces armées nationales ivoiriennes refusent l’attribution de la Défense et de l’Intérieur aux rebelles, en arguant qu’on ne saurait donner une légitimation politique aux armes. En se démarquant de sa position initiale, adoptée quand la marge de manœuvre lui semblait étroite, Gbagbo ne s’est pas renié. Il n’a pas commis un déni de personnalité. Il a plutôt agi comme un homme décontracté, libéré précisément de la contraction qui lui avait fait signer des accords contre-nature.
La décontraction, c’est le refus de l’enfermement dans une logique maîtrisée unilatéralement par les intérêts d’autrui. C’est l’affirmation de soi à la seule écoute des intérêts de soi pendant que se développent face à soi et sur soi des convoitises multiples. La décontraction s’exprime en établissant un principe d’équivalence entre ces multiples convoitises dont elle choisit celle qui correspond le mieux à ses intérêts et à ses aspirations. Quand Laurent Gbagbo refuse par exemple d’aller fêter le cinquantenaire des indépendances africaines à Paris, à côté de Nicolas Sarkozy considéré comme le chef de la Françafrique, il fait tout simplement preuve d’une grande décontraction. La leçon est que l’Africain d’aujourd’hui doit être un homme décontracté à l’écoute de sa propre rationalité politique, économique et, si l’on peut dire, idéologique. On pourrait comparer la décontraction à l’anarchisme, mais ce serait une erreur. L’anarchiste se réfère à une archè pour la rejeter. Nietzche, par exemple, a besoin de tuer Dieu pour poser le surhomme. L’homme décontracté n’a pas besoin de ce meurtre qui pourra l’encombrer de ressentiments comme l’a vu Max Scheler. L’homme décontracté est indépendant de tout cela, conscient uniquement de son besoin de se réaliser. Le synonyme le plus proche de la décontraction, c’est le terme coréen de Djadjouseung, qui signifie à la fois conscience, indépendance et créativité. L’homme décontracté est maître de son destin. Entre les Orients (le Proche, le Moyen et l’Extrême) et l’Occident, qui s’avancent sur lui avec la même impétuosité, l’homme décontracté prend le temps de comprendre le bien-fondé de chaque démarche et de chaque discours. Avant, il acceptait tout simplement de s’embarquer à la manière dont ses ancêtres s’embarquaient de force, à l’île de Gorée… Après la traite négrière, la colonisation, la décolonisation et la post-colonie, voici venir, cinquante ans après les indépendances, le moment de la décontraction.
La Côte d’Ivoire et la communauté internationale
La décontraction va se manifester plus clairement dans la problématique de l’élection présidentielle du 28 novembre 2010 en Côte d’Ivoire. En effet, sans attendre que l’institution attitrée proclame les résultats comme il se doit - il s’agit du Conseil constitutionnel -, la Commission électorale indépendante, la CEI, logée elle aussi à l’hôtel du Golf comme par hasard, distille des résultats ciblés aux medias internationaux, pour finir carrément par les promulguer à la surprise générale. Et ce qui devait arriver arriva : France 24 proclame Alassane Ouattara vainqueur avec 54% des suffrages, et les télégrammes de félicitations atterrissent sur sa table, expédiés concomitamment par les grands de ce monde, anciens employeurs au FMI de l’homme qui est donné gagnant. C’est par cette stratégie que le mot de Ignacio Ramonet, la tyrannie des medias, prend tout son sens. Par un acharnement communicationnel jamais égalé, on renforce d’heure en heure la thèse de la victoire de Ouattara. Quand le Conseil constitutionnel proclame finalement les résultats comme prévu par la loi de l’Etat, et que Gbagbo prête serment devant la noble institution, cette procédure légale soulève un tollé de protestations indignées dans une « communauté internationale » déjà prédisposée à cela.
Tout le monde a bel et bien vu le scénario se dessiner. La France, en représailles à des actes de violence commis contre des Français et leurs biens en Côte d’Ivoire, au cours des conflits de 2004, avait choisi purement et simplement de venir bombarder et détruire complètement l’aviation ivoirienne. Il s’agit là, ni plus ni moins, d’un acte de guerre, d’une agression étrangère. Le petit poucet, naturellement, ne pouvait réagir. En fait, si les forces armées ivoiriennes avaient bombardé les positions françaises en tuant malheureusement 9 Français et 1 Américain, le 6 novembre 2004, et si les jeunes patriotes de Charles Ble Goudé avaient procédé aux destructions des biens français, c’est parce que la France, déjà partisane, fournissait des armes et de la logistique de guerre aux forces rebelles du Nord ! En janvier 2003, quand Laurent Gbagbo arrive à la cour de l’Elysée dans la mouvance de Marcoussis, Jacques Chirac se penche sur un conseiller : « Ce type est imbuvable, je le bise ou je ne le bise pas ? ». Tous ces détails montrent à quel point Gbagbo déplaît depuis longtemps aux Français, c’est-à-dire à la communauté internationale. C’est ainsi qu’en effet fonctionne cette entité qui est constituée des ténors du monde libéral. L’aversion de la communauté internationale à l’encontre de Laurent Gbagbo se comprend encore plus aisément si l’on ajoute qu’il ne se retrouve pas dans les effectifs très distingués de la franc-maçonnerie mondiale. C’est un socialiste africain, un peu comme ce Robert Mugabe de la ZANU PF qui avait cassé l’impérialisme anglais dans l’ancienne Rhodésie. Il s’agit donc d’une antinomie directe au courant néolibéral qui gouverne le monde. Les manœuvres anti-Gbagbo peuvent apparaître par conséquent comme un complot de la part de la « communauté internationale ». Cette dernière a certes dépensé 200 millions de dollars pour permettre le déroulement du scrutin et aider la Côte d’Ivoire à sortir de son bourbier. Mais le problème est qu’elle avait déjà son idée.
Quel crédit peut-on accorder à une macro-structure aussi idéologiquement orientée ? Ses dires sont-ils nécessairement vrais parce que c’est elle ? N’est-on pas arrivé aujourd’hui à remettre en cause la victoire d’Ali Bongo, preuves à l’appui, alors qu’elle avait été inculquée dans les esprits comme un dogme indiscutable ? Ces révélations a posteriori ne mettent-elles pas à nu les manœuvres pernicieuses de la communauté internationale ? N’a-t-on pas affaire ici à la situation anté-rousseauiste du droit du plus fort ? Le droit de placer qui on veut, quand on veut et où l’on veut.
L’attitude décontractée de Laurent Gbagbo est celle d’un homme qui parle le langage du droit, le langage à la fois de la légalité et de la légitimité. Toutes les forces visibles du droit le recouvrent et le protègent, comme le fait d’avoir suivi légalement toutes les étapes : de la procédure de proclamation des résultats jusqu’à la prestation de serment. Le consensus tonitruant d’en face est trop beau pour être vrai. Il y a donc lieu de se demander à quel jeu jouent ceux des Etats africains qui se sont précipités dans ce chorus pour crier haro sur Gbagbo alors que l’archéologie de certains pouvoirs, chez les uns et chez les autres, peut laisser pantois. Ils lui ont coupé les vivres, le 24 décembre 2010 en confiant les caisses de la Banque Centrale des Etats de l’Afrique de l’Ouest à M. Ouattara et à son Gouvernement de l’Hôtel du Golf, uniquement accessible par hélicoptère et, faisant les quatre volontés de la « communauté internationale », l’ont menacé de faire usage de la force.
Les solutions probables
Les pays de la CEDEAO qui avaient déjà sorti un communiqué sulfureux contre Gbagbo en menaçant de le déloger par la force, se rendent donc ce jour à Abidjan pour aller lui dire de partir et, ainsi, d’éviter un bain de sang au peuple ivoirien. A moins de demander aussi à Ouattara de laisser tout tomber, en grand homme, pour éviter une issue sanglante, et laisser Gbagbo subir le poids de ce pouvoir auquel il s’accroche à tort ou à raison. C’est une possibilité envisageable. Mais si l’un et l’autre s’entêtent, les forces de la CEDEAO se lanceront à l’assaut des FANCI, en espérant que les bombardiers français viendront pilonner les positions de l’armée ivoirienne nécessairement bien moins équipée en la matière. Les armées de la CEDEAO devront alors avoir sur la conscience qu’elles n’auront travaillé que comme des valets, comme des pions que l’on pousse sur un damier planétaire. Un scénario qui avait tourné à merveille quand les réseaux d’Elf avaient financé l’armée angolaise entre juin et octobre 1997 pour l’envoyer appuyer Sassou Nguesso et renverser Pascal Lissouba. Le problème est que Laurent Gbagbo connaît déjà la manoeuvre et qu’il n’a pas manqué de préparer la parade. D’abord l’impressionnante marée humaine que constituent les jeunes patriotes, et dont les analystes ne tiennent aucun compte dans l’évaluation des forces en présence. Ensuite, Laurent Gbagbo n’est pas si isolé que cela dans le monde, ce qui remet en cause le concept même de communauté internationale. Et finalement, pourquoi nos émissaires dûment mandatés n’envisageraient-ils pas la possibilité d’un troisième homme, la sécurité du peuple ivoirien étant alors la seule boussole devant guider cette ultime médiation ?
Mais arrêtons ici la politique-fiction pour revenir à la realpolitik. Quel Etat de la CEDEAO osera, le premier, sachant qu’il traîne lui-même des casseroles démocratiques dans son histoire récente, lancer son contingent à l’assaut des FANCI, sans provoquer en même temps un conflit qui risque de s’internationaliser ? Et Gbagbo va-t-il céder là où Mugabe avait résisté comme un roc ? Les appels désespérés de Ouattara pour détourner le loyalisme des FANCI en sa faveur ou pour provoquer une grève générale dans le pays demeurent vains, et il s’agit là d’un indice fort dont tout le monde devrait tenir compte. Tel est en tout cas le principe de l’effectivité, qui nous rappelle aussi cette vérité de Lapalisse : on ne détient pas le pouvoir quand on n’a pas une force armée. Le forcing international ne fera qu’en rajouter à la tragédie.
Si c’est donc Laurent Gbagbo qui l’emporte au finish, il constituera un symbole vivant de la résistance et de la décontraction constructive. Et si c’est même le contraire, un symbole ne peut mourir.
Hubert MONO NDJANA
Professeur à l’Université de Yaoundé I