Hans De Marie Heungoup (chercheur à la Fondation Paul Ango Ela): «Paul Biya tient sa longévité au pouvoir des forces armées et de la corruption»
DOUALA - 29 OCT. 2012
© Entretien avec Rodrigue N. TONGUE | Le Messager
Le politologue, chercheur à la Fondation Paul Ango Ela de géopolitique en Afrique centrale (Fpae) esquisse ici une analyse politique de la confiscation du pouvoir par l’homme du 6 novembre 1982.
© Entretien avec Rodrigue N. TONGUE | Le Messager
Le politologue, chercheur à la Fondation Paul Ango Ela de géopolitique en Afrique centrale (Fpae) esquisse ici une analyse politique de la confiscation du pouvoir par l’homme du 6 novembre 1982.
Qu’est-ce que ça vous fait de voir des Camerounais célébrer le 6 novembre pour la 30e fois d’affilé ?
Je ne crois pas que l’on puisse véritablement affirmer que les « Camerounais » célèbrent le 6 novembre ou même qu’ils ont déjà eu à célébrer cette date. Le 6 novembre, c’est la fête du président de la République et du Rassemblement démocratique du peuple camerounais, attendu que ce dernier constitue le prolongement de l’Unc. En fait, le 6 novembre 1982 marque la transmission néopatrimoniale du pouvoir présidentiel d’Ahmadou Ahidjo à Paul Biya. La transition néoconservatrice du 6 novembre avait débouché à l’époque sur une crise aiguë entre le nouveau président et l’ancien ; laquelle crise a connu son point critique le 6 avril 1984 avec la tentative de coup d’état orchestrée par l’ex garde républicaine.
Lorsqu’on sait que ce fameux 6 novembre de nombreux observateurs ne donnaient pas chère de la peau du président Paul Biya, alors on peut comprendre l’engouement et l’excitation qui entourent la célébration du 6 novembre 1982 chez les adeptes du Renouveau.
Seriez-vous quand même de la fête ?
Bien sûr que non.
Pourquoi ?
Y a-t-il vraiment lieu de fêter ? J’aimerais savoir, qu’est-ce que nous fêtons au juste ? La sénilité d’un système définitivement et irrémédiablement ankylosé ? L’enkystement d’un régime complètement et parfaitement sclérosé ? Ou alors l’antiquité et l’hyper-longévité d’un hégémon présidentiel manifestement antédiluvien ?
A l’orée de son mandat, Paul Biya annonçait la rigueur et la moralisation, 30 ans après il fait lui-même le constat que la corruption a fait son lit au Cameroun. Comment doit-on percevoir ce constat du point de vue politique? Le président se rend comptable de ce bilan ou alors accuse-t-il son entourage ?
Déjà, l’expression « rigueur et moralisation » n’est pas une invention du régime de Biya. En réalité, la rigueur et la moralisation figuraient déjà dans les résolutions du congrès de l’Unc de 1980 ; c’est-à-dire bien avant l’arrivée du président actuel à la magistrature suprême. Faites un tour aux archives nationales du Cameroun, et vous vous en apercevrez. Si vous voulez il y a, pêle-mêle, des expressions de ce type dans les dernière déclarations de politique générale du président Ahmadou Ahidjo. Je vous surprendrai peut-être en vous disant que même le vocable « renouveau » ne constitue pas une invention du président actuel. Cela figurait déjà dans les déclarations et discours du président Ahidjo. En fait, si vous lisez le discours d’investiture du président le 6 novembre, vous vous rendrez compte qu’il affirme lui-même qu’il ne fera que suivre les traces de son « illustre prédécesseur ». Et ça se comprend lorsqu’on situe cela dans le contexte. Non seulement, le président Biya venait d’« hériter » contre tous les pronostics de la présidence grâce au président Ahidjo ; mais bien plus, il doit toute sa carrière politique, de son premier poste de chargé de mission à la présidence de République à celui de premier ministre en passant par ceux de directeur du cabinet civil et secrétaire général à la présidence, au président Ahidjo.
Ces précisions faites, je ne peux que souligner positivement le fait que le président de la République reconnaisse que la corruption au Cameroun est systémique. Il reste cependant que c’est un mea culpa fort tardif. Qui ne se souvient pas que ce dernier ait réclamé les preuves au moment où son ministre lui présentait une liste des baleines prévaricatrices de la fortune publique. Cette négligence grave est sans doute l’une des explications conjoncturelles les plus pertinentes du délitement corruptif de la classe politique camerounaise. Pour revenir au slogan rigueur et moralisation, on voit bien qu’il est aux antipodes de la politique managerielle et gestionnaire du président de la République du Cameroun.
Évidemment, le système gouvernant étant présidentalocentré, on s’est arrangé au niveau du collectif bureaucratico-présidentiel pour que la vérité unique soit la suivante : « ce n’est pas le président, c’est son entourage qui est mauvais ». Ce régime de vérité (au sens foucaldien) façonne, construit et structure chez les gens ordinaires une perception erronée de la réalité. Ce régime de vérité opère et obère de façon insidieuse. Si on ajoute à cela la présidentolatrie et l’anthropomorphisme déificateur du président, on obtient un système gouvernant où le président est blanchi de ses cafreries. Ca ressemble en droit au contresign.
Est-ce cette capacité qui a fait parler de moins en moins d’un programme de société pourtant pavoisé au départ ?
Vous n’avez pas tord de souligner que le programme de société du président était pavoisé au départ. Encore que même aujourd’hui, du point de vue de sa formulation idéologique (libéralisme communautaire), il est encore intéressant pour le Cameroun. Le problème c’est l’impraticabilité et la non-mise en sens de ce projet. Mais bon ! Il appert depuis longtemps que ce programme n’avait jamais été conçu pour être mis en pratique.
L’incapacité à implémenter la rigueur et la moralisation explique-t-elle le changement de ligne ; en opérant autour des grandes ambitions ou des grandes réalisations ? Où simplement le chef de l’Etat fait des changements en se branchant sur l’ère du temps ?
Le changement dont vous faites état doit être analysé de façon bivalente. Parce qu’en fait, de changement, il n’y en a pas. D’après la rhétorique présidentielle, les grandes ambitions ou les grandes réalisations sont sensées se dérouler dans le cadre de la rigueur et la moralisation. Et donc de ce point de vue, il n’y a pas vraiment changement dans la stratégie de la formation gouvernante. En revanche, on peut valablement lire les chantiers actuels comme une tentative de réponse de la formation gouvernante aux critiques légitimes qui lui sont régulièrement faites sur son inertie.
Sur le plan institutionnel, ses supporters mettent à son actif la démocratisation et donc la libéralisation survenues au tout début des années 1990. Etes-vous de cet avis ?
Soyons un tant soi peu sérieux ! L’avènement du pluralisme politique au Cameroun est la résultante des mobilisations multisectorielles des années 1990 et du discours du président français François Mitterrand, tenu en 1990 à la Baule et où, à l’occasion d’un sommet international de francophonie, il a intimé aux chefs d’Etat africains d’aller vers la démocratie et le libéralisme. D’ailleurs, il est intéressant de noter que le nôtre a réussi à éviter une conférence nationale souveraine, qu’il a estimée « sans objet ».
Le président aurait-il pu ne pas céder à la pression qui venait tous azimuts en 1990 au sujet de la libéralisation ?
Ce n’était pas possible. Pour être clair, la libéralisation du jeu politique et le pluralisme politique se sont faits contre la volonté de l’hégémon gouvernant actuel. On se souvient que même des dirigeants plus autoritaires que lui comme le président Mobutu, ont fini par libéraliser à contre-cœur le jeu politique. En fait, s’il n’y avait pas eu les morts de Bamenda, les mobilisations multisectorielles de 1990 et le discours de la Baule (dans un contexte de chute du mur de Berlin), nous serions encore au parti unique. Mais une fois que l’ensemble des forces sociales avaient été déchainées, et comme elles bénéficiaient du soutien international, il était devenu absolument impossible pour le président actuel de conserver un système gouvernant monolithique.
En concédant le retour au multipartisme, la Tripartite, et à la réforme constitutionnelle de 1996, Paul Biya a pu néanmoins garder la main. Alors qu’au sein de son parti, on estimait que ces concessions pouvaient faire basculer le pouvoir. Quelle a été sa recette pour tirer son épingle du jeu ?
Il y a un agencement d’explications. Déjà, le président a réussi à obtenir à la place de la conférence nationale souveraine réclamée (et obtenue dans de nombreux pays africains) la tripartite. Bien plus, cette fameuse tripartite a été noyauté sur deux plans. Non seulement la constitution de 1996 dont vous faites état a été tronquée par rapport à celle qu’avaient proposée ses rédacteurs (Cf. Joseph Owona), mais le régime est parvenu à discréditer certaines figures de proue de la contestation sociale, à l’instar de Lapiro de Mbanga, suspectée d’avoir touché un pot de vin de l’exécutif. Dans un livre qui lui est consacré par son neveu l’ex-patron des services sécrets camerounais Jean Fochivé donne de plus amples déclarations sur comment ils ont pu rendre ce procédé opérant. Ensuite, les concessions que le président a faites lui ont permis de regagner en crédibilité sur le plan intérieur et international. Et enfin, il y a l’assignation à résidence de M. Fru Ndi, qui, selon toute vraisemblance, a gagné les élections présidentielles de 1992. J’en profite pour souligner que l’armée et la police, manifestement privatisées, ont joué un rôle prééminent dans la conservation du pouvoir du président Paul Biya dans cette période. Un élément d’explication supplétif, c’est que le président à l’époque pouvait se targuer de ne pas être au pouvoir depuis longtemps à l’instar d’autres comme Mobutu ou feu le président Bongo. Rappelons-nous qu’en 1990 il n’avait que huit ans de règne et venait d’essuyer la tentative de coup d’Etat de 1984.
Sur le plan purement politicien, on l’accuse d’avoir obtenu la peau de tous ses opposants. A l’instar de John Fru Ndi, Bello Bouba, Issa Tchiroma …
J’en conviens. Même s’il faut relativiser ces propos s’agissant de M. Fru Ndi. Ce que le président a surtout réussi c’est la disqualification des leaders de l’opposition qui apparaissent pour beaucoup de Camerounais aujourd’hui comme corrompus, incompétents, antidémocrates. Bref, il a réussi à faire croire à une partie substantielle de la population qu’il est le moins médiocre des hommes politiques camerounais. L’autre élément de vérité c’est qu’après 1992, 1997, puis 2004, les leaders de l’opposition ont définitivement compris qu’ils ne pourraient jamais gagner des élections présidentielles, étant donné les divers mécanismes de corruption électorale. A cela, il y a des querelles de leadership et des querelles de personnes vraiment inopportunes pour l’édification d’une démocratie au Cameroun.
Ces pratiques de déstabilisation de l’opposition font-elles partie de l’anti-éthique politique ? Si tant est qu’il y a une morale en politique ?
L’éthique politique c’est bien pour les départements de science politique et de philosophie. Là-bas les étudiants pourront apprendre d’Aristote et de Platon ce qu’est le bon gouvernement et le mauvais gouvernant. Plus sérieusement, la question qu’il faudrait plutôt se poser c’est de savoir si ces pratiques font partie de la pratique politique dans les systèmes démocratiques. Dans l’absolue, la réponse est positive, étant donné que la finalité de la pratique politique n’est pas seulement d’améliorer les biens communs, mais de conquérir le pouvoir et le conserver. Maintenant, l’autre question c’est le conquérir comment et le conserver comment ? Déjà il y a un sérieux problème puisque le président de la République n’a pas reçu le pouvoir du peuple, mais du président Ahidjo. Ensuite, il n’a pu le conserver que par des brutalités mortifères à l’encontre de la société et de l’opposition. C’est en cela que ces pratiques sont immorales et antidémocratiques.
Le Cameroun se porte mal dans tous les points. L’économie est au poids mort. La culture en hibernation. L’activité sportive bégaie. Le système de santé est de plus en plus déliquescent. La corruption a touché le sommet de l’Etat. Le repli identitaire est exacerbé. Mais Paul Biya reste en poste et en veut certainement encore. C’est quoi sa recette ?
Sa recette est constituée de deux ingrédients principaux : la corruption et les forces armées. Par la corruption, le président de la République a caporalisé l’ensemble des élites politiques camerounaises ; surtout son camp. Ce qui fait qu’il tient chacun d’eux et chacun d’elles à son tour des sous-élites et ainsi de suite. Tout cela a fini par éventrer le corps social. Le système gouvernant au Cameroun s’est construit grâce et par la corruption. Il ne se reproduit et ne se pérennise que grâce et par l’essence corruptive. Sans la corruption, il ne pourrait tenir. C’est pour cela qu’il faudrait que les Camerounais parviennent à générer ce qu’Antonio Gramsci appelait les contre-élites. La Corruption est la case vide du régime Biya. En second lieu, le collectif bureaucratico-présidentiel (constitué de la formation dirigeante et du boss system) s’appuie sur la puissante machine de répression que constituent l’armée, la police et les services secrets. En fait, le système a engendré l’Etat-traumatisme, avec tout ce que cela comporte comme violences, dépeçages et tonton-macoutisation. La recette est constituée d’un subtil mélange de patrimonialisme et d’autocratie.
Au bout de trente ans de règne sans partage et des élections entachées d’irrégularités et même de fraudes, les Camerounais sont fondés à songer enfin à l’alternance. Quelles sont les scénarii d’une transition pacifique selon vous ?
Vous êtes sûr qu’il y aura transition ? Même en 2018 ou 2025, si le président est en vie et en santé, il est fort probable qu’il se représentera. Vous ne pensez tout de même pas qu’il commettra la même « erreur » qu’Ahmadou Ahidjo ? Et si par miracle il décide de ne pas se porter candidat, je doute que même là on parviendra à une transition pacifique.
Lorsque vous observez la posture de tous les acteurs politiques camerounais. Pensez-vous comme le souhaite le peuple que le Cameroun réussira le pari d’une transition pacifique après une élection libre ?
Hum ! C’est un vœu pieu. La lumpen bourgeoisie bureaucratique présidentielle fera tout que même en l’absence du président Biya le même système gouvernant se perpétue. Et au besoin sollicitera les services de l’armée. Dans ce cas de figure, on se dirigera vers une transition néoconservatrice, ce qui signifie qu’on changera de dirigeant, mais pas le système gouvernant. En d’autres termes, on retrouvera toutes pratiques que j’ai évoquées. Dans le second cas de figure, seule un mouvement social ou une révolution seront à même de conduire le Cameroun vers une transition où le dirigeant qui en sera élu sera l’émanation du peuple. Et même là, il est fort à parier que les choses ne se passeront pas pacifiquement.
Entretien avec Rodrigue N. TONGUE
Je ne crois pas que l’on puisse véritablement affirmer que les « Camerounais » célèbrent le 6 novembre ou même qu’ils ont déjà eu à célébrer cette date. Le 6 novembre, c’est la fête du président de la République et du Rassemblement démocratique du peuple camerounais, attendu que ce dernier constitue le prolongement de l’Unc. En fait, le 6 novembre 1982 marque la transmission néopatrimoniale du pouvoir présidentiel d’Ahmadou Ahidjo à Paul Biya. La transition néoconservatrice du 6 novembre avait débouché à l’époque sur une crise aiguë entre le nouveau président et l’ancien ; laquelle crise a connu son point critique le 6 avril 1984 avec la tentative de coup d’état orchestrée par l’ex garde républicaine.
Lorsqu’on sait que ce fameux 6 novembre de nombreux observateurs ne donnaient pas chère de la peau du président Paul Biya, alors on peut comprendre l’engouement et l’excitation qui entourent la célébration du 6 novembre 1982 chez les adeptes du Renouveau.
Seriez-vous quand même de la fête ?
Bien sûr que non.
Pourquoi ?
Y a-t-il vraiment lieu de fêter ? J’aimerais savoir, qu’est-ce que nous fêtons au juste ? La sénilité d’un système définitivement et irrémédiablement ankylosé ? L’enkystement d’un régime complètement et parfaitement sclérosé ? Ou alors l’antiquité et l’hyper-longévité d’un hégémon présidentiel manifestement antédiluvien ?
A l’orée de son mandat, Paul Biya annonçait la rigueur et la moralisation, 30 ans après il fait lui-même le constat que la corruption a fait son lit au Cameroun. Comment doit-on percevoir ce constat du point de vue politique? Le président se rend comptable de ce bilan ou alors accuse-t-il son entourage ?
Déjà, l’expression « rigueur et moralisation » n’est pas une invention du régime de Biya. En réalité, la rigueur et la moralisation figuraient déjà dans les résolutions du congrès de l’Unc de 1980 ; c’est-à-dire bien avant l’arrivée du président actuel à la magistrature suprême. Faites un tour aux archives nationales du Cameroun, et vous vous en apercevrez. Si vous voulez il y a, pêle-mêle, des expressions de ce type dans les dernière déclarations de politique générale du président Ahmadou Ahidjo. Je vous surprendrai peut-être en vous disant que même le vocable « renouveau » ne constitue pas une invention du président actuel. Cela figurait déjà dans les déclarations et discours du président Ahidjo. En fait, si vous lisez le discours d’investiture du président le 6 novembre, vous vous rendrez compte qu’il affirme lui-même qu’il ne fera que suivre les traces de son « illustre prédécesseur ». Et ça se comprend lorsqu’on situe cela dans le contexte. Non seulement, le président Biya venait d’« hériter » contre tous les pronostics de la présidence grâce au président Ahidjo ; mais bien plus, il doit toute sa carrière politique, de son premier poste de chargé de mission à la présidence de République à celui de premier ministre en passant par ceux de directeur du cabinet civil et secrétaire général à la présidence, au président Ahidjo.
Ces précisions faites, je ne peux que souligner positivement le fait que le président de la République reconnaisse que la corruption au Cameroun est systémique. Il reste cependant que c’est un mea culpa fort tardif. Qui ne se souvient pas que ce dernier ait réclamé les preuves au moment où son ministre lui présentait une liste des baleines prévaricatrices de la fortune publique. Cette négligence grave est sans doute l’une des explications conjoncturelles les plus pertinentes du délitement corruptif de la classe politique camerounaise. Pour revenir au slogan rigueur et moralisation, on voit bien qu’il est aux antipodes de la politique managerielle et gestionnaire du président de la République du Cameroun.
Évidemment, le système gouvernant étant présidentalocentré, on s’est arrangé au niveau du collectif bureaucratico-présidentiel pour que la vérité unique soit la suivante : « ce n’est pas le président, c’est son entourage qui est mauvais ». Ce régime de vérité (au sens foucaldien) façonne, construit et structure chez les gens ordinaires une perception erronée de la réalité. Ce régime de vérité opère et obère de façon insidieuse. Si on ajoute à cela la présidentolatrie et l’anthropomorphisme déificateur du président, on obtient un système gouvernant où le président est blanchi de ses cafreries. Ca ressemble en droit au contresign.
Est-ce cette capacité qui a fait parler de moins en moins d’un programme de société pourtant pavoisé au départ ?
Vous n’avez pas tord de souligner que le programme de société du président était pavoisé au départ. Encore que même aujourd’hui, du point de vue de sa formulation idéologique (libéralisme communautaire), il est encore intéressant pour le Cameroun. Le problème c’est l’impraticabilité et la non-mise en sens de ce projet. Mais bon ! Il appert depuis longtemps que ce programme n’avait jamais été conçu pour être mis en pratique.
L’incapacité à implémenter la rigueur et la moralisation explique-t-elle le changement de ligne ; en opérant autour des grandes ambitions ou des grandes réalisations ? Où simplement le chef de l’Etat fait des changements en se branchant sur l’ère du temps ?
Le changement dont vous faites état doit être analysé de façon bivalente. Parce qu’en fait, de changement, il n’y en a pas. D’après la rhétorique présidentielle, les grandes ambitions ou les grandes réalisations sont sensées se dérouler dans le cadre de la rigueur et la moralisation. Et donc de ce point de vue, il n’y a pas vraiment changement dans la stratégie de la formation gouvernante. En revanche, on peut valablement lire les chantiers actuels comme une tentative de réponse de la formation gouvernante aux critiques légitimes qui lui sont régulièrement faites sur son inertie.
Sur le plan institutionnel, ses supporters mettent à son actif la démocratisation et donc la libéralisation survenues au tout début des années 1990. Etes-vous de cet avis ?
Soyons un tant soi peu sérieux ! L’avènement du pluralisme politique au Cameroun est la résultante des mobilisations multisectorielles des années 1990 et du discours du président français François Mitterrand, tenu en 1990 à la Baule et où, à l’occasion d’un sommet international de francophonie, il a intimé aux chefs d’Etat africains d’aller vers la démocratie et le libéralisme. D’ailleurs, il est intéressant de noter que le nôtre a réussi à éviter une conférence nationale souveraine, qu’il a estimée « sans objet ».
Le président aurait-il pu ne pas céder à la pression qui venait tous azimuts en 1990 au sujet de la libéralisation ?
Ce n’était pas possible. Pour être clair, la libéralisation du jeu politique et le pluralisme politique se sont faits contre la volonté de l’hégémon gouvernant actuel. On se souvient que même des dirigeants plus autoritaires que lui comme le président Mobutu, ont fini par libéraliser à contre-cœur le jeu politique. En fait, s’il n’y avait pas eu les morts de Bamenda, les mobilisations multisectorielles de 1990 et le discours de la Baule (dans un contexte de chute du mur de Berlin), nous serions encore au parti unique. Mais une fois que l’ensemble des forces sociales avaient été déchainées, et comme elles bénéficiaient du soutien international, il était devenu absolument impossible pour le président actuel de conserver un système gouvernant monolithique.
En concédant le retour au multipartisme, la Tripartite, et à la réforme constitutionnelle de 1996, Paul Biya a pu néanmoins garder la main. Alors qu’au sein de son parti, on estimait que ces concessions pouvaient faire basculer le pouvoir. Quelle a été sa recette pour tirer son épingle du jeu ?
Il y a un agencement d’explications. Déjà, le président a réussi à obtenir à la place de la conférence nationale souveraine réclamée (et obtenue dans de nombreux pays africains) la tripartite. Bien plus, cette fameuse tripartite a été noyauté sur deux plans. Non seulement la constitution de 1996 dont vous faites état a été tronquée par rapport à celle qu’avaient proposée ses rédacteurs (Cf. Joseph Owona), mais le régime est parvenu à discréditer certaines figures de proue de la contestation sociale, à l’instar de Lapiro de Mbanga, suspectée d’avoir touché un pot de vin de l’exécutif. Dans un livre qui lui est consacré par son neveu l’ex-patron des services sécrets camerounais Jean Fochivé donne de plus amples déclarations sur comment ils ont pu rendre ce procédé opérant. Ensuite, les concessions que le président a faites lui ont permis de regagner en crédibilité sur le plan intérieur et international. Et enfin, il y a l’assignation à résidence de M. Fru Ndi, qui, selon toute vraisemblance, a gagné les élections présidentielles de 1992. J’en profite pour souligner que l’armée et la police, manifestement privatisées, ont joué un rôle prééminent dans la conservation du pouvoir du président Paul Biya dans cette période. Un élément d’explication supplétif, c’est que le président à l’époque pouvait se targuer de ne pas être au pouvoir depuis longtemps à l’instar d’autres comme Mobutu ou feu le président Bongo. Rappelons-nous qu’en 1990 il n’avait que huit ans de règne et venait d’essuyer la tentative de coup d’Etat de 1984.
Sur le plan purement politicien, on l’accuse d’avoir obtenu la peau de tous ses opposants. A l’instar de John Fru Ndi, Bello Bouba, Issa Tchiroma …
J’en conviens. Même s’il faut relativiser ces propos s’agissant de M. Fru Ndi. Ce que le président a surtout réussi c’est la disqualification des leaders de l’opposition qui apparaissent pour beaucoup de Camerounais aujourd’hui comme corrompus, incompétents, antidémocrates. Bref, il a réussi à faire croire à une partie substantielle de la population qu’il est le moins médiocre des hommes politiques camerounais. L’autre élément de vérité c’est qu’après 1992, 1997, puis 2004, les leaders de l’opposition ont définitivement compris qu’ils ne pourraient jamais gagner des élections présidentielles, étant donné les divers mécanismes de corruption électorale. A cela, il y a des querelles de leadership et des querelles de personnes vraiment inopportunes pour l’édification d’une démocratie au Cameroun.
Ces pratiques de déstabilisation de l’opposition font-elles partie de l’anti-éthique politique ? Si tant est qu’il y a une morale en politique ?
L’éthique politique c’est bien pour les départements de science politique et de philosophie. Là-bas les étudiants pourront apprendre d’Aristote et de Platon ce qu’est le bon gouvernement et le mauvais gouvernant. Plus sérieusement, la question qu’il faudrait plutôt se poser c’est de savoir si ces pratiques font partie de la pratique politique dans les systèmes démocratiques. Dans l’absolue, la réponse est positive, étant donné que la finalité de la pratique politique n’est pas seulement d’améliorer les biens communs, mais de conquérir le pouvoir et le conserver. Maintenant, l’autre question c’est le conquérir comment et le conserver comment ? Déjà il y a un sérieux problème puisque le président de la République n’a pas reçu le pouvoir du peuple, mais du président Ahidjo. Ensuite, il n’a pu le conserver que par des brutalités mortifères à l’encontre de la société et de l’opposition. C’est en cela que ces pratiques sont immorales et antidémocratiques.
Le Cameroun se porte mal dans tous les points. L’économie est au poids mort. La culture en hibernation. L’activité sportive bégaie. Le système de santé est de plus en plus déliquescent. La corruption a touché le sommet de l’Etat. Le repli identitaire est exacerbé. Mais Paul Biya reste en poste et en veut certainement encore. C’est quoi sa recette ?
Sa recette est constituée de deux ingrédients principaux : la corruption et les forces armées. Par la corruption, le président de la République a caporalisé l’ensemble des élites politiques camerounaises ; surtout son camp. Ce qui fait qu’il tient chacun d’eux et chacun d’elles à son tour des sous-élites et ainsi de suite. Tout cela a fini par éventrer le corps social. Le système gouvernant au Cameroun s’est construit grâce et par la corruption. Il ne se reproduit et ne se pérennise que grâce et par l’essence corruptive. Sans la corruption, il ne pourrait tenir. C’est pour cela qu’il faudrait que les Camerounais parviennent à générer ce qu’Antonio Gramsci appelait les contre-élites. La Corruption est la case vide du régime Biya. En second lieu, le collectif bureaucratico-présidentiel (constitué de la formation dirigeante et du boss system) s’appuie sur la puissante machine de répression que constituent l’armée, la police et les services secrets. En fait, le système a engendré l’Etat-traumatisme, avec tout ce que cela comporte comme violences, dépeçages et tonton-macoutisation. La recette est constituée d’un subtil mélange de patrimonialisme et d’autocratie.
Au bout de trente ans de règne sans partage et des élections entachées d’irrégularités et même de fraudes, les Camerounais sont fondés à songer enfin à l’alternance. Quelles sont les scénarii d’une transition pacifique selon vous ?
Vous êtes sûr qu’il y aura transition ? Même en 2018 ou 2025, si le président est en vie et en santé, il est fort probable qu’il se représentera. Vous ne pensez tout de même pas qu’il commettra la même « erreur » qu’Ahmadou Ahidjo ? Et si par miracle il décide de ne pas se porter candidat, je doute que même là on parviendra à une transition pacifique.
Lorsque vous observez la posture de tous les acteurs politiques camerounais. Pensez-vous comme le souhaite le peuple que le Cameroun réussira le pari d’une transition pacifique après une élection libre ?
Hum ! C’est un vœu pieu. La lumpen bourgeoisie bureaucratique présidentielle fera tout que même en l’absence du président Biya le même système gouvernant se perpétue. Et au besoin sollicitera les services de l’armée. Dans ce cas de figure, on se dirigera vers une transition néoconservatrice, ce qui signifie qu’on changera de dirigeant, mais pas le système gouvernant. En d’autres termes, on retrouvera toutes pratiques que j’ai évoquées. Dans le second cas de figure, seule un mouvement social ou une révolution seront à même de conduire le Cameroun vers une transition où le dirigeant qui en sera élu sera l’émanation du peuple. Et même là, il est fort à parier que les choses ne se passeront pas pacifiquement.
Entretien avec Rodrigue N. TONGUE