« Génération sacrifiée » Vs « Génération privilégiée » : la logique de deux lobbies qui s'affrontent au Cameroun
La Génération qui s'estime « sacrifiée » veut renverser la Génération dite « privilégiée » qui dirige le pays depuis des décennies et qui se donne des privilèges insolents encore appelés dans l’imaginaire populaire « signes extérieurs de richesse ».
Coalition des acteurs
Au
Cameroun, on parle de « Génération privilégiée » en référence aux «
privilèges » qu'avaient les jeunes de la génération postindépendance et
qui n'existent plus de nos jours. Il s'agit des facilités que l'on
pouvait avoir dans le cursus éducatif, l'emploi, la qualité de vie, etc.
Par opposition, on parle aussi de « Génération sacrifiée » en référence
aux jeunes nés sous le Renouveau dans les années 1980 et qui
connaissent des problèmes d'identité et d'intégration
socioprofessionnelle.
Ainsi, on relève à foison dans l'imaginaire populaire des accusations des jeunes ou de leurs parents allant dans le sens de ce que : « l'école d'aujourd'hui n'est plus l'école », « Paul Biya a coupé la bourse aux étudiants », « le travail est devenu njindja [rare] », « tu boulot, tu boulot mais, où sont les dos [le travail n'est pas rémunéré à sa juste valeur] », « le dehors est gâté [les temps ont changé] », « on ne ya plus sa tête sur ce pays [on est désillusionné par les réalités du pays] », « on est là mon gars, on va faire comment ? [on a marre de subir les difficultés du quotidien] », « le Cameroun me fatigue [décourage inlassablement] », « le Cameroun est pourri [invivable] », « on va aller se chercher [il n'y a plus d'espoir au Cameroun] », etc. De telles représentations de la réalité de la vie sociale au Cameroun font appel à la recherche d'un bouc-émissaire. Et comme le montrent les sociologues, le tort est prioritairement rejeté sur le pouvoir en place.
Cela nous permet d'avoir la deuxième acception du mot « sacrifié ». En effet, la spécificité du Cameroun sur le plan politico-administratif (interaction entre les acteurs ou « politics ») est l'abondance des gens de la « Génération Biya [plus de 70 ans] » dans le cercle du pouvoir. On entend dire : « ce sont les gens qui sont là jusqu'à la mort ». Cela révèle l'existence des états d'âme qui se sentent écartés, voire même « marginalisés » de la gestion de l'Etat. Par conséquent, les lésés se disent « sacrifiés » pourtant, ils sont la plaque tournante de la vie active. On estime que les jeunes de moins de 35 ans constituent environ 75% de la population active en Afrique centrale. Cette polémique trouve sa justification chez Machiavel ou encore plus loin, dans la société antique d'Athènes où les adversaires de la démocratie conçue comme Loi de la majorité faisaient état de ce que cette ordre des choses est contre-nature car, disaient-ils, « c'est toujours la minorité qui dirige la majorité » dans les faits.
D'autre part, ceux qui sont à la « mangeoire suprême [appareil de
l'Etat] » et qui sont accusés d'avoir « sacrifiés » les jeunes du
Renouveau, estiment plutôt que les jeunes « d'aujourd'hui »
appartiennent à une « Génération privilégiée » en référence au fait que
les bienfaits de la libéralisation en général et de la liberté
d'expression en particulier qui sont l'œuvre du « Père du Renouveau
[Paul Biya] », n'existait pas à l'époque du parti unique dirigé de main
de fer par le Président Ahidjo. De plus, ils estiment que les bienfaits
du développement technologique dans la facilitation de la vie sociale
sont un « privilège » que les jeunes qui vivaient « autrefois dans la
barbarie » d'après les paroles de leur hymne nationale, n'ont pas connu.
Dans l'imaginaire des membres de la « mangeoire », c'est souvent
récurrent d'entendre : « aujourd'hui, tu peux tourner sur un boulon au
mûr et l'eau coule, est-ce que nous avions ça ? », « ils ont les routes
et ils se plaignent ! », « tu prends ton téléphone et tu appelles
quelqu'un ; nous, on devait parcourir des kilomètres à pied pour
transmettre nos messages ! », « aujourd'hui, vous avez l'école à côté,
bref, tout est facile pour vous ! », etc.
Fondement biaisé
Ce
débat est fondé sur une base de comparaison biaisée parce que, tel que
présenté, il n'est pas faisable d'isoler la variable « jeune » compte
tenu de l'évolution du contexte. De même, ceux qui, dans l'évaluation de
la politique de la jeunesse sous le Renouveau postulent que le
Président Paul Biya est la cause du désœuvrement des jeunes de nos
jours, ne peuvent pas s'appuyer sur les standards d'évaluation reconnus
car, la variable « Paul Biya [mauvaise gouvernance et corruption] »
n'est pas la seule variable explicative. Il convient donc, dans un
modèle de causalité plus fiable, d'étendre la réflexion sur les racines
du problème. En d'autres termes, il n'est pas juste, comme le postulent
les défenseurs acharnés de l'alternance au pouvoir, de faire penser que
le remplacement de la variable « Président Biya » par « Président X »
sera la solution plausible aux problèmes de la jeunesse. Tout en
respectant le point de vue de ces personnes, nous écrivons cet article
en réaction à une partie de l'opinion qui soutient la navigation à vue.
Hypothèse d'intervention
Avec
les moyens intellectuels disponibles au Cameroun de nos jours, il est
possible de déclencher le changement sociopolitique en minimisant les
risques de débordement et en évitant de détruire les acquis à
l'ivoirienne. Il est raisonnablement inacceptable pour ceux qui
s'estiment « sacrifiés » de fonder leur espoir politique sur le leurre
qu'après Biya, le « hasard » conduira un ange au pouvoir. Le pragmatisme
nous commande aujourd'hui d'abandonner l'opportunisme politique pour
focaliser la réflexion sur les vraies solutions d'ordre opérationnel
susceptibles d'être profitables à long terme.
Ceux qui revendiquent leur appartenance aux raisonnements pragmatiques, doivent être sensibles aux fonds de la pensée de Charles Sanders Pierce, fondateur du pragmatisme, qui pose quatre piliers susceptibles de permettre de bâtir une réflexion crédible sur le fonctionnement sous-jacent de la société : il s'agit de l'autorité, de la ténacité, de l'a priori et de l'empirisme. En gros, la logique de la gestion de la société n'est pas objective et équitable. En effet, si l'on prend une question comme celle de la justice sociale, Pierce nous incite à envisager que ce qui est juste, n'est juste que par rapport à l'autorité de ceux qui le disent, à la ténacité qu'ils utilisent pour défendre leur point de vue, à la force des a priori rendant favorable leur vision et à la place de leur vision dans les connaissances empiriques sur le sujet. Cela permet de mieux comprendre un certain nombre d'assertions qui existent et qui renseignent à suffisance sur le fonctionnement sous-jacent de notre société : « tant que Yaoundé respire, le Cameroun vit », « Yaoundé est notre village », « Bamenda a eu SON université, Maroua a eu SON université, l'Est revendique aussi SON université, le Sud n'a pas eu SON université, etc. », « la politique aux politiciens et l'école aux écoliers », « le Cameroun c'est le Cameroun », etc.
En clair, si nous voulons résoudre le problème de notre jeunesse,
nous devons, dans une espèce de démarche générativiste, admettre
l'existence d'un archi-trait sous-jacent ou d'un facteur majeur qui
chapote tous les autres facteurs mineurs qu'on déplore en surface au
niveau national. Nous ne parlons pas ici en termes de facteurs endogène
et exogène. Nous indexons la « mafia » souterraine qui conditionne la
mise en œuvre officielle des politiques publiques. Il est légitime de
penser que le problème du Cameroun en particulier et de l'Afrique Noire
en général, n'est pas celui du manque du savoir ou du savoir-faire.
Peut-être, il s'agit d'un manque du savoir-être. Mais, à toute évidence,
en ce jour, force est de constater qu'on sait exactement ce qui ne
marche pas et les solutions appropriées. Le problème réel réside dans le
manque de volonté opérationnelle de mettre en œuvre les vraies
solutions. On prescrit expressément le faux médicament au malade. Ou
mieux, on lui donne des solutions palliatives au lieu de le guérir
définitivement. Pourquoi cette « mafia [méchanceté] » ?
Une
hypothèse plausible est de reconnaître que nous vivons aujourd'hui dans
un monde acquis à la cause d'une « Autorité malsaine » qui défend avec
une Ténacité déloyale ses intérêts partout où cela est nécessaire en
diffusant à profusion des « Idées reçues » sur le Tiers-monde et en
s'appuyant sur un Empirisme qu'il fabrique lui-même (« L'Afrique n'est
pas encore entrée dans l'Histoire [et par conséquent, il faut lui tenir
la main] », « ce qui est bon pour la France est bon pour l'Afrique [les
Africains sont des citoyens gros-bébés qu'il faut nourrir au biberon] »,
etc.). Il est pensable que les « Autorités nationales » échouent de
résister à « l'Autorité internationale » malsaine ou écrasante et que
les premiers finissent par mettre sur pied les mêmes types de
fonctionnement malsains au sein de leur pays. Nous sommes dans un cercle
vicieux préoccupant. Si l'on remplace le Président Biya par un
Président X, ce dernier sera obligé de se soumettre à « l'Autorité
internationale » malsaine pour régner. Kakdeu (2010c) qui a étudié le
discours des putschistes en Afrique Noire Francophone révèle que ceux
des putschistes qui ont pu régner sont aussi ceux qui ont finalement
arrimé leurs discours aux normes des « idées reçues » promues par
l'Autorité internationale malgré le fait que leur motivation de base
était de lutter contre le chao social. Ils disaient : « Les militaires
veillent à la défense de l'intégrité du territoire », « Nous avons pris
en main nos responsabilités ». Et ils finissent par dire : « Nous
voulons instaurer la démocratie [réseau de la Françafrique] », « nous
respectons la volonté de la communauté internationale ». Les deux
derniers putschistes en date à savoir Sékouba Konaté de la Guinée et
Salou Djibo du Niger faisaient ressortir dans leurs discours, la
soumission aux « pressions » de la Communauté internationale d'une part
et de leurs peuples d'autre part. Et quand on sait que les intérêts des
membres de la Communauté internationale qui sont encore ceux qui
pratiquent l'impérialisme, sont drastiquement opposés aux intérêts des
populations africaines, on comprend pourquoi, même les militaires qui «
prennent leurs responsabilités », n'arrivent pas à mettre fin aux chaos
sociaux vécus en Afrique. Dans les faits, quand ils prennent le pouvoir,
ils finissent toujours par « entrer dans la danse » à défaut de se
faire assassiner ou renverser. Ceci nous inspire que la politique de la
jeunesse doit être stratégique et minutieusement orientée vers le
développement de leur pays.
Une autre hypothèse plausible est de penser que la solution viendra
de la rue comme en Tunisie ou en Egypte. Mais, la rue peut renverser
même le meilleur Président du monde à cause de la traversée d'une
mauvaise conjoncture. La vraie et meilleure solution reste la
consolidation des institutions souveraines. Il ne faut jamais oublier
qu'une grande démocratie est faite d'institutions fortes. Les Amoureux
du changement doivent être sensibles au fait que la stratégie « d'ici et
maintenant » a conduit nos nationalistes à rater l'équation des
indépendances. Il faut en tirer des leçons. Les institutions sont fortes
lorsque toutes les parties prenantes les respectent indépendamment de
l'intervention de la communauté internationale. Pour que les
institutions soient fortes, il faut que l'opposition par exemple joue sa
partition. Une certaine opinion publique est toujours portée
maladroitement à critiquer Paul Biya sans réclamer le bilan des 20 ans
d'opposition de Ni John Fru Ndi et compagnie. Un Président peut-il
réussir la construction d'un pays sans forces alternatives ? Les
oppositions camerounaises ont été beaucoup plus opportunistes, affamés
et soucieux de leurs ventres dans une logique de « pousses-toi et je
m'assois aussi ».
L'actualité au Cameroun qui fait état du
lancement du recrutement de 25000 jeunes dans la fonction publique
révèle une fois de plus une Opposition à court d'idées face à un Pouvoir
qui sombre dans l'hésitation. Il faut relever par exemple que la mise
en œuvre de cette mesure populiste par le gouvernement Biya nécessite la
mobilisation d'une enveloppe budgétaire d'environ 50 milliards F CFA
par an. Cela est curieux au moment où le budget de la République du
Cameroun en 2011 a été revu à la baisse. En supposant qu'il ne s'agit
pas d'une farce politique ou que les résultats n'attendront pas cinq ans
pour être connus comme ceux du recensement général de la population de
2005, on peut relever au moins deux choses :
1- Le gouvernement du Cameroun dispose d'une caisse publique occulte et non déclarée qui consolide les accusations de mauvaise gouvernance tant décriées. La jeunesse de la génération « sacrifiée » peut légitimement continuer à faire des revendications afin de puiser dans ces fonds occultes non-comptabilisés.
2- Le gouvernement
du Cameroun ne résout pas les problèmes de la jeunesse qui s'estime «
sacrifiée » depuis 28 ans par pur manque de volonté politique car, en un
an, le Président Biya aurait fait ce qu'il n'a pas fait en 28 ans. En
clair, il n'est pas sûr qu'il ait recruté 25 000 personnes dans la
fonction publique depuis son accession au pouvoir en 1982.
Dans
un Etat qui se réclame démocratique, le gouvernement Biya devrait
donner des explications sur le mode de financement de cette mesure
exceptionnelle. Sinon, la « Génération sacrifiée » aurait raison de
penser que son régime l'aurait « sacrifié » parce qu'il avait intérêt à
fonctionner avec une jeunesse ignorante et non susceptible de faire
foule. Si le régime n'opte pas pour la transparence, il aurait tort car,
comme dans le monde arabe, les intellectuels de la « Génération
sacrifiée » ne fonctionneront pas comme ceux de la « Génération
privilégiée » qui sont spécialistes de la rédaction des « motions de
soutien » insolites.
Dans tous les cas, on peut dire que cette
mesure exceptionnelle est déjà une victoire symbolique remportée par la «
Génération sacrifiée » car, jusqu'ici, l'entrée dans la fonction
publique Camerounaise était réservée aux « protégés [proches]» de la «
Génération privilégiée ».
Toutefois, cette action ne sera profitable pour le Cameroun en termes
d'impacts positifs sur la paix sociale que si elle s'intègre dans le
cadre d'une politique de rupture globale. Comme le montre Kakdeu (2010),
toute politique publique qui manque d'harmonie génère des effets
pervers. Puisque le citoyen Paul Biya est devenu l'opposant principal du
régime Biya, il lui faut prendre d'autres mesures susceptibles de lui
permettre d'inscrire résolument cette problématique de recrutement dans
le cadre d'une politique globale de réconciliation avec la « Génération
du Renouveau » dite « sacrifiée ». Les actions simples d'animation
consistent par exemple à accueillir les jeunes excellents à l'école et
dans l'entreprenariat au Palais de l'Unité afin de rompre avec le cliché
selon lequel ses banquets sont réservés aux Vieux fossoyeurs de la
République. A l'égard de la diaspora, le Président Biya pourrait lancer
une opération « retour au pays » qui soit une réelle politique publique
d'intégration socioprofessionnelle au « pays d'origine ».
Sa
politique d'emploi de la jeunesse est restée bornée aux sentiers battus
et à l'intégration dans la fonction publique alors que l'Etat ne peut
pas intégrer les 150 mille étudiants qui frappent aux portes du monde
professionnel. Le Président de la République doit devenir la mascotte de
l'entreprenariat. Il doit se donner la peine de faire la promotion des
jeunes promoteurs de PME et GIC qui fondent les piliers de l'économie du
pays. Ces secteurs peuvent employer tous les jeunes citoyens du pays.
Il est insolite par exemple de demander à la diaspora de revenir exercer
au pays comme « agent de l'Etat » et dépendre du « code du travail »
alors que cette dernière veut plutôt rentrer pour entreprendre. La vraie
mesure adéquate serait donc de mettre sur pied des mesures incitatives
pour faciliter l'investissement sur les plans douaniers, fiscaux,
administratifs et financiers. Une telle politique publique serait plus
efficace et plus efficiente pour promouvoir l'emploi pour tous à long
terme.
Mais, on fait plutôt face aux gens qui « attendent le jour du marché pour attacher leurs poules ». Cette façon de gérer le pays par des mesures ponctuelles présentera probablement ses limites.