France, Séries, Les empoisonneurs: William Bechtel, dit le «Grand Bill», qui signa l'une des pages sombres de l'espionnage français :: FRANCE
William Bechtel, connu dans les services secrets français comme le « Grand Bill », a été envoyé au secours du gouvernement du Cameroun, en proie à une rébellion au début des années 1960.Ses vertus rafraîchissantes et, dit-on, son efficacité dans la prévention de la dysenterie, ont longtemps fait du pastis la boisson coloniale par excellence. Il fut sans doute aussi, pour certains fonctionnaires terrassés par l'ennui, à l'origine de fâcheuses cirrhoses. Mais le verre mortel qui foudroya le chef de l'opposition camerounaise à Genève, par une sombre soirée de l'automne 1960, contenait bien sûr tout autre chose que ce trouble mais sain breuvage. Un agent secret français y avait discrètement versé du thallium, signant par ce geste l'une des pages sombres de l'espionnage français.
À l'époque, services français et maquisards de l'UPC (Union des populations du Cameroun) se livrent une guerre farouche dans les grandes forêts d'Afrique centrale. La grille de lecture locale est calquée sur le contexte mondial de guerre froide : il faut combattre le « péril rouge » jusque sur les rivages du golfe de Guinée. Ou sur les berges du lac Léman. La Suisse est le cadre rassurant de fréquents chassés-croisés entre opposants, hommes d'affaires ou caciques de l'Afrique nouvellement indépendante. Et c'est là qu'il va être décidé d'éliminer Félix-Roland Moumié, qui a pris la tête de l'UPC en septembre 1958, après que son chef, Um Nyobé, eut été abattu par des tirailleurs tchadiens commandés par des officiers français.
À l'orée des années 1960, le Cameroun est le théâtre d'une guerre méconnue et sanglante qui oppose rebelles et troupes françaises, puis camerounaises soutenues par la France après l'indépendance de janvier 1960. Au sud, le pays bamiléké est entré en dissidence. Devant la montée en puissance de la guérilla de l'UPC, le président Ahmadou Ahidjo - un nordiste musulman soutenu par Paris - appelle à l'aide au nom d'un accord militaire signé avec la France. Plusieurs bataillons français, commandés par « le Viking » - surnom donné au général Briand dans les armées - vont être engagés contre la rébellion. Opérations de ratissage, villages brûlés, victimes par milliers, la répression ne brille pas par sa finesse. Un certain nombre d'officiers français estimeront plus tard que ce bain de sang aurait pu être évité.
À l'Élysée comme à Matignon, dont Michel Debré est alors le locataire, on s'inquiète fortement de ces soubresauts africains. Les confidences du général Paul Grossin, chef des services de renseignements, relatées dans un passionnant et récent ouvrage sur les obscures coulisses de la Ve République (1), sont éclairantes sur le climat de l'époque. Il raconte : « Un jour Debré me dit : il y a une révolte au sud du Cameroun, il faut faire quelque chose. Avez-vous des renseignements ? Je réponds : chez eux, à cause du système tribal, on zigouille le chef et c'est fini. Le chef, c'est Moumié, et il est en Suisse. On pourrait s'en débarrasser... »
Une substance présente dans la mort-aux-rats
L'opération, une « homo » pour homicide, n'a pu être décidée qu'au sommet de l'État, à l'Élysée. Et l'Afrique, à l'Élysée, c'est le célèbre Jacques Foccart dont les réseaux ont marqué plusieurs décennies de relations entre la France et le continent noir. C'est lui qui a dû donner le feu vert au service Action du Sdece (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage), l'ancêtre de l'actuelle DGSE.
L'homme choisi pour l'opération est une figure du monde clandestin, William Bechtel, dit le «Grand Bill ». Ce Franco-Suisse a déjà pas mal baroudé. Après avoir fait ses classes auprès des forces spéciales alliées durant la Seconde Guerre mondiale, il a servi en Indochine au sein du commando « Conus », qui dépendait de la DGER, l'ancêtre du Sdece. Chargé de la sécurité chez Simca, notamment pour contrer les gros bras de la CGT, il est réserviste du Sdece. Et il se rend régulièrement - comme Jacques Foccart - au centre des services français à Cercottes, près d'Orléans, pour y effectuer quelques sauts en parachute. À 60 ans passés, il reprend donc du service et reçoit pour mission d'approcher Félix Moumié. Se présentant comme journaliste installé à Genève pour l'agence Acmé, couverture somme toute assez classique, il le rencontre d'abord à Accra au Ghana, gagne sa confiance, et finit par lui proposer un dîner en Suisse. L'homme y séjourne, dit-on, afin de rencontrer des diplomates chinois et d'Allemagne de l'Est, dans le but de se procurer des armes pour sa guérilla.
Pour faire disparaître de la scène « subversive » africaine le leader camerounais, c'est le thallium qui a été choisi. Une terrible substance que l'on retrouve dans la mort-aux-rats, qui, lorsqu'elle pénètre dans l'organisme, fait tomber les cheveux et provoque une mort atroce et lente, en agissant sur les nerfs périphériques. Ce terrible poison avait les faveurs de Saddam Hussein, et la CIA aurait un temps envisagé de l'utiliser contre Fidel Castro. En en plaçant un dérivé dans les chaussures du Lider Maximo, pour au moins venir à bout de sa barbe légendaire, pileuse incarnation du mythe révolutionnaire. Le thallium a été préparé pour le Sdece par un professeur à la réputation internationale.
À Genève, le « Grand Bill » a calculé son coup. Il a invité Félix Moumié la veille de son départ vers l'Afrique, tablant sur une mortelle lenteur pour que l'opposant décède là-bas, loin de toute police scientifique ou laboratoire spécialisé. Les services français espèrent même que Sékou Touré sera accusé du meurtre. Seulement voilà, l'histoire ne va pas se dérouler comme prévu.
Rendez-vous a été pris au Plat d'argent, un restaurant de la vieille ville genevoise. Félix Moumié y arrive en compagnie d'un étudiant camerounais vivant en France. Peu de temps après s'être assis à table, Moumié est demandé au téléphone (le portable n'a pas encore tué ce piège classique). Il est étonné, puisque personne n'était censé savoir qu'il se trouvait dans ce restaurant, mais il se rend quand même jusqu'à la cabine. Bechtel a jeté son dévolu sur le pastis comme vecteur du poison. S'évertuant à détourner l'attention de l'étudiant resté à table en lui montrant des documents « confidentiels », il verse le thallium dans le verre. Revenu à table, Moumié parle beaucoup mais passe sur l'apéritif. L'agent secret décide alors de se rabattre sur le vin (ou le café, les sources divergent) en y versant une autre dose de thallium, exercice difficile à réaliser à la barbe des deux convives. Cette fois-ci, l'opposant boit le breuvage. « Mais soudain, ce fut la catastrophe, a raconté le général Grossin à Pascal Krop (2), alors que le repas se terminait sur un café, Moumié récupéra son Ricard et le but. C'était foutu. La dose minutieusement préparée à Mortier (la caserne Mortier, siège du Sdece puis de la DGSE à Paris, dans le XXe arrondissement, NDLR) était maintenant double, trop forte (...) Notre agent avait fait une erreur. Il aurait dû renverser le Ricard sur la table. » Les deux doses cumulées auront de fait un effet dévastateur. Dans la nuit, Félix Moumié se sent mal et demande à être emmené à l'hôpital. Il va y mourir dans de terribles souffrances, non sans avoir eu le temps de dénoncer son empoisonnement par les services français. Devant le vilain tour des choses, Bechtel quitte la Suisse en catastrophe et se réfugie en France. Il est mis « au vert » dans une villa de la Côte d'Azur. En perquisitionnant chez lui, la police genevoise trouve des photos de Félix Moumié, des documents expliquant comment tuer un homme sans laisser de traces et, surtout, des traces de thallium dans l'une de ses vestes.
À 82 ans, le « Grand Bill » est libéré sous caution
Un mandat d'arrêt international est lancé contre lui mais ce n'est que fin 1974 que le « Grand Bill » est arrêté à Bruxelles, puis extradé en Suisse. Son âge avancé, 82 ans, lui permet d'être libéré sous caution en 1976. Quatre ans plus tard, le procès, durant lequel les autorités françaises n'auront pas ménagé leurs pressions, se conclut par un non-lieu. William Bechtelmourra en toute quiétude au début des années 1990 à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce. Son avocat avait réussi à semer le doute, en se fondant sur une expertise toxicologique doutant de la possibilité d'une mort si rapide après l'ingestion du poison. Mais une seule dose, alors, est prise en compte...
La rébellion est décapitée, mais la « guerre spéciale » menée par la
France dans la verte Afrique équatoriale va continuer. Formées et
guidées par des conseillers français, les troupes d'élite de l'armée
camerounaise vont mettre à feu et à sang le pays bamiléké. Et tous les
chefs de l'UPC seront successivement abattus.
Ce conflit, qui a fait des dizaines de milliers de morts, est resté
largement méconnu en France. Sans doute parce que, à la même époque, le
drame algérien focalisait toutes les passions. Au nom du nécessaire
endiguement d'un communisme tropicalisé et du maintien de l'influence
française en Afrique, nombre de responsables français justifieront cette
sale guerre africaine. Au premier rang desquels Jacques Foccart, qui
déclarera en 1995 à Pierre Péan à propos de l'assassinat de Félix Moumié
: « Je ne crois pas que cela ait été une erreur. »
(1)Histoire secrète de la Ve République, sous la direction de Roger Faligot et Jean Guisnel, La Découverte, 2006.
(2) Les Secrets de l'espionnage français,Pascal Krop, Éditions Jean-Claude Lattès, 1993.