France: Aurélie Monkam-Noubissi, la force d’une mère
Il y a sept mois, elle perdait son fils, victime d’un lynchage à Échirolles, en banlieue grenobloise. La foi chevillée au cœur, cette pédiatre estime que les parents doivent réinvestir leur rôle éducatif dans les quartiers. Le parc Maurice-Thorez d’Échirolles repose sous une épaisse couche de neige. Une femme se fraye un chemin entre les congères et les arbres nus. Elle ne dit rien. Ses pas résonnent à peine dans les allées blanches. C’est la ville tout entière qui paraît s’être tue pour épouser son silence. À quelques dizaines de mètres de chez elle, Aurélie Monkam-Noubissi, 54 ans, s’approche de la stèle ocre érigée en mémoire de son fils et de son ami, lynchés à mort par une dizaine d’assaillants dans ce même parc, il y a sept mois.
Une poignée de roses et de jonquilles émerge de la poudreuse. Sur la plaque, on peut lire : « En hommage à Kévin Noubissi et Sofiane Tadbirt, 21 ans, deux frères de cœur qui ont sacrifié leur vie pour épargner celles de leurs frères le 28 septembre 2012. » Gravées de chaque côté, deux colombes semblent vouloir porter ces mots jusqu’au ciel. La mère se recueille quelques instants, puis redescend vers sa maison, comme elle le fait chaque jour. Ici, tout lui rappelle son fils : « Hier, j’étais en train de déneiger et je me suis mise à penser à Kévin, raconte-t-elle en retenant ses larmes. S’il avait été là, c’est lui qui m’aurait aidée. »
« QUAND C’EST VOTRE ENFANT QUI VOUS EST ARRACHÉ, AUCUN TERME N’EXISTE. »
Son cœur se serre lorsqu’elle passe devant la moto stationnée près de la porte, une Suzuki jaune que l’étudiant venait de s’offrir. Sa mère n’a pu se résoudre à s’en séparer. Dans la chaleur du nid familial, les témoignages d’amitié reçus après le drame rappellent partout la mémoire du disparu. « Il n’y a pas de mot pour décrire ce que je vis, confie-t-elle, en servant le café. Quand l’un de vos parents meurt, vous êtes orphelin. Quand c’est votre enfant qui vous est arraché, aucun terme n’existe. »
Sa voix vacille un instant, mais aussitôt, se ressaisit. Elle se lève, glisse un disque de musique classique dans le lecteur et se rassied. « Une manière de calmer mes angoisses », souffle l’élégante aux faux airs d’Aretha Franklin, avec ses cheveux lissés et son grand sourire. Derrière ce regard épuisé vibre un tempérament peu commun. Le lendemain de cette terrible nuit, Aurélie Monkam-Noubissi, pédiatre à Meylan, dans la banlieue grenobloise, raconte s’être rendue à son cabinet pour honorer ses consultations : « Certains parents s’organisent longtemps à l’avance », explique-t-elle, comme si cela coulait de source. Ce n’est que le soir qu’elle a pu « s’effondrer », une fois sa mission remplie. Sa force intérieure, rien ne paraît en mesure de la contenir. C’est en épaulant les autres, comme elle l’a toujours fait, qu’Aurélie Monkam-Noubissi a su rester debout dans la tempête.
Tout en égrenant ses souvenirs, elle se tourne avec tendresse vers le portrait de Kévin, dont le visage empreint de franchise illumine la pièce : « J’aime bien le voir. Selon les moments, son image m’apaise ou me transperce. » Il avait hérité du sourire de sa mère. Et comme elle, il rêvait de devenir quelqu’un : ce jeune homme studieux venait de décrocher une licence professionnelle en commerce et distribution, et s’apprêtait à entrer en master.
LA FIERTÉ D’UNE MÈRE ÉMIGRÉE DU CAMEROUN EN 1978
De quoi faire la fierté d’une mère émigrée du Cameroun en 1978, avec le bac en poche et un rêve : devenir médecin. C’est ici, au pied des Alpes, qu’elle rencontrera son mari, Camerounais lui aussi, militant fougueux de la cause démocrate dans son pays – il est décédé d’une rupture d’anévrisme en 2006.
Comme lui, Aurélie est habitée d’une conscience aiguë de l’intérêt général. C’est peut-être ce qui l’a conduite à devenir pédiatre : « L’enfance est un monde merveilleux : de la naissance à l’adolescence, c’est magique. Je dis toujours qu’il faudrait que les futurs parents signent une charte de la parentalité », développe cette infatigable praticienne, qui rentre souvent tard et ne compte pas le temps qu’elle accorde aux familles, ses propres enfants ayant grandi. Il lui arrive de s’improviser conseillère conjugale, quand elle sent qu’un foyer bat de l’aile. « Dans un monde où tout nous bouscule, il faut prendre le temps de s’asseoir, résume-t-elle avec simplicité. J’ai toujours eu le souci du soin de l’autre. »
À commencer par ses quatre enfants, qu’Aurélie a éduqués avec une autorité aimante et naturelle. Elle sait combien le flottement des aînés peut être source d’instabilité chez les plus jeunes. Seuls Wilfrid, le cadet de 17 ans, et Steven, 27 ans, vivent encore à ses côtés. Élodie, 31 ans, exerce son métier d’éducatrice en région parisienne. Comme chaque jour à midi, Wilfrid rentre à la maison pour le déjeuner.
KÉVIN EST INTERVENU POUR PROTÉGER SON JEUNE FRÈRE
Depuis la mort brutale de son grand frère, le lycéen s’épanche peu. C’est lui qui était visé par l’altercation à l’origine de la tragédie d’Échirolles : en bon aîné, Kévin est intervenu pour le protéger, allant jusqu’à exiger des excuses de la part de l’un des agresseurs. Cette requête fut ressentie comme une humiliation par ces jeunes issus de la Villeneuve de Grenoble, un quartier voisin de celui des Granges à Échirolles, mais réputé plus sensible. En quelques instants, une expédition punitive s’improvise, aussi sauvage qu’incompréhensible, dont ni Kévin ni son ami Sofiane, présent sur les lieux, ne réchapperont. On les retrouvera, gisant dans le parc, couverts de lésions. Les agresseurs se sont acharnés avec des couteaux, des tessons de bouteille et un pistolet à grenaille. L’instruction – en cours – aura à déterminer les rouages d’un crime qui frappe par l’inconsistance de ses mobiles : ni drogue, ni rivalité – ces jeunes ne se connaissaient que de vue.
Toute professionnelle de l’enfance qu’elle soit, Aurélie Monkam-Noubissi reste interdite : « Certains des suspects étaient mineurs. Comment ont-ils pu en arriver là ? Peut-on seulement l’expliquer ? C’est de la barbarie. » En cause à ses yeux : une démission tant des parents que de la collectivité, qui a pour effet d’abandonner des jeunes à la nocivité de la rue, au désœuvrement : « On ne leur a pas donné d’autre moyen de réponse. »
« AU FEU DES OBSTACLES, MA FOI S’EST RENFORCÉE »
Dans ce quartier déjà marqué par les émeutes de 2010 et par le virulent «
discours de Grenoble » de Nicolas Sarkozy, un collectif s’est constitué
après le drame. « Nous nous sommes retrouvés soudés et meurtris »,
raconte la mère de famille, réconfortée par la prévenance de ses
voisins, comme par la « marche blanche » d’octobre, qui a rassemblé 10
000 anonymes.
Elle assure n’avoir jamais perdu « foi en l’avenir ». Sa propre foi transparaît dans tout son être : les réponses que sa raison échoue à lui apporter, cette protestante les puise dans son inlassable prière : « Pourquoi la mort ? Et pourquoi “cette” mort ? Qu’est-ce que le Seigneur a voulu me dire ? Au feu des obstacles, ma foi s’est renforcée », confie-t-elle avec une sagesse émouvante, comme lorsqu’elle s’est plongée dans l’Ecclésiaste, la nuit même où son fils disparaissait.
CONVERTI À L’ISLAM « À L’INSU » DE SA MÈRE
De spiritualité, Kévin et elle pouvaient parler pendant des heures. Son
fils s’était converti à l’islam « à l’insu » de sa mère, mais jamais
elle ne lui en tint rigueur : « On éduque nos enfants et un jour ils
nous échappent. C’est comme ça. » Comme toute la fratrie, Kévin a
pourtant suivi l’école biblique chez les réformés. C’est à 12 ans qu’il
marque ses premières distances. Trois ans après, entraîné par des amis,
il commence à faire le Ramadan et « tient le mois », selon l’expression
de sa mère, proprement « sciée » par la ténacité de son fils.
« Il pouvait jouer au foot tout en jeûnant. Si ce n’est pas la foi, je me demande ce que c’est ! » Kévin reprochait aux chrétiens leur relâchement. « On ne peut croire en quelque chose et faire l’inverse », soutenait l’étudiant, qui s’était désinscrit de Facebook et refusait de boire ou de fumer. « Sa foi l’a structuré », analyse sa mère. Secouée par son exigence, Aurélie confesse avoir redoublé d’assiduité dans sa propre vie spirituelle. Kévin, lui, rêvait de la voir se convertir. « Même pas en rêve ! lui répondait-elle avec humour, j’aime trop Jésus. »
« COMPASSION ET PITIÉ »
Orpheline de ces joutes affectueuses, Aurélie mène seule sa quête. Elle
fréquente plusieurs paroisses, réformée, évangélique, anglicane ou
catholique, puisant dans chacune quelque chose d’essentiel. Depuis son
épreuve, elle raconte aussi avoir découvert la figure de Marie : « Comme
moi, elle a perdu son fils. Protestante, je n’avais pas l’habitude de
la prier ; à présent elle me console. »
Il n’est pas rare qu’une parole de l’Évangile éclaire sa journée : « Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde », dit-elle avoir « reçu » ce matin-là, convaincue que « Dieu envoie des signes en permanence ». À l’égard des meurtriers – ces « laissés-pour-compte » préfère-t-elle dire –, Aurélie Monkam-Noubissi dit éprouver « compassion et pitié » : « J’ai mal pour ces mères, pour ces enfants, c’est un gâchis total. » Désormais, elle redoute l’épreuve du procès. Sur l’étagère, derrière elle, une pile de jeux de société évoque les jours heureux de la famille Noubissi : « La bonne paye », le « Monopoly » et le « Petit immortel ».
BIO EXPRESS
1959. Naissance d’Aurélie Monkam-Noubissi à Nkongsamba, dans l’ouest du Cameroun.
1978. Elle s’installe à Grenoble pour étudier la médecine.
1982. Naissance de sa fille Élodie.
1985. Naissance de son fils Steven.
1991. Naissance de Kévin, le troisième de la fratrie.
1995. Naissance de Wilfrid, le cadet.
2006. Son mari décède des suites d’une rupture d’anévrisme de l’aorte, à l’âge de 57 ans.
28 septembre 2012. Une banale querelle conduit un groupe d’une dizaine de jeunes à lyncher à mort Kévin et son ami Sofiane, âgés tous deux de 21 ans.
7 février 2013. Neuf suspects sont interpellés et placés en garde à vue. Au total, onze suspects ont été écroués dans cette affaire.