France - Afrique : Le nationalisme africain et le panafricanisme présentés comme des « menaces » pour l’Occident !
Et si les rapports des experts en questions stratégiques, dans toute leur aridité, étaient plus à même de nous éclairer sur les vrais enjeux de notre monde que le storytelling des médias occidentaux dominants dégoulinants de «bons sentiments» manipulatoires ? En tout cas, le dernier rapport édité par le ministère français de la Défense, et qui est plus que jamais «à la mode» alors que le sommet de la Francophonie de Kinshasa se prépare fiévreusement [cet article a été publié pour la première fois le 10 octobre 2012, ndlr], gagne à être lu et analysé. Le rapport prospectif à 30 ans dénommé «Horizons stratégiques» décrit les tendances lourdes de la politique extérieure et de défense française à long terme. Ce qui signifie qu’il est, peu ou prou, endossé par les deux principaux partis de gouvernement qui dirigent alternativement la France – et qui se prémunissent avec une solidarité exemplaire contre toute menace qui viendrait troubler leur confortable jeu de ping-pong
Bertrand Badie, un des plus éminents spécialistes
des relations internationales de l’Hexagone, qui dirige L’Etat du monde,
encyclopédie géopolitique de référence et enseigne à Sciences-Po Paris,
ne s’y est pas trompé. «Hollande est dans la continuité de Sarkozy. Pas
tellement sur le verbe et la forme, car les deux hommes n'ont pas le
même tempérament, mais sur le plan thématique, sur la ligne politique,
François Hollande n'a pas montré de volonté forte de rupture. La
politique étrangère a été la grande absente de la campagne électorale,
aucun thème n'a été soumis au débat public, il n'est donc pas étonnant
que Hollande n'ait annoncé ni proposition nouvelle, ni initiative
spectaculaire, ni virage politique. (…) Depuis le début de la Vè
république, la gauche n'a jamais fait l'effort de définir ce qu'est une
politique étrangère de gauche. François Mitterrand qui avait vilipendé
la politique étrangère du général de Gaulle s'est finalement aligné
lorsqu'il a accédé à l'Elysée en 1981. Et ses successeurs ne se sont pas
beaucoup intéressés à la politique étrangère. Il y a là un manque. Le
travail de critique et de réflexion en profondeur n'est pas mené.
D'ailleurs, la politique étrangère de Nicolas Sarkozy a été très peu
critiquée par la gauche. Il n'y a pas eu de débat sur l'intervention en
Libye. Celui sur la réintégration de la France dans l'Otan a été
extraordinairement discret», a-t-il expliqué le 27 septembre dernier
dans Le Journal du dimanche.
Le style change, mais le fond demeure, donc. Du coup, le document
stratégique du ministère de la Défense, visiblement finalisé fin avril
dernier – avant donc la débâcle de Nicolas Sarkozy – reste d’actualité.
Que dit ce document sur le monde, la France et l’Afrique ?
Le déclin de l’Occident anticipé… et redouté
Le texte indique que parmi les «lignes de force» des décennies qui
viennent, il y a «la fin de la domination occidentale». Nous nous
dirigeons manifestement vers «un monde post-américain». Il existe «un
risque de déclassement de l’Europe», et «l’affirmation de nouvelles
grandes puissances, aux trajectoires toutefois incertaines» (Brésil,
Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), devrait se poursuivre.
«L’accélération de la mondialisation» est également une ligne de force
dans un contexte de «transition géopolitique marquée par une instabilité
et une volatilité croissantes». Tout cela, on s’en doutait un peu…
Des «printemps arabes» en Afrique ? Non merci
Pourquoi la presse française se passionne-t-elle pour les processus de
changements de régime dans le Moyen-Orient, tout en s'indignant si peu
des dénis démocratiques dans les pays d’Afrique francophone, où Paris a
pourtant les moyens de faire avancer les choses dans le bon sens, à
coups d’amicales pressions, loin de la «démocratie des bombes» à
laquelle la Côte d’Ivoire, par exemple, a payé un lourd tribut ?
Pourquoi, en plein printemps arabe, Ségolène Royal débarque-t-elle à
Ouagadougou pour apporter un soutien sans équivoque à un Blaise Compaoré
qui veut modifier la Constitution et fait face à la colère de son
peuple ? Peut-être parce que les «policy-makers» français ne croient pas
en l’avènement d’une émancipation démocratique au sud du Sahara. La
pauvreté et le tribalisme seraient des facteurs bloquants. «Une
extension généralisée en Afrique subsaharienne des poussées
démocratiques arabes paraît peu probable. Si certains éléments
structurels (alternance bloquée, jeunesse diplômée au chômage,
marginalisation d’une partie de l’armée) peuvent constituer un terreau
favorable à un soulèvement populaire, plusieurs caractéristiques
limitent de fait les évolutions politiques en Afrique à court et à moyen
terme : l’absence de classe moyenne, les divisions identitaires et la
faible institutionnalisation de l’État, notamment. Seuls quelques pays,
dans lesquels une société civile solide, produit de l’histoire locale
(syndicats, églises, chefferies traditionnelles), fait face à un État
fort ou à un pouvoir bloqué, sont susceptibles de suivre la voie arabe,
si certaines circonstances sont réunies (crise économique, élection
grossièrement truquée…)», indique le document. L’analyse n’est pas tout à
fait dénuée de fondement, mais les références obsessionnellement
ethnographiques de la France officielle quand il s’agit de l’Afrique,
par exemple, indiquent d’une certaine manière qu’elle n’est pas pressée
que la situation change. Les pouvoirs qu’elle soutient n’encouragent
pas, généralement, une plus forte institutionnalisation de l’Etat.
N’accompagne-t-elle pas avec enthousiasme un régime Ouattara qui a
substitué des milices tribales à une armée nationale et n’a-t-elle pas
longtemps soutenu une rébellion ivoirienne qui détruisait l’Etat pour le
remplacer par des baronnies féodales dont les «Comzones» sont des
figures emblématiques ?
Sécessions et migrations
«La remise en cause des frontières actuelles pourrait aboutir à la
création de nouveaux États ou à des redécoupages plus ou moins violents
(Sud-Soudan, Somalie…). La rupture du tabou de l’intangibilité des
frontières pourrait avoir des effets en cascade sur l’ensemble du
continent, voire au-delà», anticipe le rapport. L’on se souvient
forcément qu’à Paris, la perspective d’une sécession du Nord-Mali, tant
qu’elle ne disait pas son nom et qu’elle était incarnée par le MNLA,
était une option sérieuse. Le soutien à des irrédentismes ou à des
séparatismes sera-t-il demain, plus que jamais, un moyen de peser sur
des situations géopolitiques ou de «semer l’effroi» parmi des nations
africaines désireuses de s’affranchir ou de tester certaines formes
d’indocilité ? «Des catastrophes écologiques majeures liées aux premiers
effets du changement climatique, notamment dans les zones les plus
fragiles, pourraient déboucher sur de vastes mouvements de populations,
intra et intercontinentaux, sources de déstabilisation majeure», écrit
l’étude. Ce qui se passe dans l’Ouest de la Côte d’Ivoire, militairement
conquis par des hommes faisant face chez eux à l’avancée du désert,
est-il une préfiguration de ce type de «catastrophes» ? Les grandes
villes de la côte ouest-africaine, épuisées par l’exode rural et de
«l’abandon» d’une partie du Sahel, pourraient-elles vraiment, en partie,
être noyées dans les flots de l’érosion côtière ? Ces questions
interpellent les pouvoirs et l’intelligentsia du continent.
Le nationalisme africain… menace pour l’Occident !
Ce qui est inédit dans ce rapport produit par les experts du ministère
français de la Défense, c’est qu’il classe désormais les souverainistes
africains comme des ennemis potentiels. «Des crises dites
«identitaires», fruit de l’instrumentalisation de catégories
communautaires par certains acteurs politiques et économiques (partage
du pouvoir et des richesses), pourront encore survenir. Le
fondamentalisme, voire le radicalisme, religieux, tant musulman que
chrétien, pourrait progresser, en l’absence de perspective d’intégration
économique et politique des populations les plus pauvres et, surtout,
des jeunes. Parallèlement – et paradoxalement – les sentiments
nationalistes et/ou panafricains pourraient se développer, parfois au
détriment des intérêts occidentaux». Vous avez bien lu ! Ceux qui
pensent une Afrique forte, indépendante, libre de ses choix, y compris
en matière économique, sont des menaces pour l’Occident ! Et cela est
dit de manière «décomplexée», dans un pays où le discours ambiant,
certes souvent en contradiction avec les actes et les pratiques, tient,
de Charles de Gaulle à Dominique de Villepin, l’indépendance des nations
pour une sorte d’absolu ! Comme si cela n’était pas assez clair, le
journaliste Adrien Hart, dans un article publié par Slate Afrique,
précise la pensée des rédacteurs du rapport : «Tout le monde garde à
l’esprit les violents appels anti-français de leaders politiques
pro-Gbagbo lors de la crise postélectorale en Côte d’Ivoire. L’avenir
africain verra-t-il la multiplication de clones de leaders populistes
comme Charles Blé Goudé ou de Julius Malema ? On ne le souhaite pas.»
Et si ce background structurel était une clé
permettant de comprendre la structure intellectuelle de ceux qui ont
«pensé» l’assimilation grotesque du groupe islamiste Ançar Dine et de
l’opposition ivoirienne en exil ? N’était-il pas question, au final,
d’assimiler deux types d’acteurs qui représentent les menaces absolues ?
Et si, au fond, la France officielle «préférait» d’une certaine manière
les salafistes, dont la dangerosité est facile à «vendre», aux
nationalistes africains, contre qui les opinions européennes
comprendraient moins que l’on aille en guerre ? Ce débat n’est pas
superficiel. Dès lors que l’on se convainc de ce que la principale
menace identifiée par les stratèges officiels de l’Hexagone est le
réveil de ce que nous appelons volontiers «l’Afrique digne», il devient
évident que l’alliance avec des forces représentant la féodalité tribale
voire le fanatisme religieux peut être envisagée contre les
souverainistes africains. Les guerres civiles et les sécessions
deviennent dans ce contexte des «problèmes» certes. Mais des «problèmes»
qui légitiment une présence militaire, donc stratégique, accrue et
vertueusement présentée. Puisqu’il s’agit de sauver l’Afrique contre
elle-même en «empêchant les massacres».
La France veut continuer d’occuper militairement l’Afrique
Il y a une quinzaine d’années, la mode était aux concepts mettant en
avant le retrait progressif de l’armée française du continent au profit
de forces africaines de maintien de la paix. Ce n’est plus le cas.
Ainsi, le rapport «Horizons stratégiques» met en valeur deux tendances
lourdes attendues : un affaiblissement économique de l’Europe et un
maintien plus que jamais d’actualité de la présence militaire française.
L’amoindrissement de la part relative de l’Europe en tant que principal
fournisseur d’aide publique au développement est susceptible d’affecter
le tropisme européen des pays d’Afrique subsaharienne au profit des
puissances émergentes majeures», peut-on ainsi lire. «Résultant de
l’incapacité des États à contrôler leur territoire, la multiplication et
l’extension des « zones grises », concentrant groupes criminels
organisés (trafiquants, terroristes) et groupes rebelles, pourraient
nécessiter des interventions occidentales auxquelles des pays européens,
et la France en particulier, pourraient être amenés à participer»,
indique le rapport. La France a l’intention, dans les prochaines
décennies, d’investir plus que jamais l’Afrique, qui «restera une zone
de convoitises et de confrontations potentielles et une zone d’intérêt
stratégique prioritaire pour la France». Le rapport trace les contours
d’un mode d’intervention qui n’entend pas changer en Afrique, y compris
au cœur des grandes villes.
«Le renouvellement des accords de défense avec plusieurs partenaires africains confère à la France des responsabilités particulières en matière d’assistance, appelées à s’inscrire dans la durée. La présence de nombreux ressortissants français dans les villes, dans un contexte de forte insécurité, devrait renforcer la nécessité de disposer de capacités d’évacuation adaptées. Celles-ci devront de plus en plus être coordonnées au niveau international et avec les acteurs locaux, notamment privés», écrivent les rapporteurs. Qui préfèrent nourrir la perplexité quant aux capacités de l’Union africaine qu’il est plus que jamais question de contourner, voire de délégitimer. Au profit, sans doute, d’institutions vassales (comme la CEDEAO) ou d’institutions en partie contrôlées par Paris : Union européenne, ONU, etc… «La France continuera d’accompagner les organisations continentales et sous-régionales africaines dans le développement des instruments de sécurité collective, en privilégiant les cadres multilatéraux (UE, Onu, etc.). L’insuffisance probablement persistante des instruments de sécurité collectifs placés sous l’égide de l’Union africaine, quels qu’en soient les progrès en termes capacitaires, renforcera le besoin de politiques globales alliant sécurité, développement et gouvernance selon des axes bilatéraux et multilatéraux ad hoc et la mise en place de partenariats régionaux efficaces», écrivent les rapports. Voilà qui est clair. Il revient désormais au leadership africain «non aligné» d’en tirer toutes les conséquences. Froidement.