France - Afrique : Chantres français pour dictateurs africains
France - Afrique : Chantres français pour dictateurs africains
Au
pouvoir depuis vingt-huit ans, le président Paul Biya a modifié la
Constitution camerounaise afin de pouvoir briguer un nouveau mandat en
2011. Régulièrement condamné par les organisations de défense des droits
humains, M. Biya peut compter sur le soutien diplomatique de Paris mais
aussi sur le travail de « communication », plein d’imagination,
effectué par ses nombreux conseillers français.
Le déplacement à Yaoundé, en décembre 2009, de
Mme Christine Ockrent, directrice générale de la Société de
l’audiovisuel extérieur de la France (SAEF) [qui chapeaute RFI, France
24 et TV5 Monde] et épouse du ministre français des affaires étrangères
Bernard Kouchner, n’avait pas pour seul objet de « jeter les bases d’un
partenariat mutuellement bénéfique dans le domaine de la communication
publique ». Il s’agissait aussi, explique le quotidien gouvernemental
Cameroon Tribune, d’évoquer « la promotion de l’image du Cameroun,
souvent écornée (1) ».
Ce souci n’est pas une lubie soudaine. Dès le moment où Ahmadou Ahidjo lui a cédé son fauteuil, en novembre 1982, M. Paul Biya, âgé aujourd’hui de 77 ans, a fait appel aux « communicants » français qui louent leurs services aux présidences africaines (2).
Dans un pays où régnaient alors une redoutable police politique et un parti unique, où la presse était censurée et la télévision balbutiante, et où la torture était encore couramment utilisée, la présence de spécialistes du marketing politique, experts en ajustage de cravate et en limage de dents, avait quelque chose d’incongru. Mais le rôle des communicants français en Afrique n’est pas seulement d’améliorer l’image d’un président dans son propre pays : il consiste aussi à la polir dans les « pays amis », la France au premier chef, grâce à des publireportages et des voyages de presse. Il vise également à « fluidifier » les relations informelles avec Paris. « Quand un chef d’Etat africain contracte avec un conseiller en communication blanc, français, il n’achète jamais qu’une compétence technique, nous explique le journaliste Vincent Hugeux, auteur d’un livre édifiant sur le sujet (3). Il achète aussi, ou il croit acheter, un canal privilégié avec le centre du pouvoir français, en l’occurrence l’Elysée. »
Cette mécanique ne peut trouver meilleure illustration que le Cameroun des années 1980. C’est lorsque le pouvoir de M. Biya est le moins assuré, et que l’on assiste même, en 1984, à une tentative de coup d’Etat, que celui-ci s’attache les services de MM. Claude Marti et Jean-Pierre Fleury. Le premier, proche de M. Michel Rocard, avait un temps conseillé François Mitterrand. Quant au second, à la tête de l’agence Adefi, il est alors associé à M. Jean-Christophe Mitterrand. Si M. Biya les engage, c’est qu’Ahidjo, que l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 1981 aurait poussé vers la sortie, cherche à récupérer un pouvoir qui, estime-t-il, lui appartient.
De la propagande à l’espionnage
Dans ce contexte troublé, où les rumeurs de complot bruissent à Yaoundé et où s’agitent, à Paris, des réseaux « françafricains » concurrents, le jeu des communicants dépasse la simple propagande, et même le « trafic d’influence légal » décrit par Hugeux. Les agences de com’ tendent à se transformer en officines de renseignement. C’est du moins ce qui se produit avec celle de M. Fleury : Adefi espionne les opposants camerounais installés dans l’Hexagone et filme leurs rassemblements parisiens.
Plus troublante encore est l’utilisation par le pouvoir camerounais, à la même période, de Jacques Tillier, alors reporter au Journal du dimanche. Chargé de faire la promotion de M. Biya dans les colonnes de son journal, Tillier était également missionné par le chef de la Sûreté nationale camerounaise : il monte, en France, une discrète officine pour surveiller Ahidjo, alors installé sur la Côte d’Azur. Il faut dire que Tillier est un « spécialiste ». Ancien agent de la direction de la surveillance du territoire (DST), l’homme, entré à l’hebdomadaire d’extrême droite Minute, s’était rendu célèbre en 1979, alors qu’il cherchait à interviewer Jacques Mesrine. Echaudé par les méthodes du journaliste, le gangster le blessa de trois balles de revolver.
Révélées par la presse à l’été 1986, les activités de Tillier en faveur du régime Biya provoquèrent des remous. Au sein de la rédaction du Journal du dimanche d’abord, qui se déchira pendant trois ans. Et dans les relations franco-camerounaises, officielles et officieuses. Contacté par nos soins, il ne souhaite pas revenir sur cet épisode ; quant à son collègue du Journal du dimanche qui avait fait « fuiter » le dossier, François Mattei, il ne se montre pas plus bavard. Ancien journaliste à Minute lui aussi, et rival de Tillier au sein de l’hebdomadaire dominical, il ne serait pas — aux dires de ceux qui l’ont côtoyé à cette période — le « chevalier blanc » qu’il a voulu paraître.
Avec la mort, en 1989, d’Ahidjo, le gênant prédécesseur, et le rétablissement en 1990 du multipartisme, octroyé sous la pression populaire, les conseillers en communication de M. Biya reviennent à des tâches plus classiques : donner du Cameroun, en dépit de la répression qui continue de s’abattre sur l’opposition, l’image d’un pays « démocratique » où se déroulent des élections « libres et pluralistes ».
Pour le scrutin présidentiel de 1992, c’est M. Jacques Séguéla, auteur des deux campagnes de François Mitterrand, qui est choisi. Il transforme M. Biya, sur les affiches électorales, en « homme-lion ». L’image, rugissante, paraît à première vue osée pour qualifier un homme taciturne, dont le style se situerait plutôt du côté de l’anachorète tropical ou du bureaucrate brejnévien. Les mauvais esprits estiment pourtant que l’analogie avec le roi des animaux, volontiers ronronnant, n’est pas sans pertinence.
De réélection en réélection (1992, 1997, 2004), M. Biya passe en effet de plus en plus de temps en congés : à l’étranger, dans les palaces de luxe de La Baule et de Genève, et dans son village natal de Mvomeka’a, au sud du pays. Déléguant une grande partie de son travail, il s’est attiré les surnoms d’« omni-absent », d’« éternel vacancier » et de « roi fainéant ».
Tandis que l’homme-lion reste dans l’ombre, sa seconde épouse, Chantal, de trente-six ans sa cadette, attire la lumière. La présidence compte sur ses « œuvres caritatives » pour redonner un peu de couleurs à ce que l’on appelle au Cameroun, depuis 1982, le « régime du Renouveau ». Le positionnement « humanitaire » de la Fondation Chantal Biya permet d’amortir les critiques adressées à son mari. Cette posture d’apparence apolitique permet surtout d’attirer vers le patronyme présidentiel des soutiens internationaux qui ne se seraient pas manifestés autrement.
Si l’on a vu M. Marti reprendre du service pour le compte de la Fondation, c’est Mme Patricia Balme qui semble avoir joué le premier rôle. Ancienne journaliste — au Journal du dimanche puis à Jours de France — devenue conseillère en communication, Mme Balme a travaillé successivement pour Mme Michèle Alliot-Marie, actuelle ministre de la justice, et M. Renaud Dutreil, ancien ministre des gouvernements de MM. Jean-Pierre Raffarin et Dominique de Villepin. Mme Balme loue aujourd’hui ses services à M. Biya, au président centrafricain François Bozizé et à l’ancien premier ministre ivoirien Alassane Ouattara.
Sous contrat avec la présidence camerounaise depuis dix ans, Mme Balme a dès le départ fait porter ses efforts sur la santé. « Au Cameroun, reconnaît-elle, il est bien plus payant de faire venir la presse médicale sur le sida que les rubricards politiques (4) ». Elle a ainsi « fait venir » à Yaoundé, au début des années 2000, les professeurs Luc Montagnier et Robert Gallo, codécouvreurs du virus de l’immunodéficience humaine. Dotée de cautions aussi prestigieuses, Mme Biya a ensuite pu se lancer dans une carrière internationale qui l’amènera à devenir « ambassadrice de bonne volonté » de l’Unesco et à se faire photographier aux côtés de personnalités aussi diverses que Paris Hilton, Mia Farrow, Mme Jany Le Pen ou Mme Michelle Obama.
La « philanthropie » masquant les véritables enjeux, et les cautions internationales levant les inhibitions, nombreux sont ceux qui se prêtent à la mystification. C’est le cas de la presse panafricaine, véritable aspirateur à publireportages. Mais aussi, de façon plus étonnante, celui des éditions Karthala, qui ont fait paraître en 2008 un « hommage » lénifiant à Mme Biya (5). « On a publié cet ouvrage sans forcément en partager complètement le style », se défend leur directeur, M. Robert Ageneau. Lancé par le sérail progouvernemental camerounais, et affublé d’une préface du professeur Montagnier, le livre a été acheté par centaines par... la Fondation Chantal Biya. « Par les temps qui courent, ce n’est pas négligeable », reconnaît M. Ageneau, un peu gêné.
Le contexte actuel au Cameroun est plus favorable que jamais aux experts en relations publiques. Depuis qu’il a modifié la Constitution pour pouvoir briguer un nouveau mandat (2011-2018), le vieux président suscite de multiples critiques. Celles du peuple camerounais d’abord, qui vit pour moitié sous le seuil de pauvreté. Celles aussi des organisations non gouvernementales (ONG), qui doutent que sa reconduction programmée à la fonction suprême puisse freiner la corruption endémique, la fraude électorale, les exactions policières et autres atteintes aux libertés publiques qui caractérisent son règne (6). En outre, il a hérité, depuis la mort de son homologue gabonais Omar Bongo, en juin 2009, du titre peu glorieux de « doyen de la “Françafrique” ».
Le doux biographe du satrape de Yaoundé
Il s’agit donc de « nettoyer » l’image présidentielle. Mme Balme est à pied d’œuvre depuis des mois. Dans son petit bureau du XVIe arrondissement de Paris, elle évoque avec fierté son travail : création de sites Internet à la gloire du couple Biya, achat d’espaces publicitaires dans la presse française, lobbying dans les cénacles parisiens, etc. Elle se targue même d’être allée en personne sur le plateau de France 24 (« Une semaine en Afrique », 10 septembre 2009) pour y défendre M. Biya, alors attaqué pour s’être offert de fort coûteuses vacances à La Baule (800 000 euros).
Si Mme Balme s’expose à ce point, c’est que d’autres lorgnent sur le magot de la communication politique camerounaise, qui se chiffre en millions d’euros (7). M. Stéphane Fouks, président exécutif d’Euro RSCG (groupe Bolloré) et ancien bras droit de M. Séguéla, s’est rendu au Cameroun à deux reprises, en 2009, pour convaincre M. Biya de « développer une communication plus active (8) ». Quant à Mme Yasmine Bahri Domon, patronne de Stratline Communication, elle décrit avec gourmandise le « plan de communication globale » qu’elle vient de signer avec les autorités camerounaises. Il s’agit uniquement de « communication économique », précise-t-elle, qualifiant l’aide qu’elle apporte par ailleurs à la Fondation Chantal Biya de simple « mécénat ».
Les éditions Balland, pour leur part, ont sorti début 2009 une biographie pleine de douceurs sur le satrape de Yaoundé (9). Son auteur n’est autre que Mattei, l’ancien journaliste du Journal du dimanche qui dénonçait, vingt ans plus tôt, les turpitudes pro-Biya de son collègue Tillier... Se défendant d’être téléguidé, il tient à nous convaincre que c’est de façon « purement journalistique » qu’il s’est entiché de M. Biya. La passion fut telle, en tout cas, que le journaliste décida soudainement d’écrire trois cent cinquante pages — en six semaines — sur ce héros méconnu qu’il avoue n’avoir jamais rencontré...
Dans l’émission « On n’est pas couché ! », sur France 2, le 30 mai 2009, un invité interpellait à ce sujet Eric Naulleau, directeur des éditions Balland et pilier de l’émission de Laurent Ruquier. L’éditeur-animateur, qu’on a connu plus mordant, prétexta que l’hagiographie avait été publiée à son insu, par l’un de ses associés, pour renflouer les caisses de la maison d’édition. Le régime de Yaoundé en a commandé des cargaisons entières, dans sa version française comme dans sa traduction anglaise (10). En prévision de la campagne présidentielle qui s’annonce.