Fête nationale pour un peuple inexistant

16 MAI 2013
© Maurice NGUEPE | Correspondance

Dans l'histoire du Cameroun indépendant, les Camerounais ont fait l'expérience de deux référendums constitutionnels dont l'un, celui du 20 mai 1972, est devenu populaire du fait qu'il consacra, d'après le discours officiel, la réunification du Cameroun anglophone et du Cameroun francophone. C'est dire, si l'on croit à ce discours, que Francophones et Anglophones s'étaient retrouvés, s'étaient assis autour d'une table, s'étaient regardés dans les yeux et s'étaient juré fidélité en prononçant le «Oui» solennel. Si tel est le cas, il n'y a pas de raison qu'ils se sentent si divisés aujourd'hui. Si ce référendum avait eu pour objectif la recherche de l'unité, il aurait aussi posé les bases d'une réconciliation entre toutes les composantes ethniques, elles aussi divisées aujourd'hui. On se trouve donc en droit de poser la question de savoir ce qui s'était réellement passé, dans quel contexte le référendum avait été organisé et pourquoi il avait été organisé.

Ces questions sont d’autant plus incontournables dans la compréhension de la réalité camerounaise que leurs réponses permettent de saisir les raisons pour lesquelles les Camerounais ─ non seulement les Anglophones et les Francophones, mais aussi les différentes entités ethniques ─ ne se sont pas encore constitués comme «Peuple» et se sentent divisés malgré l’organisation des fêtes nationales dites de l’unité.

En effet, bien que le discours officiel fît du concept de la réunification la matrice de ce référendum du 20 mai 1972, l’objectif caché n’avait jamais été de consacrer la naissance d’un peuple uni, fort et debout, mais au contraire, d’étouffer toute velléité révolutionnaire du côté anglophone dès lors que l’UPC avait fait montre de ses capacités organisationnelles et militaires dans les régions Bassa et Bamiléké. Le pouvoir néocolonial dirigé par Ahidjo craignait qu'un jour le Cameroun anglophone ne s'inspire du mouvement upéciste pour exiger lui aussi l'indépendance réelle. En mettant fin à la fédération à travers le référendum et en intégrant le Cameroun anglophone dans l'État unitaire, le pouvoir s'était donné les moyens constitutionnels pour écraser manu militari tout éventuel soulèvement populaire du côté des régions du nord-ouest et du sud-ouest.

C'est l'ombre de l’UPC qui suscita donc la réflexion autour de cette question référendaire dite de la réunification. Car le mouvement upéciste représentait l’unique structure qui répondait aux vraies aspirations des populations camerounaises. C’est dans l’UPC que la personnalité du Peuple avait pris corps, s’était construite et s’était affirmée. En détruisant ce parti par la force des armes, le pouvoir dominant en avait tué l’essence et le génie. Au lieu de l’accompagner dans sa marche vers ses aspirations légitimes d’indépendance réelle, de liberté et de bien-être, le pouvoir avait choisi de satisfaire ses propres desseins. Ce référendum ne peut donc être considéré comme celui du Peuple, puisqu'il n'était pas l'expression de la volonté populaire, mais plutôt la manifestation tangible de la volonté du pouvoir . À ce titre, il était contradictoire par la sollicitation des voix des populations, illégitime par son contexte de terreur.

Il existe, dans l’histoire du Cameroun, quatre grands moments de prise de conscience populaire en tant que Nation, quatre grands moments de l’affirmation des populations camerounaises comme Peuple, tous réprimés dans le sang par le pouvoir dominant au travers des techniques de division et de trahison pour le contraindre au sommeil permanent:

a) En 1914, Rudolph Douala Manga Bell et son secrétaire Adolf Ngosso Din mobilisèrent toutes les populations du Cameroun du nord au sud et de l’est à l’ouest pour s’opposer à l’occupation allemande et à la ségrégation raciale dans la ville de Douala. Pour les contrer, le pouvoir allemand dominant accentua les divisions ethniques et dressa chefs traditionnels et sultans contre eux, ce qui conduisit à la trahison dont la conséquence fut leur arrestation et leur pendaison le 08 août 1914. Les populations camerounaises venaient de rater leur première occasion historique d’affirmer leur existence et leur unité en tant que «Peuple».

b) En 1952-1971, Um Nyobe, Félix Moumié, Abel Kingué, Osendé Afana et Ernest Ouandié réussirent à faire prendre aux populations camerounaises conscience de leur existence et de leur unité en tant que «Peuple» et de leur statut en tant que Nation. Le système néocolonial dominant utilisa les mêmes techniques de division et de trahison en instaurant un pouvoir politique dirigé par Ahidjo qui s’occupa de les éliminer les uns après les autres jusqu’en 1971. Le référendum de 1972, organisé au lendemain de la mort du dernier des héros (Ernest Ouandié) le 15 janvier 1971, revêtit alors un caractère festif aux yeux du pouvoir. Or, avec la mort de Ouandié, c’est le «Peuple» qui mourait définitivement, ce sont ses aspirations qui étaient enterrées. Le 20 mai n'aurait donc jamais dû être considéré comme jour de fête d'un peuple devenu inexistant parce que mort, mais plutôt comme la célébration de ses funérailles.

c) En 1990-1992, le Peuple renaquit, retrouva une nouvelle vitalité et se leva sous la bannière de la Dynamique pour le changement. Il réaffirma, comme en 1914, comme en 1952-1971 sa volonté de déterminer la direction de son propre destin. C'est donc en connaissance de cause que cette Dynamique choisit pour chant de ralliement le slogan «Power To the people» (le pouvoir au peuple). Mais utilisant les leviers de la division et de la trahison, le pouvoir en place réussit à tordre le cou à la volonté populaire et à faire passer la sienne propre. Le Peuple rata sa troisième occasion historique d’affirmer son existence et son unité.

d) En 2008, les émeutes de la faim éclatèrent et les Camerounais se levèrent de nouveau. Le pouvoir en place utilisa les mêmes techniques de division et de trahison en montant une partie de la population pour créer la fameuse ceinture de sécurité autour de la capitale. Le Peuple rata la quatrième occasion d’affirmer sont existence et son unité.

Ces quatre repères historiques montrent que le Cameroun en tant que Peuple n'a jamais pu exister. Et si les Camerounais se sentent divisés, c’est parce qu’ils ont toujours vécu l’expérience de la division de la part des systèmes dominants et des régimes qui les ont gouvernés. Si le Peuple camerounais avait existé, s'il était arrivé au stade de l’unité et de la prise de conscience de ce qu'il est réellement, c'est-à-dire au stade d'une personnalité libre qui décide lui-même de son destin et dicte aux représentants qu'il choisit la marche à suivre, alors on en aurait conclu à l'existence d'une Nation camerounaise et on aurait choisi une date qui sied le mieux à la célébration d’une fête nationale.

En optant pour la dénomination de l’«Union des Populations du Cameroun», l’UPC indiquait que le Cameroun n’était composé que de populations éparpillées çà et là, et se donnait pour mission de les unir pour en faire un Peuple. La réalité n’a pas changé aujourd’hui. Or, tant que ces populations ne seront pas arrivées au stade de «Y en a marre» pour s'unir définitivement, le Peuple ne se constituera pas non plus dans le futur. Dans le cas du Sénégal d'Abdoulaye Wade, quand la population s’est levée dans sa totalité comme un Peuple et s’est mise dans la rue, les partis politiques, toutes tendances confondues, l’ont suivie et se sont placés devant elle pour la conduire dans la direction qu'elle avait choisie. Il était alors devenu difficile pour l'armée de tirer. En ne tirant pas, les forces armées sénégalaises ont gagné leur statut d'armée nationale. Là-bas, on a vu un Peuple se lever, une Nation s'affirmer et Abdoulaye Wade partir, pour le bonheur et le progrès du Sénégal. Pour y arriver, il a fallu que tous les hommes politiques mettent de côté leurs egos surdimensionnés, que tous les acteurs de la société civile se joignent aux masses populaires qui, elles, ont mis de côté leurs élans villageois et tribaux pour ne penser que l'avenir de la Nation sénégalaise. Par-dessus tout, il a fallu que tous les écrivains, les penseurs, les chanteurs et les syndicats se joignent à cet idéal national.

Le Cameroun pourra-t-il un jour relever ce défi? À une condition. En effet, les stratégies de division qui les ont jusqu’ici empêché à se constituer comme un Peuple peuvent être fragilisées voire anéanties par la construction des ponts entre diverses communautés. Construire ces ponts, c'est assurer l'éducation et la santé à tous et non à certains, c'est industrialiser le pays et procurer la sécurité professionnelle à tous et non à certains, c'est se doter les lois justes et modernes pour gouverner dans un esprit national voire nationaliste et non tribal, c'est créer des autoroutes pour relier les capitales provinciales entre elles afin de favoriser l'interconnexion des personnes et mettre fin aux réflexes tribalistes, c'est rouvrir tous les aéroports régionaux et départementaux du pays et s'assurer de l'effectivité et de la régularité des vols internes, c’est renforcer l’instruction civique par la restauration du service prémilitaire à tous les jeunes de moins de 20 ans, c’est donner aux femmes de tous les coins du pays les mêmes chances d’accéder aux mêmes métiers que les hommes, c’est utiliser les médias et les institutions de l'éducation pour encourager chaque Camerounais à cesser de voir les autres à travers le prisme déformant de la tribu et à s’approprier l’idéal national dans son village, dans sa ville et dans sa région.

Seulement alors, le Peuple renaîtra, se lèvera, prendra conscience de son statut et de sa force et réaffirmera une fois pour toutes son existence. Au lieu donc de célébrer à tout prix une fête nationale qui ne traduit pas les aspirations légitimes de ce Peuple, il est urgent et salutaire, pour bâtir un futur moderne, que les Camerounais construisent plutôt ces ponts pour rendre possible la véritable unité avant toute manifestation de joie. Tout autre projet sociétal ne serait qu’une façon de plus de mettre la charrue avant les boeufs.

Maurice NGUEPE
Le 16 mai 2013




19/05/2013
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