Ben Ali a trouvé refuge en Arabie Saoudite samedi dernier après avoir fuit la Tunisie qu'il a dirigé depuis 23 ans. Evincé par la fureur de la rue, il est à ce jour, le premier dirigeant arabe victime d'une insurrection populaire. Beaucoup d'observateurs avertis de la scène politique mondiale ont salué le courage du peuple tunisien.Au Cameroun,l'effervescence a également emporté des leaders politiques.En dehors du parti au pouvoir qui se refuse de tout commentaire, les partis politiques camerounais de l'opposition ne lésinent pas sur les moyens pour donner leur position. Illustration avec l'historien, écrivain, politicien Enoh Meyomesse
Monsieur Enoh Meyomesse, la pression de la
rue a contraint Ben Ali à l'abandon du pouvoir le 14 janvier 2011 après
23 ans de règne en Tunisie. Comment avez-vous appris la nouvelle et
quelle est votre réaction à chaud?
E.M. : J’ai appris la nouvelle comme tout le monde, c’est-à-dire par les médias. Ma réaction ω Celle de tout démocrate et patriote africain. Je m’en suis réjouis. Lorsqu’un despote africain et protégé de l’Occident est abattu, c’est la joie pour moi. Cette chute de Ben Ali est d’autant plus heureuse qu’elle vient fermer la bouche aux défenseurs du régime au Cameroun. Leur thèse est bien connue : « on ne change pas une équipe qui gagne », évidemment, ils considèrent qu’ils font réaliser des bons prodigieux en avant au Cameroun. Donc, ils doivent demeurer, éternellement, au pouvoir. Mais, voilà qu’un vrai gagnant, Ben Ali, dont les succès économiques ne sont plus à présenter (la Tunisie, sous son règne, recueille la palme d’or du niveau de vie le plus élevé de tout le continent africain) vient d’être renversé par son peuple, comment continuer à parler, dans ces conditions, du maintien au pouvoir d’une « équipe qui gagne » ω Cet argument n’en est pas un. Après dix ans de règne, maximum quinze, normalement, il faut passer la main. Les gens sont fatigués de vos « succès ». Ils désirent expérimenter ceux d’autres personnes. Les peuples sont ainsi. Nul n’y peut rien. « La vraie victoire d’un dirigeant, c’est le soutien de son peuple ».
Comprenez-vous ce type d'alternance au pouvoir au sein de votre parti politique?
E.M. : Naturellement, sinon je ne vous aurais pas fait le développement qui précède. Le pouvoir use. Tout homme politique doit en tenir compte. Au bout d’un moment, la population en a assez de vous. Il vous faut donc vous retirer. Le mieux est de le faire de vous-même. En plus, cela ne sert à rien de nous présenter votre bilan, aussi éloquent soit-ils, pour prétendre vous éterniser au pouvoir.
Le désormais ex-président Ben Ali a pourtant tenu un discours d’apaisement jeudi avant de démissionner précipitamment vendredi dans des circonstances non encore élucidées.
E.M. : Il a eu la réaction classique d’un individu
qui est demeuré pendant trop de temps au pouvoir. Il finit par être
déconnecté de la réalité. Ben Ali, au bout de 23 ans de règne, comme
tout individu dans ces conditions, n’est plus du tout en phase avec le
pays réel. Il ne connaît plus qu’un pays administratif que les rapports
de ses ministres et proches collaborateurs lui présentent. Il ne se base
plus que sur les chiffres, les pourcentages, des repères de ce genre.
Voyez notre président, par exemple, il lance la construction d’un port à
Kribi, pendant que les routes qui y mènent sont inexistantes. Tout ce
qui le préoccupe, c’est de présenter cela dans son bilan. Mais, s’est-il
posé la question de savoir quel est l’impact réel de ce port sur la
population ω Ce sont nos richesses qui vont continuer à quitter, à
grande vitesse, le pays, le bois, l’hévéa, etc, et l’hémorragie
financière qui va s’accentuer à travers un accroissement de nos
importations. Comprend-t-il qu’une usine est actuellement plus
importante, pour le pays, que ce port? L’usine, elle, va nous enrichir.
Mais, le port. Jeudi, Ben Ali vient annoncer la création de 300.000
emplois. Cela traduit bien ce que je viens de dire. Lui, du haut de son
palais et de son pouvoir, il ne se rendait pas compte que le« taux de
croissance à deux chiffres » dont il se targuait d’avoir réalisé pour
son pays, n’entre pas dans le porte-monnaie des chômeurs tunisiens. Pour
lui, c’était un succès. Mais, pour le jeune Tunisien sans emploi,
maîtrise, doctorat, diplôme d’ingénieur en poche, en était-il un?
La révolution tunisienne pourrait-elle influencer d’autres pays
d’Afrique et notamment le Cameroun qui se prépare à vivre une année 2011
sous fond d’élection présidentielle ? Mieux, faut-il craindre désormais
l'effet d'entraînement sur le continent noir ?
E.M. : Nous n’avons rien du tout à craindre, car
l’histoire n’est pas quelque chose qu’il faut craindre. Les mêmes causes
provoquent les mêmes effets. L’histoire agit tout simplement. Partout
sur le continent noir, des individus demeurent pendant trop longtemps au
pouvoir et ne se rendent pas compte qu’ils fatiguent la population, que
celle-ci est lassée de les voir. Ces individus, en vérité, finissent
par tomber dans leur propre piège, celui de la propagande politique. Ils
ordonnent à leurs partis d’étouffer l’opinion publique à travers, dans
le cas du Cameroun, par exemple, d’interminables « motions de soutiens
», et se mettent à penser que le peuple est avec eux. Ils remportent,
par des intimidations, les élections aux scores ô combiens extravagants
de 80% voire plus, et sont convaincus qu’ils sont populaires. Or, ils
ont déversé l’administration publique à travers le territoire national
pour assiéger les électeurs (au Cameroun ce sont plus de dix mille
fonctionnaires, plus de cinq mille véhicules administratifs et plus de
deux millions de litres d’essence, que le régime déploie pour Paul Biya à
chaque scrutin, et rien pour l’opposition). Ils ont asséché la
trésorerie des partis politiques de l’opposition (à la veille de chaque
scrutin, c’est-à-dire près d’un an avant, au Cameroun, l’Etat cesse de
payer les factures des particuliers pour éviter que ceux-ci ne financent
l’opposition). Ils ont, en plus, bourré les urnes. Mais, tout cela, ils
l’oublient. Alors, au bout d’un moment, malheureusement, la vraie voix
du peuple, son authentique voix, se fait finalement entendre. Et, ça
donne les événements de février 2008, au Cameroun, et, ça donne le
renversement de Mamadou Tanja au Niger, et, ça donne le renversement de
Ben Ali en Tunisie, etc.
Quel rôle l’armée nationale doit-elle jouer en de pareilles circonstances et comment voyez-vous l’avenir proche de la Tunisie?
E.M. : L’armée n’est pas là pour se mêler de politique. Quant à l’avenir politique immédiat de la Tunisie, je ne peux rien dire pour le moment. C’est beaucoup trop tôt.
Alors que les Africains sont divisés sur
le rôle que joue la communauté internationale en Côte d'Ivoire
actuellement, c’est la rue qui décide en Tunisie. Comment appréciez-vous
ces deux situations? Sont-elles complémentaires ou tout à fait
contradictoire à votre avis?
E.M. : Non. Qui a le peuple avec lui, a le pouvoir avec lui. La « Communauté internationale » ne peut orchestrer que des coups d’Etats, comme au Congo Léopoldville contre Lumumba, en 1960, où l’ONU avait joué un sale rôle, comme actuellement en Côte d’Ivoire contre Laurent Ggagbo, où également l’ONU tente de répéter son sale rôle du Congo. Il faudrait bien comprendre une chose. Qu’est-ce que la « Communauté internationale » ω Ce sont les intérêts des pays occidentaux, et rien d’autre. Quiconque ne le comprend pas, ne comprend pas la politique. Il faut abandonner les réactions épidermiques.
Ben Ali est l'un des chefs d'Etat
africains qui ont récemment modifié la constitution afin de se
représenter aux élections présidentielles dans son pays. Quelles leçons
politiques doit inspirer sa chute aujourd'hui en Afrique ?
Un dernier mot à l’endroit des Africains et surtout à l'endroit des peuples frères de Tunisie et de Côte d Ivoire ?
E.M. : Le combat continue, et notre victoire, nous les démocrates africains, est certaine, n’en déplaise à la « Communauté internationale »…