Déstabilisation du pouvoir de Laurent Gbagbo ? Un socialiste français accuse Dominique Ouattara
La documentariste italienne Nicoletta Fagiolo, désireuse de donner à voir et à entendre «l’autre histoire» de la crise ivoirienne au-delà des versions officielles menteuses, au nom d’un engagement personnel que les sarcasmes des entreprises de production françaises avec qui elle voulait travailler n’a pas entamé, a engagé un vaste et courageux projet qu’elle a dénommée Côte d’Ivoire Voices, et dont Le Nouveau Courrier est partenaire. Elle a «mis en boîte» des dizaines de témoignages de personnalités ivoiriennes, africaines et françaises témoins des péripéties récentes que la Côte d’Ivoire a traversées, et a choisi de commencer par les distiller avec générosité sur Internet. Une des premières interviews rendues publiques est celle de François Loncle, député socialiste, ancien président de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale française. Si son désir de rester à équidistance et de rechercher une certaine neutralité le pousse à soutenir des positions que nous pouvons considérer comme discutables – il soutient par exemple que, parmi les erreurs de Laurent Gbagbo, figure le refus de collaborer avec Blaise Compaoré et de le voir autrement qu’un adversaire, ce qui n’est pas très pertinent au regard de l’effort qu’a été l’accord de Ouagadougou – il lève un coin de voile sur les manœuvres qui ont créé la division au sein du Parti socialiste français sur la Côte d’Ivoire. Des manœuvres qui portaient, selon lui, la marque de Dominique Ouattara, parvenue à ses fins grâce à sa «fortune colossale». Il évoque également les socialistes pro-Ouattara notoires, dont l’actuel ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius. Et la volonté sans cesse démentie de la droite française de barrer la voie à une Commission d’enquête sur l’action française en Côte d’Ivoire. Extraits.
Avant les élections de 2010, Gbagbo avait prévenu des fraudes qui se préparaient
«Je ne connaissais pas Gbagbo avant 2001. En 2001, j’étais président de la Commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale. Je l’ai invité pour une audition publique devant mes collègues (…) et il a fait une prestation excellente. Ensuite, A deux reprises, au moment de la préparation de l’élection présidentielle, je suis allé à Abidjan pour le voir longuement. Il m’a fait état des trucages, des fraudes qui se préparaient dans le Nord. Il m’a donné deux énormes dossiers que j’ai ramenés à Paris où on voyait que dans l’établissement des listes électorales, il y avait des fraudes monumentales. J’ai transmis ces dossiers à la fois au Parti socialiste et à des avocats, je ne sais pas très bien ce que c’est devenu.
Dans mes conversations à Abidjan, j’avais aussi dit à Laurent Gbagbo, «cher président, il faut faire des élections», il avait dit «oui». Je lui avais dit «le plus vite possible». Il m’avait dit «oui, mais il y a deux obstacles : les fraudes sont massives dans l’organisation du scrutin au nord ; et deuxièmement, beaucoup de gens, en particulier dans le nord, sont armés, les milices de M. Soro.» Finalement, il a fait les élections, mais ces problèmes n’étaient pas résolus.
«Le niveau de fraude était énorme, les élections de 2010 manifestement truquées»
Ce qui m’a le plus étonné, le plus révolté dans cette histoire, c’est qu’il y a une forme d’acceptation, de consentement en France et sur le plan international. Il faut qu’il y ait des élections en Afrique. Peu importe si elles sont fraudées. Une fois qu’il y a des élections, on les avalise. (…) Et c’est ce qui s’est passé en Côte d’Ivoire. Le niveau de fraude a été énorme. Ce n’est pas tellement le soutien à un homme, à Gbagbo qui m’a guidé. J’avais de la sympathie pour lui. Mais ce qui m’a guidé, c’est que les élections étaient manifestement truquées, et que la communauté internationale, comme on dit à tort d’ailleurs, en particulier la France, a dit : «c’est réglé, allons-y y compris par la force pour imposer ce résultat électoral.»
«Il faudra écrire, raconter le cynisme du gouvernement français»
Les accords de Kléber-Marcoussis qui ont été montés par le gouvernement français, c’était est un scandale absolu. Et la gauche française, le Parti socialiste n’ont pratiquement pas réagi. C’est lamentable. On peut l’expliquer par une méconnaissance de l’Afrique (…) Il faudra écrire, raconter le cynisme du gouvernement français et en particulier du président Chirac et du ministre De Villepin par rapport à ces accords (…) Tout ça était programmé. Il y avait un but précis : virer Gbagbo. Il y avait une stratégie : adouber ses adversaires dès le départ. Tout ça sous le contrôle d’une présence française qui n’a rien fait quand il s’agissait de sauver des gens. (…) Ce qui m’intéresse, c’est que les historiens, que les parlementaires puissent un jour éclaircir tout cela, car il y a énormément de faces cachées, de non-dits, de dissimulations, dans toute cette aventure.
Balladur a bloqué une Commission d’enquête parlementaire, sur instruction du gouvernement
Il y a eu deux demandes de Commissions d’enquêtes parlementaires formulées par moi-même et Paul Quilès, qui siégeait à la Commission. Refus catégoriques d’Edouard Balladur, qui présidait la Commission des Affaires étrangères, sur instruction du gouvernement. Pas question de Commission d’enquête. Alors que nous avons obtenu une Commission d’enquête sur les événements de Srebrenica. Nous avons obtenu une mission d’enquête parlementaire sur ce qui s’est passé au Rwanda. Là, black-out total. Interdiction que les parlementaires français mettent leur nez dans ce qui s’est passé à Abidjan!
Le lobbying des Ouattara au sein du PS, fondé sur «la fortune colossale» de Dominique
Au sein du Parti socialiste, le couple Ouattara a mené un lobbying absolument considérable. Mme Ouattara, qui est d’origine française, qui a beaucoup d’amis à droite, à gauche, a fait un travail absolument énorme de lobbying. Petit à petit, elle a convaincu un certain nombre de dirigeants socialistes – Dominique Strauss-Kahn, Laurent Fabius – que Ouattara était l’avenir et que Gbagbo devait partir. Le Parti socialiste s’est divisé à partir de ce lobbying. Je dois dire que dans la communication en général, Laurent Gbagbo a été très faible et n’a pas eu les relais suffisants. C’est une question de moyens. Madame Ouattara a une fortune colossale. A partir de là, elle est intelligente, très active, très politique. Elle a fait ce qu’il fallait. Malheureusement, un certain nombre de socialistes sont tombés dans le panneau ! C’est aussi simple que ça. Question de moyens, question d’argent ! Hélas ! Ensuite, elle a profité de l’ignorance abyssale des questions africaines de la part d’un certain nombre de socialistes. Je ne parle pas de Strauss-Kahn et de Fabius, qui connaissent très bien l’Afrique, mais qui ont été finalement fascinés, convaincus par les arguments d’Alassane Ouattara et de son épouse. Il venait du FMI en plus, donc c’était un personnage crédible, et ça le reste. La volonté de prendre le pouvoir était plus forte que le reste !
Gbagbo était une exception en Afrique de l’Ouest
Gbagbo, avec ses qualités et ses défauts, était un peu une exception en Afrique de l’Ouest. Il y avait beaucoup d’habitués en France (à gauche, à droite, mais surtout à droite) qui ne supportaient pas cette exception. L’un des pires ennemis de Gbagbo dans cette période a été tout de même le président Chirac qui effectivement avec son ministre des Affaires étrangères n’admettait pas qu’il y ait une personnalité à part, plutôt de gauche, plutôt socialiste, au sein de cette région, très contrôlée, très regardée par la France.
Démêler l’action des barbouzes et des officines, au-delà des dérapages du pouvoir ivoirien sous Gbagbo
(…) Je n’excuse pas les dérapages du pouvoir ivoirien sous la présidence de Laurent Gbagbo. Il y a eu des dérapages. Il y a eu des erreurs considérables. Mais pour l’essentiel des événements les plus graves, les enquêtes n’ont pas abouti, les enquêtes n’ont pas été faites, et il faudra connaître sur toutes ces années l’exacte vérité. Je ferai en sorte que le moment venu, on puisse aller jusqu’au bout de l’investigation. Par exemple, sur les événements qui ont abouti à la destruction des avions après l’attaque contre les militaires français qui a fait neuf morts, il y a eu des éléments extrêmement troubles. On sait très bien qu’en Afrique sévissent des officines, des barbouzes, des gens de sac et de corde, et que ces gens-là se mêlent parfois aux officiels y compris dans le camp français. (…) J’espère que Laurent Gbagbo pourra très largement au cours du procès de La Haye évoquer un certain nombre de choses qu’il nous avait déjà dites, mais qui n’étaient pas exprimées publiquement sur tous ces sujets.
L’absence de Soro à la CPI ? Un vrai scandale
La présence de Gbagbo à La Haye ? Admettons. D’ailleurs il y a un procès qui va avoir lieu. Mais l’absence de Soro à La Haye (…), ça saute aux yeux, c’est un vrai scandale. Personne n’a le courage de le dénoncer, parce que ce n’est pas politiquement correct. (…) Si un socialiste ne se scandalise pas de cet état de fait, pour moi il n’est pas socialiste. Moi je crois à la justice internationale. Je pense qu’à partir du moment où on est entré dans ce cycle – il a été arrêté, il a été accusé – il faut qu’il se défende. Je fais confiance à ses avocats pour qu’ils le défendent. Le scandale, ce n’est pas que Gbagbo soit à La Haye, c’est que Soro n’y soit pas. On sait très bien les crimes et les exactions auxquelles se sont livrées les Forces nouvelles, et sur une très très longue période.