Escrocs, profiteurs, sangsues en tout genre ont contribué à faire le malheur du
Cameroun comme ailleurs, on ne compte plus ceux qui ont vidé les caisses de
l'Etat. Nous avons pisté ces hommes et ces femmes qui, sans vergogne, pillent
depuis des années l'économie d'un pays qui avait besoin de tout, sauf de
prédateurs. Dans ce premier article, nous citons certains de ces fossoyeurs. Ils
sont beaucoup plus nombreux. Ce n'est donc qu'un début. En prenant nos
responsabilités. Nous détenons les preuves de ce que nous affirmons et les
publierons, si cela s'impose...
CHRONIQUE D'UN PILLAGE ANNONCE: ENQUÊTE
PAR GÉRARD MPESSA MOULONGO
Escrocs, profiteurs, sangsues en tout genre
ont contribué à faire le malheur de l'Afrique indépendante. Au Cameroun comme
ailleurs, on ne compte plus ceux qui ont vidé les caisses de l'Etat pour remplir
leurs coffres. Nous avons pisté ces hommes et ces femmes qui, sans vergogne,
pillent depuis des années l'économie d'un pays qui avait besoin de tout, sauf de
prédateurs.
La mauvaise gestion est un des principaux drames de l'Afrique.
Dans chacun des pays du continent, on compte, par centaines, des personnes qui
ont provoqué la faillite des sociétés d'Etat, littéralement pillé les banques,
sans pour autant avoir à répondre de leurs actes. Notre devoir est aussi
d'attirer l'attention du grand public sur ces prédateurs à qui, dans certains
pays, on continue de confier des responsabilités. Nous commençons ici, avec le
Cameroun, la publication d'une série d'enquêtes sur ce sujet. Avec des faits,
des noms, des responsables.
Qui sont les fossoyeurs de l'économie
camerounaise ? Ils sont plusieurs dizaines à avoir particulièrement mal géré les
sociétés et compagnies nationales dont ils avaient la charge.
Ou affaibli les
banques de la place par les prêts qu'ils y ont contractés et refusent impunément
de rembourser. Ces hommes sont-ils intouchables ? Dans ce premier article, nous
citons certains de ces fossoyeurs. Ils sont beaucoup plus nombreux. Ce n'est
donc qu'un début. Nous reviendrons sur-le Cameroun, et poursuivrons cette
enquête sur d'autres pays du continent. En prenant nos responsabilités. Nous
détenons les preuves de ce que nous affirmons et les publierons, si cela
s'impose...
Il y a deux ans, Bernard Lugan, universitaire français enseignant
d'histoire à l'université de Lyon, publiait un ouvrage volontairement
provocateur et sensationnel, intitulé Afrique, Histoire à l'endroit (Editions
Perrin). Usant de quelques clichés ethnologiques bien connus, il tentait d'y
démontrer que Hegel avait raison lorsqu'il estimait que l'Afrique n'avait pas eu
d'Histoire...
Cet ouvrage polémique avait évidemment suscité de vives
réactions en Afrique noire et notamment au Cameroun où, bien que peu productrice
d'idées nouvelles, la communauté intellectuelle s'emballe régulièrement pour les
débats à la mode. Au centre des discussions, la même question : ce pays qui, à
l'image de l'Afrique entière, dispose d'un potentiel naturel et humain fort
impressionnant, est-il en mesure d'amalgamer positivement les forces centripètes
qui se disputent l'espace social, pour se sortir du sous-développement
?
FAUT-IL RECOLONISER L'AFRIQUE?
Comme s'il éprouvait un malin
plaisir à jeter de l'huile sur le feu, Bernard Lugan vient de publier un
deuxième ouvrage enfonçant le clou des « idées » énoncées dans le premier (...).
La conclusion de ce nouveau livre risque de relancer le débat intellectuel au
Cameroun ; car elle s'intitule carrément : « Faut-il recoloniser l'Afrique ? »
Question en forme de recommandation, même si M. Lugan fait mine de s'en défendre
— par pure coquetterie intellectuelle. En réalité, l'idée — si tant est qu'on
puisse la considérer comme telle — n'est pas nouvelle. Déjà en 1985, l'ancien
ministre tchadien Michel Ngangbet publiait un ouvrage intitulé Peut-on encore
sauver le Tchad ? (Editions Karthala), dans lequel il proposait que son pays
soit placé sous la tutelle des Nations unies ; ce qui serait un abandon de
souveraineté, et donc un refus de l'indépendance !
Au Cameroun, le premier à
avoir posé cette question publiquement (pour la critiquer vigoureusement), c'est
Samuel Eboua, président de l'Union nationale pour la démocratie et le progrès
(UNDP, parti d'opposition) et ci-devant président du directoire de la
coordination des partis d'opposition. Lors d'une émission télévisée dont il
était l'invité au mois de juillet dernier, il avait fait sensation en déclarant
tout de go que le Cameroun vit actuellement une deuxième colonisation. « Nous
sommes retournés sous le régime du mandat, exactement tel que nous le vivions en
1945 lorsque notre pays était placé sous la tutelle de l'ONU », avait affirmé
Samuel Eboua. Puis, précisant sa pensée :
« Ne nous leurrons pas : ce pays
est en ce moment même gouverné selon des instructions énoncées par les
fonctionnaires de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international ; or
chacun sait que ces deux institutions sont des annexes de l'ONU. Cela veut dire
que nous sommes revenus à quarante-six ans en arrière, à cause de notre faillite
politique et économique, et de l'incompétence manifestée par nos hauts cadres
dans la gestion des affaires. »
Ce discours d'Eboua avait fait l'effet d'une
véritable bombe. Et d'ailleurs, le jeune journaliste qui avait commis
l'imprudence de l'inviter à cette émission, fut progressivement renvoyé dans les
coulisses de la télévision. Aujourd'hui à Douala et à Yaoundé, le débat s'ouvre
publiquement sur la question : faut-il renoncer à cette souveraineté nationale
de façade qui n'a rien produit de positif en trente ans, et négocier des
contrats de restructuration, puis de performance, avec des cadres français et
américains ? Nombreux sont les Camerounais qui le souhaitent. Et la liste des
sociétés publiques confiées — souvent avec succès — à des étrangers pour
redressement ne cesse de s'allonger. Qu'est-ce qui a pu conduire à une telle
désaffection du citoyen moyen par rapport à l'idée même de l'indépendance ?
Pourquoi, alors que le Cameroun fut le seul territoire d'Afrique noire sous
administration française à engager la lutte-armée pour sa libération, de très
nombreux citoyens estiment aujourd'hui comme Charles Assale, ancien premier
ministre que « l'homme noir n'est pas fait pour gérer... » ? Comment expliquer
cette tragique propension au renoncement, et ce défaitisme collectif devant ce
que d'aucuns croient être les récurrences de l'Histoire ? Qui sont les
responsables du drame ? A l'origine du désarroi actuel, il y a surtout l'échec
enregistré dans la conduite des 180 entreprises publiques créées ou soutenues
par le gouvernement durant ces trente dernières années. Cette faillite semble
d'autant moins admissible pour l'opinion publique qu'elle n'est pas seulement la
résultante d'errements politiques, mais bien souvent la conséquence d'un pillage
délibéré, d'une politique de gestion de la richesse nationale pour et par un
groupuscule d'individus évidemment intouchables.
Quelques personnages
clés qui ont vidé les caisses de l'Etat Avant de développer les grandes étapes
de la philosophie économique et de la stratégie de développement des grandes
entreprises publiques et privée au Cameroun, tentons d'esquisser une rapide
galerie des portraits de quelques personnages clés, qui symbolisent aux yeux de
l'opinion nationale l'échec absolu de l'ambition de développement. II faut
préciser qu'il serait impossible d'être exhaustif sur un tel sujet, surtout
compte tenu de la très longue période considérée ; mais on peut cependant
énoncer sans risque de se tromper, les noms évocateurs à la fois de la faillite,
du pillage organisé, et de l'impunité.
Robert Messi Messi
C'est
probablement la plus célèbre fripouille de l'échiquier politique camerounais.
Sans doute aussi bien à cause de son brillant cursus, que de la rapidité avec
laquelle il a mis à genoux la Société camerounaise de banque (SCB). Né le 30
mars 1949 à Adzap, ce jeune surdoué collectionne rapidement d'impressionnants
parchemins : ingénieur des arts et manufacture, il est aussi diplômé de la
prestigieuse Ecole centrale de Paris, et docteur es sciences. Revenu aux pays,
il est promu à un poste de directeur de la Banque des Etats de l'Afrique
centrale, avant d'être propulsé à la tête de la première banque commerciale
d'alors, la SCB. Après quelques mois, la banque bat de l'aile : de crédits à des
emprunteurs fictifs aux crédits « politiques » accordés complaisamment aux
copains bien placés dans le système, Robert Messi Messi déploie une méthode de
gestion fort désastreuse, dont le résultat est la liquidation de la SCB en
septembre 1989. Un millier d'employés • — pour la plupart des pères de famille —
se retrouvent au chômage. Leurs indemnités coûteront 3 milliards de F CFA à
l'Etat. Pour reprendre la banque, le Crédit lyonnais exigera que l'Etat assume
tout seul 150 milliards de passif. Ce qui se fera aux frais du contribuable
camerounais. Quelque temps avant la liquidation de la SCB, Robert Messi Messi
s'était fait décerner par un périodique sénégalais, « le Moniteur africain »,
l'« Oscar des oscars ». Depuis deux ans, Robert Messi Messi a disparu de la
scène nationale. Bien qu'aucune information judiciaire ne soit ouverte contre
lui (alors que les preuves de sa culpabilité ont été établies par de nombreux
rapports d'audit), il se planquerait en Californie.
Gilbert Tang
Cet
ancien ministre des Finances qui occupe actuellement les fonctions de directeur
des analyses monétaires de la direction centrale de BEAC (à ce titre, il est le
Camerounais le plus gradé dans cette honorable institution) figure aussi sur la
liste des débiteurs insolvables de la Centrale des risques de cette même BEAC.
Et ce scandale absolu ne semble déranger personne. C'est pourtant comme si le
gouverneur de la Banque de France était fiché sur la liste des mauvais payeurs,
ou comme si le président de la Bundesbank était recherché par cette même banque
pour émission de chèque sans provision ! Il n'y a qu'au Cameroun du Renouveau
que l'on enregistre ce genre de curiosité ! Gilbert Ntang, que cela ne semble
pas gêner du tout — vu l'arrogance qu'il affiche dans les milieux snobs de
Yaoundé — fait partie de ces jeunes Camerounais qui se sont enrichis du jour au
lendemain, après avoir été propulsés à un poste ministériel. Il a ainsi utilisé
le prestige de sa fonction pour « emprunter » auprès des banques commerciales
camerounaises d'importants crédits qu'il ne rembourse pas ; les villas et
immeubles qu'il a pu ainsi se faire construire lui appartiennent toujours,
personne n'osant s'attaquer à un type que l'on dit être le prête-nom des
principaux barons du régime.
Roger Melingui
De tous les fossoyeurs de
l'économie camerounaise, il est le plus jeune (né le 29 janvier 1951 à Yaoundé)
et le plus charmeur. Il a fait des études de sciences commerciales à Hec-Paris.
Nommé directeur des Etudes et de la promotion à la Société nationale des
investissements en 1980, il est ensuite propulsé à la direction générale de
l'Office national de commercialisation des produits de base (ONCPB). D'abord
comme directeur général adjoint de 1981 à 1984. Puis comme directeur général de
1984 à 1990, pendant que l'ancien titulaire du poste, Bobo Hamatou-kour — dont
la gestion était de loin plus rigoureuse — croupissait en prison pour des motifs
politiques. Hamatoukour, libéré depuis peu (voir JAE n" 144, juin 1991), ne
reconnaîtrait sans doute plus l'ONCPB aujourd'hui.
C'est sous la gestion de
Roger Melingui que les paysans camerounais auront connu les années les plus
dures, depuis l'indépendance. L'ONCPB se contentant de surpayer. A ce un
personnel pléthorique, d'entretenir le luxueux train de vie de ses dirigeants,
alors que les arriérés aux producteurs s'accumulaient. Outre de graves erreurs
stratégiques qui ont conduit à des investissements anar-chiques, il y a contre
Roger Melingui des malversations dénoncées par plusieurs rapports d'audit.
Lorsque, sur instruction de la Banque mondiale, l'ONCPB a été dissoute au cours
de l'année 1991, les Camerounais s'attendaient à ce que les responsables de la
faillite soient sanctionnés. Rien n'a été fait, bien au contraire la télévision
d'Etat avait accordé ses caméras et ses spots quelques semaines auparavant pour
se « blanchir ».
Valère Abanda Metogo
Fonctionnaire sorti de la fameuse
École nationale d'administration de Yaoundé, Valère Abanda Metogo a occupé de
nombreuses fonctions dans la haute administration et à la présidence de la
République avant d'être nommé directeur général de la Banque camerounaise de
développement en 1979. Il y restera dix ans, exactement le temps d'affaiblir la
banque par une gestion clientéliste — elle est liquidée en septembre 1989.
Le
plus incroyable dans l'épopée de Valère Abanda Metogo, c'est que, en sa qualité
de directeur général de la BCD, il fut, pendant dix ans, un des actionnaires de
poids de la Bicic — principale banque commerciale du pays. Or la Centrale des
risques de la BEAC révèle que monsieur Valère Abanda Metogo est débiteur
insolvable auprès de la Bicic de plusieurs centaines de millions — crédit «
emprunté » pour construire un immeuble de haut standing. A ce jour jour,
l'immeuble lui appartient toujours. Et la Bicic rechigne à engager une
vigoureuse action en justice contre celui qui, très récemment encore,
On
raconte même que monsieur Valère Abanda Metogo avait déserté les réunions du
conseil c l'administration depuis quelques temps, car les cadres français de
Bicic se plaisaient à introduire son dossier d'impayés dans les « divers du
conseil d'administration.
Françoise Foning et Pierre Tchanque
Avec
Françoise Foning, grande prêtresse loufoque du RDPC, Pierre Tchanque fait partie
de la bande des quelques Bamilékés qui s'agitent le plus dans le RDPC. Mais ils
ne sont que des profiteurs d'occasion, dont Biya peut difficilement dire qu'ils
sont attachés à sa personne ou à son régime. Du temps d'Ahmadou Ahidjo, ils
étaient déjà des griots, chantant les louanges du chef de l'Etat et de l'Union
nationale camerounaise (UNG), ancien parti unique.
Pierre Tchanque, 67 ans,
fait figure de chef de bande. Sous Ahidjo, cet homme était un de ses premiers
administrateurs. Administrateur civil, arrêté et même temps que certains de sa «
frères » Bamilékés (Kamga Victor, Foalem Fotso Joseph), accusés, comme lui,
d'avoir fomenté un coup d'Etat, a pu, mystérieusement, sortir de prison pour un
poste de secrétaire général à l'Udéac (1971-1977). Autant dire que l'on se méfie
particulièrement de cet homme, tout comme de Françoise Foning, dont l'assiduité
aux réunions des Bamilékés de Douala intrigue plus d'un. Certaines mauvaises
langues disent que, quelle que soit l'heure de la fin de ces réunions, elle se
rend rarement à son domicile en sortant. Elle préférerait le chemin de Yaoundé,
où elle met un point d'honneur à rendre compte avant le lever du jour. Dans
l'ouest du pays (d'où elle est originaire), on affirme avec humour qu'elle
prospérera toujours, que ce soit avec Biya aujourd'hui, Ahidjo hier ou Epée
demain.
Depuis 1986, Pierre Tchanqué est le président de la chambre de
commerce et d'industrie du Cameroun. S'il apparaît ici, dans cette galerie de
portraits, ce n'est pas pour sa gestion « familiale » à la chambre de commerce
(où il entretient un train de vie princier, avec de nombreuses « missions » à
l'étranger, alors que son personnel n'est pas payé depuis plusieurs mois). C'est
surtout parce qu'il est responsable de ce qui est sans doute la plus grande
escroquerie financière organisée au Cameroun depuis l'indépendance. En
association avec des hommes d'affaires danois, Pierre Tchanqué a lancé au milieu
des années quatre-vingts un gigantesque projet de brasseries, la Nobra
(Nouvelles brasseries). Bénéficiant de ses appuis politiques traditionnels, il a
engagé une grande campagne de souscription du capital auprès de ses
compatriotes, engrangeant par ce procédé plusieurs centaines de millions de
capitaux privés émanant de petits épargnants. Puis la société a démarré sur les
chapeaux de roue, Pierre Tchanqué s'étant proclamé président du Conseil
d'administration. Intervenant de manière désordonnée dans la gestion courante
(pour y placer un membre de sa famille ou pour se servir), il a fini par se
fâcher avec les Danois, et a presque obtenu leur expulsion du pays. La société a
fait faillite en 1988 C'est à ce moment-là que les petits épargnants qui y
avaient mis leur pécule ont compris qu'il s'agissait en réalité d'un projet
destiné à enrichi quelques individus. Certains ont porté plainte contre Pierre
Tchanqué A ce jour, aucun procès n'a about à une condamnation du tout-puissant
président de la chambre de commerce !
Clément Obouh Fegue
Avec sa grosse
tignasse blanche et ses costumes approximatifs, il hante les églises et autres
lieux de culte à Douala tous les dimanches matin, avec la régularité d'un
métronome. On lui donnerait d'ailleurs le bon Dieu sans confession, tant il
inspire la compassion. Il ne faut pourtant pas se fier à ses airs austères :
Clément Obouh Fegue, directeur général de la Société nationale des eaux du
Cameroun (Snec), fait partie des premiers responsables de la faillite de
l'économie camerounaise. Bon vivant, il trône à la Snec depuis quinze ans !
Record absolu de longévité à la tête d'uni société d'Etat pourtant exsangue dont
les salariés se sont payés irrégulièrement, et dont les rapports d'audi
critiquant la gestion désastreuse» s'amoncellent à la présidence de 1a
République. Avec un endettement bancaire local de plus de 2 milliards: de F CFA
à court terme, la Snec supporte des frais financiers qui
paralysent. Le
contrat de restructuration signé avec le gouvernement e la Caisse centrale de
coopération économique n'est pas appliqué, Obout Fegue préférant attendre des
instructions directes en haut lieu. Pendant ce temps, la situation de la Snec se
dégrade toujours davantage, et des milliers de chefs de famille sont menacés de
chômage.
Et les autres
A ces « vedettes » du pillage des grandes
entreprises camerounaises, on pourrait en ajouter beaucoup d'autres qui ne sont
plus au premier rang aujourd'hui, mais dont l'impact négatif a durablement
marqué le tissu économique et financier national. Citons
• Charles Onana
Awana, ancien ministre des Finances, dont la propension aux malversations est
soulignée par Christian Tobie Kuoh dans son dernier livre Une Fresque du régime
Ahidjo, (Editions Karthala);
• Jean-Marcel Mengueme, ancien ministre de
l'Administration territoriale et gestionnaire de l'aide internationale aux
victimes de la catastrophe du lac Nyos, propriétaire de nombreuses villas et
immeubles, épingle par la Centrale des risques de la BEAC ;
• Jean-Baptise
Assiga Ahanda, directeur des Etudes et de la Documentation à la BEAC, alors que
cette même BEAC l'a fiché parmi les débiteurs porteurs de lourds impayés auprès
des banques commerciales ;
• Frédéric Augustin Kodock ancien
président-directeur général de la Cameroon Airlines, dont on connaît les mauvais
choix en matière d'investissement, et le laxisme manifesté dans la politique de
recrutement — ce qui a provoqué un déséquilibre définitif dans le compte
d'exploitation de la société. Pendant que monsieur Kodock démolissait froidement
les bases financières de la Camair, son prédécesseur, Bello Amadou, croupissait
également en prison, pour des motifs politiques ;
• Paul Tsala, directeur
pendant de très longues années de la Société camerounaise d'assurance (Socar)
que l'on est en train de brader à des repreneurs européens ;
• Martin
Abessolo Meka, directeur général de Cameroon Publi-Expansion, société d'Etat
ayant détenu pendant quelque quinze ans le monopole de la régie publicitaire des
grands médias nationaux, mais la situation financière aujourd'hui contraste
singulièrement avec les signes extérieurs de richesse de son directeur
;
• Théodore Bella, promoteur d'une chaîne de supermarchés naguère
poursuivi comme faux-monnayeur, et qu'une haute personnalité s'est permis de
décorer récemment, lors d'une cérémonie organisée dans les locaux de la Banque
centrale à Yaoundé !
• Quelques hommes d'affaires ayant pignon sur rue à
Douala mériteraient de figurer à ce tableau d'honneur, Contrairement aux autres,
ils n'ont pas à leur passif des faillites retentissantes mais quelques
escroqueries connues de tous les Camerounais, ou alors des accointances
sérieuses avec le régime en place, ce qui leur offre le droit de bafouer
allègrement les règles en vigueur. Au tout premier rang de cette liste, El Hadji
Fadil et Zra Dua, deux hommes d'affaires originaires du Nord du pays, qui
doivent à eux seuls plus de 1,5 milliard de F CFA aux banques camerounaises — on
sait bien que le deuxième (Zra Dua) n'aura jamais les moyens de rembourser cette
somme alors qu'aucun critère rationnel ne justifiait ce
prêt.
Voilà,rapidement portraiturés, quelques principaux responsables de la
faillite des grandes entreprises au Cameroun durant ces dix dernières années.
Pourtant, lorsqu'on les interroge sur les raisons de leur échec, ceux qui
condescendent à s'expliquer (dans ce pays où l'impunité absolue est une des
principales règles de gouvernement) ont tendance à rejeter la responsabilité de
leur mauvaise gestion sur l'Etat, aux politiques publiques adoptées depuis
trente ans et donc au cadre politique pré institutionnel dans lequel devait
fonctionner leurs entreprises. Il faut dire qu'en trois décennies
d'indépendance, les changements de cap et de stratégie en matière de création,
d'organisation et de gestion des grandes entreprises n'ont pas manqué au
Cameroun ! Les différents plans quinquennaux de développement adoptés durant ces
trente dernières années montrent des changements de rythme et d'option, selon
les thèses en vogue dans l'environnement international, l'idéologie
gouvernementale du moment, ou en fonction de la personnalité des hommes en
charge des affaires pendant cette période. C'est ainsi qu'au début des années
soixante, lorsque la vulgate marxiste domine le discours des nationalistes
camerounais, le président Ahmadou Ahidjo se réclame un temps du... socialisme !
Cela lui passera vite, puisqu'il énoncera comme principe de ' sa gestion le «
libéralisme planifié ».
JAE N° 151 - JANVIER
1992
1987-1997
**** Piller les banques et détourner les fonds publics
c'est moins risqué .
Gérard Mpessa Moulongo
Au-delà des insuffisances de
la législation, l'application des peines prononcées souffre également de graves
lacunes. On achète de tout dans nos prisons, même le droit de ne pas y rester.
Et un détourneur de fonds est, par définition, riche. Ainsi, un voleur de poules
qui pénètre par effraction dans un poulailler pour y dérober des poules chétives
risque la peine de mort, tandis que pour le directeur de société d'Etat qui, en
détournai 3 milliards de F CFA, contraint son entreprise à la faillite et met au
chômage 1 000 chefs de famille, ne prévoit au pire que... vingt an de prison
!
Dans son édition n° 5022 du mercredi 4 décembre 1991, Cameroon Tribune, le
quotidien camerounais de langue française, proche du pouvoir, annonçait la
condamnation de M. Bahounoui Batende Léon, ancien directeur général de la Banque
camerounaise de développement — actuellement en liquidation — à douze ans
d'emprisonnement ferme pour détournement de deniers publics. Il avait, écrivait
notre confrère Casimir Datchoua Soupa le chroniqueur judiciaire du journal, été
reconnu coupable d'une indélicatesse portant sur quelque 700 millions de F CFA,
soit 14 millions de FF. Ce qui, sous d'autres cieux, passerait pour un sordide
fait divers revêt, dans le contexte économique, politique et social actuel du
Cameroun, une signification toute particulière. D'abord parce que les faits
remontent à plus de dix ans, et qu'une première condamnation avait déjà été
prononcée sans être suivie d'effet, et ensuite parce que, survenant à l'approche
des élections législatives annoncées pour le 16 février 1992, une telle décision
arrive à point nommé pour donner au régime actuellement en perte de vitesse un
regain de crédibilité. Au-delà des manœuvres pré-électorales d'un gouvernement
dont le chef se plaignait encore, il y a quelques mois, de l'impossibilité de
prouver les malversations financières de ses membres, cet événement pose une
fois encore l'éternel problème de la gestion du patrimoine de l'Etat dans nos
pays.
BRADÉES À GRAND RENFORT DE PUBLICITÉ
Depuis quelques années, ça
et là en Afrique, des entreprises publiques ou d'économie mixte ferment les unes
après les autres, contraintes à la faillite par la mauvaise gestion de leurs
dirigeants ou par l'état de délabrement avancé de l'environnement économique.
Quelquefois, sous prétexte d'épargner les fleurons de l'économie nationale, les
Etats les confient à la gestion de quelque génial redresseur expatrié,
lorsqu'elles ne sont pas simplement bradées à grand renfort de publicité. Ainsi,
après avoir longtemps survécu grâce aux subventions dont étaient
particulièrement généreux les gouvernements au temps des vaches grasses, bon
nombre d'entre elles sont aujourd'hui condamnées à devenir rentables si elles
souhaitent rester dans le portefeuille de l'Etat. Le constat de l'échec de ces
entreprises souvent somptuaires et sur-dimensionnées, qui jette le discrédit sur
la capacité des cadres africains à gérer une structure de production, appelle à
une réflexion sur les causes de cette hécatombe dont se seraient bien passé les
économies fragiles et structurellement inadaptées de nos pays. Car on peut se
demander comment des entreprises jouissant en général d'un monopole absolu et
bénéficiant de nombreux privilèges, en sont arrivées à un pareil
effondrement.
La première carence structurelle de nos économies tient à
une trop grande implication de l'Etat, dont la prépondérance se fait surtout
sentir au moment de choisir les dirigeants des sociétés publiques ou d'économie
mixte. Les seuls critères de sélection sont alors l'appartenance à un clan, à
une ethnie ou à une confrérie et une fidélité sans bornes au chef de l'Etat. Dès
lors, l'indispensable compétence nécessaire pour s'acquitter honorablement de sa
mission est reléguée au second plan. Ainsi, en dépit de la régularité avec
laquelle les administrateurs civils sortis de l'Ecole nationale d'administration
et de
magistrature de Yaoundé ont, à de très rares exceptions près, fait
montre de leur gestion désastreuse, ils demeurent le corps qui fournit le plus
grand nombre de gestionnaires de la chose publique. Du reste, le système qui les
a produits est clairement orienté vers la politique du ventre. Témoin la phrase
rituelle qui conclut tous les décrets et arrêtés de nomination au Cameroun : «
L'intéressé aura droit à tous les avantages prévus par la réglementation en
vigueur... » II n'est évidemment fait aucune mention des obligations attachées à
la fonction !
Une autre faiblesse du système est la relative impunité dont
jouissent les gestionnaires indélicats des biens publics. Impunité de fait,
sinon de droit. En effet, si à première vue, le code pénal camerounais est
irréprochable sous ce rapport, de nombreux juristes s'insurgent contre la faible
protection dont jouit la propriété publique. De fait, les détournements de
deniers publics sont en principe punis de peines d'emprisonnement très sévères :
cinq à dix ans pour des sommes inférieures à 100 000 F CFA, dix à vingt ans
entre 100 000 et 500 00 CFA, et la prison à vie au-delà 500 000 F CFA (article
184 alinéa; du code pénal). Et pourtant, 1'artii 320 du même code qui établit
une distinction entre le vol et le vol aggravé pour punir ce dernier de peine de
mort, ne concerne que fortune privée, les biens de l'Etat : bénéficiant pas de
cette protection ( supplémentaire. Ainsi, un voleur de poules qui pénètre par
effraction dans un poulailler pour y dérober dei poules chétives risque la peine
t mort, tandis que pour le directeur de société d'Etat qui, en détournai 3
milliards de F CFA, contraint son entreprise à la faillite et met au chômage 1
000 chefs de famille, la le ne prévoit au pire que... vingt an de prison ! Notre
voleur de pouls gagnerait à défoncer la porte d'un dispensaire public pour y
voler des médicaments ou des équipements de première nécessité pour une valeur
de 99 000 F CFA : le tarif dans ce cas-là n'excède pas dix ans, et le butin est
quand même un peu plus consistant... II y a en effet, beaucoup moins de risques
à détrousser l'Etat, et bon nombre de fonctionnaires l'ont compris !
Cela
dit, on note une grande réticence des juges à appliquer les peines maximales
prévues à l'article 184 du code pénal, d'autant que l'alinéa 2 les autorise, par
le jeu des circonstances atténuantes laissées à leur libre appréciation, à
substituer à l'emprisonnement à vie une peine de dix ans seulement. Une rigueur
extrême pourrait en effet être très mal vue des supérieurs hiérarchiques,
eux-mêmes détourneurs réels ou potentiels, et nuire à l'évolution d'une carrière
prometteuse, ou compromettre fortement une éventuelle nomination.
De plus, le
juge est tenu, en la matière, de rendre régulièrement compte au ministre de la
Justice, conformément à la circulaire ministérielle du 26 février 1967. Et
celui-ci en réfère au chef de l'exécutif. Aussi, les rares condamnations qui
surviennent sont-elles à mettre au crédit des nombreux règlements de compte qui
émaillent la vie de nos hauts fonctionnaires.
Au demeurant, il est bien rare
que les tribunaux soient saisis des atteintes aux biens de l'Etat, celui-ci
préférant souvent s'en occuper lui-même. L'exécutif ordonne dans ce cas un
contrôle de l'inspection générale de l'Etat, dont le rapport lui est transmis.
La procédure et la décision administratives sont couvertes du sceau du secret,
ce qui empêche le ministère public de jouer son rôle.
ON ACHÈTE TOUT DANS
NOS PRISONS, MÊME LE DROIT DE NE PAS Y RESTER
En fait, le politique s'est
donné les moyens d'entraver à volonté l'action de la justice, et
l'administration protège ses brebis galeuses des poursuites du
juge.
Au-delà des insuffisances de la législation, l'application des
peines prononcées souffre également de graves lacunes. On achète de tout dans
nos prisons, même le droit de ne pas y rester. Et un détourneur de fonds est,
par définition, riche. Les exemples sont légion de personnes régulièrement
condamnées et qui circulent librement dans nos cités, tout en étant enregistrées
comme pensionnaires à plein temps d'un établissement pénitentiaire. Le fin du
fin consiste à se faire évacuer pour des raisons de santé dans un hôpital de la
Côte d'Azur. Le plus près possible d'un casino, de préférence. Et au bout de
quelques années de ce régime, à la faveur d'une discrète amnistie
présidentielle, le casier judiciaire retrouve sa virginité. La protection des
membres de cette caste va plus loin : il existe une véritable « prime » à la
malversation. Et il n'est pas rare que des fossoyeurs de quelque entreprise
publique soient rappelés à des fonctions plus élevées après une traversée du
désert à un poste moins voyant. A leur retour aux affaires, le régime est assuré
de leur fidélité éternelle, car la menace d'un procès qui pèse sur leur tête
leur interdit tout excès de zèle. Ce qui est le plus dramatique, c'est
l'omnipotence du fonctionnaire camerounais qui, progressivement, a profondément
gangrené l'économie. Non contente de dilapider le patrimoine national qui
contribue aujourd'hui à la prospérité des économies des pays du Nord, la
fonction publique a, par une administration trop procédurière et corrompue,
organisé un racket systématique du secteur privé.
Parallèlement, la gestion
des finances publiques menée à l'emporte-pièce et au gré des humeurs des
décideurs a accouché d'une fiscalité particulièrement vorace et par conséquent «
fraudulogène » : il est devenu plus intéressant de contourner le paiement de
l'impôt et des taxes avec la complicité d'un fonctionnaire complaisant que de se
plier à une réglementation économiquement non viable. Ainsi, lorsqu'il s'agit de
financer le démarrage d'un organisme de financement de l'immobilier, la formule
est toute trouvée : lever un nouvel impôt. Une entreprise publique
particulièrement mal gérée n'arrive-t-elle plus à assurer les salaires de son
personnel pléthorique et surpayé ? Vite ! Une taxe —"pardon : redevance —
spéciale. Et on en arrive à des situations d'une injustice criarde : un
chauffeur de taxi qui réalise au mieux 3 à 4 millions de francs de chiffre
d'affaires par an, paie aujourd'hui plus d'impôts qu'un commerçant dont le
niveau d'activité serait dix fois plus élevé. Il est bien évident que notre
chauffeur de taxi préférera se faire régulièrement rançonner par la police
plutôt que de payer d'un seul coup des sommes dont il ne dispose pas, d'autant
que le paiement de ses impôts ne le dispense pas des tracasseries
policières.
L'impôt, dont on peut se demander à quoi il sert en réalité, perd
petit à petit sa légitimité. Je suis personnellement réticent à m'acquitter de
mes impôts lorsque je vois s'accumuler des montagnes d'ordures ménagères en
plein centre de Yaoundé. Et l'Etat est devenu une réalité si abstraite que ce
n'est plus un crime de le détrousser. C'est ce qui explique l'acharnement des
uns et des autres à se partager sa dépouille.
LES ARTIFICES DES
POLITIQUES NE SUFFIRONT PAS À FAIRE DIVERSION
En fait, c'est la
conception occidentale de l'Etat qui est ici remise en question, et on assiste
de plus en plus, derrière les revendications politiques pour davantage de
démocratie, à une véritable levée de boucliers pour que cesse le gaspillage des
efforts collectifs. C'est là le noeud du problème, et les artifices des
politiques ne suffiront pas à faire diversion. Le soutien inconditionnel des
artisans occidentaux de ce système, qui recherchaient avant tout des bases
avancées pour combattre la percée des idéologies communistes, n'a plus de raison
d'être, maintenant que l'ennemi d'hier a été vaincu, et que l'Union soviétique
se préoccupe davantage de sa survie que de la conquête du monde.
Du reste,
les matières premières tropicales qui justifiaient l'implication des pays du
Nord dans nos républiques bananières et qui expliquait leur myopie devant les
exactions de nos régimes totalitaires sont aujourd'hui largement disponibles à
un meilleur prix en Asie du Sud-Est. Il est clair que nous devrons, plus vite
qu'on ne le croit, apprendre à compter d'abord sur nous-mêmes, et penser une
solution alternative après l'échec des systèmes de gouvernement importés
d'outre-mer. C'est à ce prix seulement que nous pourrons renouer avec la
grandeur des civilisations passées que tout le monde nous envie.
LA
CELLUCAM EST LE PLUS GROS ÉLÉPHANT BLANC DU CAMEROUN
A cette époque, il
n'est absolument pas question de susciter l'émergence d'une classe d'hommes
d'affaires nationaux : la colonisation a tenté d'édifier ici un ordre durable,
une sorte de répartition des tâches qui voudrait que les nationaux se cantonnent
à de petites fonctions administratives (du travail d'exécutant, bien sûr),
tandis que les Européens et les sociétés multinationales occuperaient l'espace
économique. Au début des années soixante donc, la création de grandes sociétés
d'Etat est la manifestation la plus évidente de la souveraineté nationale ;
celles-ci doivent pallier aux insuffisances d'un secteur privé dominé par des
capitaux privés. Socapalm (palmeraies), Hevecam (hévéa), Semry (riz), Sosusam,
Cam-suco (sucre), Socame (engrais), STPC (tanneries et peausseries), Sodeble
(blé), etc. : les grandes entreprises publiques poussent comme des champignons
pendant les quinze premières années de l'indépendance ; mais elles seront
surtout des gouffres d'investissements, des « éléphants blancs ». De tous, le
plus fameux est la Cellucam (cellulose du Cameroun. Initiée en 1975, elle n'est
opérationnelle qu'en 1980. Son lancement coûte 75 milliards de F CFA. Elle est
dissoute après quelques années de fonctionnement, avec un passif de l'ordre de
150 milliards de F CFA.
A la suite de ces nombreux échecs, aucun débat public
n'est engagé sur la pertinence des objectifs et des stratégies choisies la
construction de l'appareil industriel national. Les responsables des sociétés
d'Etat en faillite ne sont jamais critiqués pour la qualité de leur gestion.
Même ceux qui se sont rendus coupables de malversations avérées restent
impunies. Chacun finit par se conforter à l'idée que le bien public est une
sorte de mangeoire nationale dans laquelle il faut servir pour satisfaire sa
famille, son clan, sa tribu.
Et lorsque, vers la fin des années soixante-dix,
le gouvernement camerounais annonce un changement fondamental de sa stratégie de
développement en misant davantage sur les petites et moyennes entreprises, peu
de Camerounais croient en ce discours ; chacun se dit qu'il s'agit simplement de
produire de nouveaux mythes, de permettre l'enrichissement de quelques personnes
auxquelles on accordera les faveurs d'un code des investissements rédigé sur
mesure. La mobilisation populaire étant insuffisante pour légitimer cette
nouvelle stratégie, elle restera un mot d'ordre de plus, juste bon à décorer les
discours.
Aujourd'hui, le pouvoir est dans une impasse : d'un côté, une liste
impressionnante de fossoyeurs d'entreprise auxquels il ne peut s'en prendre,
sous peine de voir vaciller ses propres piliers ; de l'autre, une race
fantomatique de promoteurs de PME que le système financier ne peut pas soutenir
(à cause de ses propres limites et du caractère artificiel de la plupart de ces
sociétés).
Sous la houlette de la Banque mondiale et du Fonds monétaire
international, le gouvernement s'illusionne de la fausse-bonne solution de la
privatisation des sociétés d'Etat. Mais au fur et à mesure que le processus se
met en place, on s'aperçoit du piège que cela représente : en l'absence d'un
marché financier, et dans un contexte de faiblesse de l'épargne nationale, de
perte de confiance des principaux agents économiques à l'égard du circuit
général des affaires et des perspectives incertaines de niveau global
d'activité, la privatisation se réduit à une véritable braderie du patrimoine
industriel. Pour résumer la situation d'une formule lapidaire, on pourrait dire
que seuls peuvent racheter les entreprises vendues des aventuriers étrangers, ou
alors les responsables locaux qui les ont mises en faillite... On comprend dans
ce cas que certains Camerounais osent se demander s'il faut recoloniser leur
pays. Déjà, une bonne quinzaine de sociétés à capitaux publics affichent
ostensiblement le fait que leur directeur général est européen. Comme si le fait
d'être noir, sous les tropiques, était un désavantage... Le pire, c'est que
l'opinion publique semble apprécier.
• Parmi celles-ci, la Direction générale
des grands travaux, le Crédit agricole, le Crédit foncier, la Cameroon
Air-lines, la Sic-Cacao, Hevecam, le Crédit lyonnais/SCE, la Société de
recouvrement…
JAE N° 151 - JANVIER 1992
(((( INTERVIEW DE
ROBERT MESSI MESSI ))))
Plus qu'à une interview, c'est à un duel que se
sont livrés Monga et Messi Messie l'ancien DG de la SCB. Poussé jusque dans ses
derniers retranchements, Messi Messi a livré une histoire que les Camerounais
n'ont sans doute jamais soupçonnée. Ce n'est, évidemment, que sa version des
faits."Personne n'était au courant. Je traitais directement avec le palais
d'Etoudi. En général, le ministre des Finances n'est jamais informé de ce que
font les directeurs généraux des banques. Ceux-ci travaillent avec le chef de
l'Etat..."
Il y a exactement 14 ans, en mai 1992, Robert Messi Messi,
ancien administrateur directeur général de la SCB tombé en disgrâce donnait une
entrevue vérité à la revue JAE ( avec pour titre : « Comment Biya et sa famille
ont pillé la SCB ») Sans doute aujourd’hui beaucoup ont déjà oublié à tord ou à
raison ses déclarations.
La première impression de dépaysement qu'éprouve
le visiteur africain qui débarque à Montréal est due à l'éloignement de
l'aéroport internationale du centre-ville : 55km Il fait froid et dépouillé
dont la verdure renforcée par une couche de neige si épaisse sur les arbustes
qui bordent l'autoroute que l'on se demande si l'on est vraiment au mois
d'avril. Et alors que le taxi fonce, comme des milliers d'autres véhicules, vers
la prestigieuse cité internationale du Québec francophone, on se dit que Robert
Messi Messi a choisi l'endroit idéal pour se mettre au vert.
Le Canada,
c'est vraiment loin du Cameroun. Pas seulement du point de vue de la distance.
Mais également à cause de l'atmosphère générale feutrée commune à tous les pays
du Nord, de l'ambiance aseptisée, des couleurs sobres de l'espace : on a beau
être en francophonie, le paysage est différent, la culture des hommes fait d'eux
des gens certes accueillants, mais dénués de l'exubérance coutumière des
francophones
Montréal. C'est dans cette île posée comme un bateau de
papier en plein cœur du Québec, entre le lac Saint-Louis, le fleuve
Saint-Laurent, la Rivière des prairies et le Lac des Deux Montagnes que Robert
Messi Messi est venu se mettre à l'abri. L'homme qui a dirigé la Société
camerounaise de banque (premier établissement bancaire du pays) d'avril 1983 à
août 1988 n'a pas vraiment changé. Peut-être a-t-il simplement les traits du
visage un peu tirés, et la coiffure un peu moins précise qu'elle ne l'était, il
y a quelques années lorsqu'il dirigeait la SCB (dissoute en septembre 1989 pour
cause de faillite). Honnis ces détails, il est resté digne de lui-même,
affichant l'élégance pointue qu'on lui a toujours connue : costume en flanelle
grise, lunettes à monture dorée, montre en or discrètement portée, mocassins de
cuir noir très fins. Entre des cours d'anglais et la lecture du Wall Street
Journal, il se prépare à une nouvelle vie de consultant international en
attendant que les autorités canadiennes veuillent bien lui accorder un statut
de résident permanent. Indiscutablement, il garde le moral haut, malgré les
catastrophes qui semblent s'abattre sur lui depuis quelques semaines.
EN
DEBET POUR 3258178792 F CFA LA DÉCHÉANCE EN PRIME
Des catastrophes ?
Convaincu que le régime du président Paul Biya en voulait à sa vie, il s'est
enfui de son pays le 18 septembre 1989, un an après avoir été limogé de la SCB,
et s'est installé à Montréal, où il ne bénéficie que du statut touriste. Tous
les trois mois, il doit quitter le territoire canadien et solliciter un
nouveau visa d'entrée. Les choses risquent fort de se compliquer pour lui,
puisque le gouvernement camerounais se prépare à lancer un mandat d'arrêt
international contre lui pour détournement de fonds publics. En effet, Garga
Haman Adji, ministre camerounais de la Fonction publique et du Contrôle de
l'Etat, a présidé, le 9 avril dernier, une réunion du Conseil de discipline
budgétaire et comptable (CDBC) dont le communiqué de presse stipule que « Messi
Messi Robert est mis en débet pour un montant de 3 258 178 792 F CFA, dont
2000000 d'amende spéciale;
frappé de la déchéance lui interdisant d'être
responsable à quelque titre que ce soit, pendant un délai de dix ans, de
l'administration, de la gestion des services et entreprises d'Etat ». En outre,
le CDBC a ordonné au rapporteur de « clarifier la situation des comptes dont
les rapports de contrôle et du rapporteur évaluent le solde à 49 milliards de F
CFA ». Enfin, le CDBC « décide de transmettre au ministre de la Justice pour
valoir plainte au nom de l'Etat le dossier de Messi Messi Robert aux fins de
poursuites judiciaires ». Il est inédit que les autorités camerounaises
déploient ainsi l'artillerie la plus lourde pour s'attaquer à un homme qui fut
durant de nombreuses années sinon un apparatchik du régime, du moins son
principal financier. Même ceux qui ont été écartés de la gestion des affaires
d'une manière plus brutale que ne le fut Robert Messi Messi n'ont pas connu une
telle humiliation. Autant dire que l'ancien banquier est devenu aux yeux de Paul
Biya et de son régime l'homme à abattre, l'incarnation du mal absolu. Pourquoi?
Etait-il le délinquant international et le bandit de grand chemin que le pouvoir
cherche à présenter ou au contraire simplement le bouc émissaire d’un régime aux
abois, que l’on tente désespérément d'offrir en pâture à l'opinion publique
nationale et internationale comme le responsable de trois décennies de
gaspillages, de gabegie et de détournement de fonds publics ? Est-il coupable
de mauvaise gestion ou victime d'une cabale organisée au plus haut niveau de
l'Etat pour faire diversion en ces temps d'incertitudes démocratiques. De toute
façon, R. Messi Messi mériterait que nous nous en occupions.
Né en 1949
à Adzap, petite bourgade située à une cinquantaine de kilomètres au sud de
Yaoundé, il a effectué un parcours sans faute jusqu'à sa nomination à la tête
de la SCB en avril 1983. Il passe son baccalauréat de série C en 1967 au lycée
Leclerc de Yaoundé, et décide de s'engager vers une carrière scientifique.
Après une licence des sciences obtenue à l'université de Yaoundé, il bénéficie
d'une bourse d'études supérieures en France, ce qui lui permet de soutenir une
thèse en science (spécialité : cosmologie et relativité générale) sur la
théorie Einstein-Maxwell à l’université Paris VI en novembre 1974, non sans
avoir fait un détour par l’École centrale. Revenu au Cameroun, il est recruté
comme chargé d'études à la Banque des Etats de l'Afrique centrale (BEAC). Il
sera successivement chef de service, fondé de pouvoir et sous-directeur, avant
d'être appelé auprès du gouverneur Casimir Mba comme conseiller pour les
Affaires monétaires et bancaires.
Lorsque le 7 avril 1983 le président
Paul Biya le nomme, à 34 ans, au poste d'administrateur directeur général de la
SCB (dont le capital est partagé par l'Etat camerounais et quatre banques
occidentales), nombreux sont ceux qui voient dans cet acte la consécration d'un
surdoué. Certes, ici et là, quelques mauvaises langues insinueront que ce sera
là le premier acte officiel de tribalisme assumé du nouveau chef de l'Etat.
Ayant accédé à la magistrature suprême seulement six mois plus tôt, le
successeur d'Ahmadou Ahidjo propulsait à la tête du premier établissement de
crédit du pays un homme « trop » jeune, originaire comme lui de la grande
famille des Betis. Beaucoup d'autres cadres de banque, plus expérimentés,
auraient bien fait l'affaire, entendait-on ici et là. Messi Messi quant à lui
se contentait de répéter : « Le Président vient de me manifester sa confiance.
Je ferai tout pour la mériter. »
L’aventure durera cinq ans, années de
gloire absolue au cours desquelles le directeur de la SCB apparaîtra comme l'un
des hommes les plus enviés et les plus jalousés de la High Society camerounaise.
Dans tous les milieux huppés de Douala à Yaoundé, on ne parle que de ce fringant
jeune homme qui s'habille chez les meilleurs couturiers français, et dirige la
banque selon les dernières techniques américaines de management. Confrontée à
de graves difficultés de trésorerie, la SCB voit sa situation générale se
dégrader progressivement. Les actionnaires étrangers se retirent de la
direction de la banque. Ses engagements ne sont plus honorés en compensation et
les avoirs de ses clients sont brutalement gelés, faute de liquidité
suffisante.
Le 28 août 1988, une réunion extraordinaire du conseil
d'administration remplace Messi Messi par Daniel Topouondjou Taponzié, mais
l'entreprise est déjà en faillite. En septembre 1989, la SCB est officiellement
liquidée. Pour douze millions de Camerounais, Robert Messi Messi, 42 ans, c'est
surtout l'homme qui a mis en faillite le premier établissement bancaire du pays.
La rumeur publique l'a souvent accusé durant ces dernières années d'avoir
exporté des capitaux par milliards dans des malles métalliques. Comme pour
accréditer cette rumeur, le gouvernement vient de déclencher contre lui, trois
ans seulement après la liquidation de la banque, une procédure
judiciaire.
Plus qu'à une interview, c'est à un duel que se sont livrés
notre collaborateur Célestin Monga et Robert Messi Messie l'ancien directeur
général de la SCB. Sans complaisance mais avec beaucoup de tenue, sous la
direction de Biaise-Pascal Talla. Poussé jusque dans ses derniers retranchements
par ce «procureur» de dix ans son cadet, Messi Messi a livré une histoire que
les Camerounais n'ont sans doute jamais soupçonnée. Ce n'est, évidemment, que sa
version des faits. Documents à l'appui, il est vrai. Mais quelle triste image de
l'Afrique.
Célestin Monga : Vous êtes un homme accusé de détournements
de fonds publics, et qui s'est dérobé devant ses responsabilités en choisissant
la voie de l'exil...
Robert Messi Messi : II me paraît important de dire
pourquoi j'ai quitté le Cameroun, le 18 septembre 1989, soit à peu près un an
après mon départ de la SCB. Quelques mois après mon limogeage, des rumeurs ont
commencé à circuler au Cameroun, notamment à Yaoundé, qui faisaient état d'un
certain nombre d'opérations que j'avais financées pour le compte de madame
Jeanne Irène Biya. Et concluant que le pouvoir politique avait peut-être une
part de responsabilité dans la faillite de la SCB...
Rien ne prouve que
vous n'avez, pas vous-même suscité ces rumeurs pour vous donner une image de
martyr aux yeux de l'opinion et vous mettre à l'abri d'éventuelles poursuites
judiciaires
Pas du tout. On l'a peut-être cru en haut lieu, mais ce
n'était pas vrai. Et ces bruits ne circulaient pas au niveau du petit peuple.
Cela restait entre personnalités de la jet-set de Yaoundé. Plus ils
s'amplifiaient, plus le pouvoir perdait confiance en moi. Toujours est-il qu'au
début de septembre 1989, un certain Etoundi, un jeune métis qui travaille pour
le CENER (police politique, NDLR) à Yaoundé, et que l'on appelle communément
Kiki, est venu me voir pour me dire que Jean Fochivé souhaitait me rencontrer «
en terrain neutre ». Cela m'a surpris, mais on ne refuse pas d'honorer un
rendez-vous demandé par Fochivé. Nous sommes donc convenus de nous rencontrer
chez Kiki la nuit suivante, à 2 heures du matin. C'était la première fois que
j'allais là-bas, dans une maison située du côté du stade omnisports de Yaoundé.
Fochivé est arrivé vers 2 h 30, et nous avons parlé. Il m'a dit que le « patron
» (le chef de l'Etat) était très embêté par les rumeurs qui circulaient sur le
fait qu'il pouvait être à l'origine des difficultés de la SCB. Puis il m'a dit
:
« II semble que vous détenez des documents très importants, concernant
des financement opérés pour son compte ou pour celui de madame Biya. » J'ai eu
très peur, car je ne savais pas s'il fallait répondre par oui ou par
non.
Quelle était la vérité ?
C'aurait été de lui répondre oui.
Mais j'étais confronté à un dilemme. D'une part, j'avais envie de nier la chose,
car il parlait de dossiers ultra-confidentiels qui n’avaient été discutés
auparavant que par madame Biya et moi-même. Mais d'autre part, comme il
s'appelait quand même Fochivé, j'ai pensé que son commanditaire ne pouvait être
que le président Biya lui-même, seul susceptible de lui fournir ce type
d'informations. J'ai fini par reconnaître que je détenais les documents.
Là-dessus, il m'a demandé de les lui restituer, originaux et copies, car
disait-il, le régime ne devait pas être compromis par d'éventuelles fuites. Il
a été très clair : « Si vous acceptez de me les remettre, je m'engage à
intercéder en votre faveur auprès du patron pour que votre situation soit
arrangée rapidement. » (Robert Messi Messi était au chômage, NDLR) ; en
revanche, si vous refusez de me rendre ces documents, je crains que vous
n'alliez au-devant de graves ennuis... Je peux vous dire que mes services ne
s'engageraient pas à assurer votre sécurité ! »
J'avoue que cela m'a
secoué. Et ce, d'autant que Fochivé, je le connais bien, et je connais ses
méthodes. Mon père a longtemps travaillé avec lui. Je le connais donc depuis que
j'ai l'âge de trois ou quatre ans. J'ai fait l'imbécile. Je lui ai demandé de
m'accorder un délai d'une dizaine de jours pour rassembler toute cette
documentation. Quelques jours après cet entretien, je reçois une lettre du
ministre des Finances, signée de Roger Tchoungui, le secrétaire d'Etat, qui me
prie de lui fournir des explications sur le fonctionnement du compte de la SCB à
l'American Express Bank de Paris.Là encore, j'ai été très surpris, car le compte
SCB chez American Express, à Paris, a enregistré sous ma signature des ordres
de virements importants effectués en mars et août 1988 pour un montant total
de 1 milliard 750 millions de F CFA. Cela en faveur de l'architecte
franco-tunisien Olivier Clément Cacoub...
La SCB investissait donc dans
l'immobilier à Paris ?
Non, évidemment. Le président Biya se faisait
construire un palais à M'vomeka, et le maître d'oeuvre en était Ca coub. Pour
le financement de cette entreprise, j'étais en étroite relation avec madame
Jeanne Irène Biya, qui me convoquait régulièrement à la présidence, à Yaoundé.
Le paiement de la première tranche, 500 millions de F CFA, a été versé en mars
1988 ;celui de la seconde en août, 1 milliard 250 millions ; enfin, pour la
troisième tranche, l'argent devait être viré le 15 septembre. Quelques jours
avant cette échéance, alors que je me préparais à aller effectuer à Paris même
le virement, je reçois la demande d'explication du ministre des Finances. Cela
m'intrigue. Car je me dis que le ministre me croit sûrement responsable et
bénéficiaire des virements de fonds qui sont observés au débit du compte SCB
chez American Express...
Le ministre des Finances Sadou Haya-tou était-il
au courant des dépenses que vous faisiez pour la construction du palais de
M'vomeka ?
Non, pas du tout.
Etant votre supérieur hiérarchique
direct, il aurait dû être tenu au courant des mouvement de fonds que l'on vous
demandait de prélever sur la trésorerie de la Banque, non ?
Personne
n'était au courant, ni à la Banque centrale, ni au ministère des Finances. Je
traitais directement avec le palais d'Etoudi. En général, le ministre des
Finances n'est jamais informé de ce que font les directeurs généraux des
banques. Ceux-ci travaillent avec le chef de l'Etat...Ainsi, madame Biya se
serait contentée de vous appeler, et de vous donner instruction d'aller porter
de l'argent à telle ou telle personne à Paris ! Eue se doutait quand même que
cet argent devait provenir d'un compte quelconque et que votre banque tenait une
comptabilité des entrées et sorties de fonds ! Vous dites cela parce que vous
ne la connaissez pas. Elle donne des ordres, et vous devez les exécuter. Elle ne
veut absolument rien savoir et du reste, vos explications ne l'intéressent pas.
Elle est d'ailleurs très expéditive pour ce genre de choses. Nos conversations
ne duraient jamais plus de cinq minutes, même lorsqu'il s'agissait de
milliards. Du coup, la demande d'explication du 15 septembre vous posait une
sorte de cas de conscience...Effectivement. La procédure normale pour les
retraits de fonds de cette ampleur eût consisté normalement à monter un dossier
au niveau du directeur général que j'étais, à le soumettre ensuite au
président du conseil, Ahmadou Hayatou (frère du ministre des Finances), qui
lui-même devait le transmettre avec avis au conseil d'administration pour
décision. Ces opérations dépassaient de loin ma délégation, et madame Biya
savait que je n'avais pas le pouvoir de les exécuter selon ses
exigences.
Bien que sachant vos pouvoirs dépassés, et ayant donc
conscience de l'irrégularité totale de ces retraits de fonds, vous ne vous êtes
pas gêné pour le faire...
Il s'agissait quand même de la construction du
palais du chef de l'Etat dans son village... A la réception de la lettre du
ministre, j'avais deux solutions : soit répondre officiellement, par courrier,
que ces virements de fonds avaient été opérés sur instructions de madame Biya —
vous m'imaginez, vivant au Cameroun, et répondant officiellement de la sorte à
une injonction ministérielle ? Soit ignorer purement et simplement la demande
d'explication, quitte à laisser croire que j'avais des choses à me reprocher.
Pourquoi ne pas en avoir parlé à madame Jeanne Irène Biya ? Elle aurait pu
convoquer le ministre pour lui demander de s'occuper de la collecte de l'impôt
ou du déficit budgétaire, plutôt que de venir interférer dans ses comptes...Au
même moment, j'ai reçu des informations émanant d'amis au sein du gouvernement,
et m'avertissant que le régime préparait quelque chose contre moi, cela sans que
je sache d'ailleurs pourquoi. J'ai alors estimé plus judicieux de me mettre à
l'abri d'un éventuel « accident », en quittant le Cameroun.
Quelle était
la justification des menaces dont vous étiez l'objet et que vous ont rapportées
vos amis du gouvernement ? Tant que vous n'aviez rien fait contre monsieur et
madame Biya, il n'y avait pas de raison qu'ils aient des griefs contre vous. Au
contraire...
Les informations que j'ai eues indiquaient que le chef de
l'Etat avait ordonné une enquête sur ma gestion du compte SCB chez American
Express. Il ordonnait une enquête, sachant pertinemment que son épouse
c'est-à-dire lui-même, était l'ordonnatrice des opérations litigieuses...
L'argent servait à construire un palais qu'il allait habiter, et où il recevrait
ses invités. Comme son épouse ne travaille pas, et ne dispose pas de revenus
personnels, il ne pouvait pas ne pas connaître le détail des opérations. Je
n'ai pas compris qu'il veuille enquêter sur cette affaire... Ou plutôt, j'ai cru
comprendre que j'étais dans le collimateur.
N'avez-vous pas montré, en
vous exilant, que vous étiez coupable ? Vous auriez -du accepter l'idée d'un
contrôle et -d'un passage au conseil de discipline budgétaire et comptable,
voire un procès ! Cela vous aurait donné l'occasion de vous disculper
publiquement en fournissant ces informations.
En quittant le Cameroun,
j'assurais ma sécurité, et je me réservais la possibilité de pouvoir me
justifier. Ayant eu accès à certains types d'informations, je n'avais aucune
chance de me tirer d'affaire lors d'un procès. J'ai plutôt pensé au cas de
l'avocat Ngongo Ottou, de l'abbé Mbasse... (assassinés il y a quelques années,
sans que la justice ait pu déterminer qui étaient leurs
meurtriers).
Pourquoi ne pas avoir appelé madame Biya à votre secours ?
Elle aurait pu désamorcer toutes les poursuites et menaces qui pesaient sur
vous.
Dès que j'ai été limogé de la SCB, il y a eu comme un mur entre
nous. Je n'arrivais plus à la joindre au téléphone. Elle me faisait dire qu'elle
n'était pas là, ou qu'elle allait me rappeler. Et peu à peu, l'etau se
resserrait autour de moi. J'ai discuté avec mon épouse et quelques membres de ma
famille, et nous avons rapidement abouti à la conclusion qu'il fallait que je me
mette à l'abri.
Comment s'est organisé concrètement votre départ
?
Ma femme et mes enfants ont quitté le Cameroun le même jour que moi, le
plus officiellement du monde. Elle n'avait qu'une petite valise, ce qui n'a pas
attiré l'attention des policiers lorsqu'elle a pris le vol régulier de Cameroon
Airlines. Moi, j'ai loué une voiture de Yaoundé à Garoua, déguisé en dignitaire
musulman. Je m'étais fait faire une impressionnante gandoura, ce qui n’a permis
de franchir les barrages. De Garoua, j'ai traversé la frontière nigériane avec
la complicité d'un passeur, empruntant même une pirogue. Puis je me suis rendu
à Cotonou, d'où j'ai pu ensuite me rendre en Europe.
Genève, le 19
octobre 1989
À Son Excellence Monsieur Paul BIYA Président de la
République du Cameroun
Le 18 septembre dernier, j'ai décidé, après mûre
réflexion, de quitter mon pays, le Cameroun, et de faire partir en même temps
mon épouse et mes enfants, étant parvenu à la conclusion que ma vie ainsi que la
sécurité de ma famille n'étaient plus assurées.
Je me suis résolu à une
telle décision, lourde de conséquences pour moi et pour ma famille, à la suite
de ma rencontre, quelques jours plus tôt, avec le Directeur Général du Centre
National des Etudes et des Recherches' (CENER), rencontre intervenue à la
demande de ce dernier. Au cours de notre entrelien, M. le Directeur Général du
CENER, affirmant agir sur instructions du CHEF DE L'ETAT, m'a fermement mis en
garde contre la divulgation d'informations dont j'aurais eu connaissance et/ou
de documents dont je serais entré en possession alors que j'étais Président de
la Société Camerounaise de Banque (SCB).
Allant plus loin, le Directeur
Général du CENER m'a, au cours du même entretien, demandé de bien vouloir lui
remettre les originaux desdits documents, me donnant un délai de quinze jours
pour obtempérer. Ma sécurité, a-t-il poursuivi, ne serait plus garantie au cas
où les documents ne lui seraient pas remis à cette date. Par contre, m'a-t-il
assuré, le Chef de l'Etat me confierait de nouvelles responsabilités au sein de
l'appareil d'Etat au cas où je déciderais de restituer lesdits documents.
Monsieur le Président, c'est à la suite de ces menaces, qui intervenaient au
surplus après de nombreuses mesures d'intimidation du même ordre dont j'ai été
auparavant l'objet, que j'ai décidé de quitter mon pays afin de me mettre à
l'abri.
Vous ayant servi. Monsieur le Président, pendant de nombreuses
années dans la loyauté et la fidélité, j'estime que je ne méritais pas un tel
traitement. C'est la raison pour laquelle il m'a paru opportun de porter ces
faits à votre connaissance, afin que vous soyez pleinement informé des
circonstances qui m'ont décidé à quitter mon pays. ROBERT MESS! MESSI P.S. :
Lettre adressée par l'intermédiaire du Maître d'hôtel de l'hôtel
Intercontinental à Genève.
Fochivé avait donc eu l'imprudence de vous
laisser vos papiers ? En général, il est plus «prévoyant»...
J'avais un
passeport ordinaire valide, mais sans visa. Après quinze jours au Nigeria et à
peu près autant au Bénin, je me suis rendu à Genève où...
Tiens donc,
Genève ! Sans doute y êtes-vous allé pour vérifier les soldes de vos propres
comptes numérotés ?
Absolument pas. Il se trouve simplement que, de
manière tout à fait fortuite, j'avais rencontré un diplomate suisse à Lagos qui
avait eu l'amabilité de m'accorder un visa de quinze jours pour son pays. C'est
la seule raison pour laquelle je me suis retrouvé à Genève. Les Allemands et les
autres diplomates occidentaux auxquels je m'étais adressé n'avaient pas voulu me
délivrer de visa.
Alors Genève...
Oui, c'était vers la mi-octobre
1989. Lorsque je suis arrivé là-bas, j'ai eu la surprise d'apprendre que le
président Biya y était lui-même en visite. J'ai sauté sur cette occasion pour
lui faire parvenir une lettre où je relatais l'affaire dans ses grandes lignes.
J'es
pérais qu'il me répondrait pour me tranquilliser et mettrait fin à
une action qui avait peut-être été engagée par ses collaborateurs les plus zélés
(voir ci-joint copie de cette lettre).
Etes-vous sûr qu'il a reçu cette
lettre ? En général, il ne lit et ne réagit qu'aux lettres publiées dans un
journal...
Je ne peux vous assurer qu'il l'a bien reçue. Mais j'avais
utilisé un canal très sûr. Je l'ai adressé au maître d'hôtel qui s'occupait de
sa suite à l'Intercontinental à Genève. J'espérais que que ma lettre allait
enclencher un processus de clarification. Mais rien ne s'est produit. Et les
autres lettres que j'ai adressées par la suite à son aide de camp n'ont pas eu
plus de réponse. C'est à ce moment-là que j'ai eu
Tiens donc, Genève ! Sans doute y êtes-vous allé pour vérifier les soldes de vos
propres comptes numérotés ?
Absolument pas. Il se trouve simplement que,
de manière tout à fait fortuite, j'avais rencontré un diplomat
...e suisse à Lagos
qui avait eu l'amabilité de m'accorder un visa de quinze jours pour son pays.
C'est la seule raison pour laquelle je me suis retrouvé à Genève. Les Allemands
et les autres diplomates occidentaux auxquels je m'étais adressé n'avaient pas
voulu me délivrer de visa.
Alors Genève...
Oui, c'était vers la
mi-octobre 1989. Lorsque je suis arrivé là-bas, j'ai eu la surprise d'apprendre
que le président Biya y était lui-même en visite. J'ai sauté sur cette occasion
pour lui faire parvenir une lettre où je relatais l'affaire dans ses grandes
lignes. J'es
pérais qu'il me répondrait pour me tranquilliser et
mettrait fin à une action qui avait peut-être été engagée par ses collaborateurs
les plus zélés (voir ci-joint copie de cette lettre).
Etes-vous sûr qu'il
a reçu cette lettre ? En général, il ne lit et ne réagit qu'aux lettres publiées
dans un journal...
Je ne peux vous assurer qu'il l'a bien reçue. Mais
j'avais utilisé un canal très sûr. Je l'ai adressé au maître d'hôtel qui
s'occupait de sa suite à l'Intercontinental à Genève. J'espérais que ma lettre
allait enclencher un processus de clarification. Mais rien ne s'est produit. Et
les autres lettres que j'ai adressées par la suite à son aide de camp n'ont pas
eu plus de réponse. C'est à ce moment-là que j'ai eu la certitude qu'il était
lui-même le chef d'orchestre de la machination ourdie contre
moi.
Aviez-vous de l'argent sur vous pendant votre « évasion »
?
Non, simplement des cartes de crédit. J'avais deux costumes, et pas de
bagages. J'ai laissé tout ce que je possédais dans ma villa de Yaoundé, qui a
été dévalisée. Mes objets personnels, les vêtements et bijoux de mon épouse,
tout a été vendu par des membres de ma famille.
ETAT DES OPERATIONS
EFFECTUEES PAR LE DIRECTEUR GENERAL DE LA SCB POUR LE COMPTE OU CHEF DE L'ETAT,
DE SA FEMME ET DE LEURS FAMILLES.
A - PRELEVEMENTS EN FRANCS CFA
Effectués par : MM. Mva'a Albert Cherel & Azé'e Jérémie
• Virement en
faveur de maître Kack Kack, notaire à Yaoundé, pour le financement d'un achat de
terrain :
• Financement d'un immeuble d'habitation de très haut standing
à Yaoundé, au quartier Ekoudou ; immeuble loué par la suite à l'ambassade de
l'ex-République fédérale d'Allemagne au Cameroun pour servir de résidence à
l'ambassadeur;
• Prélèvement effectué pour l'acquisition d'une pierre
tombale à la suite du décès du frère aîné du Président ainsi que pour la
couverture de diverses dépenses liées aux funérailles, à Mvomeka'a ;
•
Retrait pour le compte de Mme Owono Ndi, parente de Mme Biya et cadre de la SCR
en stage en France ;
• Financement de dépenses locales liées aux travaux
de construction du palais et de l'aéroport présidentiels à Mvomeka'a (200
millions de F CFA) ;
• Financement de dépenses locales liées à la
construction à Mvomeka'a de baraquements pour la Garde présidentielle et de
quelques résidences de haut standing pour initiés ;
» Finf'nrr'vtent des
dépenses, locales liées à la gestion de la ferme du Sud à Mvomeka'a ;
•
Financement des dépenses locales liées à la gestion des plantations de Mvomeka'a
;
• Autres retraits échelonnés dans le temps, et dont la destination ne
nous avait pas été indiquée au moment du prélèvement des fonds.
TOTAL DES
PRELEVEMENTS EN FRANCS CFA » M. Mva'a Albert Cherel: 3551 149501 F CFA;
•
M. Azé'e Jérémie : comptes déplannés.
B - PRELEVEMENTS EN FRANCS FRANCAIS
(FF) Initiés par le directeur général de la SCB Sur instructions de Mme
Biya
• Virements effectués en faveur de M. Olivier Cacoub par
prélèvements sur le compte de la SCB à American Express Banque France (Agence de
Paris) :
• Virements effectués en règlement des différentes dépenses en
devises liées à la construction
du palais présidentiel de
Mvomeka'a.
Le calendrier des virements se présente comme suit
:
Mars 1988 10 000 000 FF Juillet 1988 25 000 000 FF II
mars................. 3 000 000 FF 6 juillet................. 7 500000
FF
14 mars................. 2 500 000 FF 7 juillet................. 7 500
000 FF
16 mars................. 3 500 000 FF 8 juillet................. 5
000 000 FF
18 mars................. 1 000 000 FF 11
juillet................ 5 000000 FF
TOTAL DES VIREMENTS EFFECTUES EN
FAVEUR DE M. CACOUB:
35 000 000 FF, soit 1 750 000 000 F CFA
C -
OPERATIONS EN DEVISES (Franc belge)
• Dans le cadre du financement des
importations de Belgique de matériel et des équipements liés au projet de la
ferme du Sud, la SCB a donné sa contre-garantie à un CREDIT ACHETEUR consenti
pur la Générale de Banque de Belgique à Mme Biya, promotrice du projet.
•
Par la suite, Mme Biya n 'ayant pas été en mesure de rembourser les premières
échéances du prêt, la SCB s'est trouvée dans l'obligation de rembourser le
crédit en lieu et place de Mme Biya.
U - CREDITS ACCORDES AUX MEMBRES DES
FAMILLES DU PRESIDENT
ET DE MME BIYA.
Ces crédits accordés sur
instructions de Mme Biya concernent :
• l.e financement de la
construction de deux villas à Yaoundé, pour le compte de la sœur cadette du
Président, Mme Marie Mengue ;
• Le financement de la construction de deux
villas à Yaoundé pour une des sœurs cadettes de Mme Biya (Mme veuve Onana)
;
• Le financement de la construction d'une villa à Yaoundé pour une
autre sœur cadette de Mme Biya, en service à la Caisse nationale de prévoyance
sociale (CNPS), Mme Ndame Marguerite
Exemples de prêts sans garantie
:
un médecin...
Le docteur Titus Edzoa, médecin personnel du
président Paul Biya, est ministre de l'Enseignement supérieur depuis le 9 avril.
Il y a quelques années, il avait sollicité auprès de lu SCB un crédit de 120
millions de F CFA pour bâtir une villa sur un terrain situé dans un luxueux
quartier de Yaoundé. Robert Messi Messi affirme avoir d'autant plus facilement
marqué son accord pour le déblocage des fonds que le docteur Edzoa lui a promis
de mettre la maison en location et de rembourser son crédit par virement
bancaire.
La construction achevée, le conseiller spécial du Président
aurait changé d'avis, pour habiter lui-même ce que d'aucuns considèrent comme un
château. Il aurait non seulement tiré un trait sur sa dette mais fait
disparaître toute trace de ce dossier des coffres de la banque commerciale, avec
la complicité d'une employée de la SCB. Malheureusement pour lui, la SCB avait
demandé et obtenu le refinancement de ce concours auprès de la Banque centrale à
Yaoundé. Celle-ci ouvrant elle-même des dossiers de réescompte, il était alors
facile à la SCB de retrouver et reconstituer cette opération.
..et un
général
Le général de brigade Benoît As-so'O Emane, commandant du
quartier général militaire à Yaoundé, comme le docteur Titus Edzoa, est très
proche du chef de l'Etat. Sans aller jusqu'à donner les chiffres, Robert Messi
Messi avoue avoir prêté au général Asso'o de quoi financer un « Hôtel de
référence» que ce dernier a construit à Elwlowa. Ee coût de la construction est
estimé entre 200 et 300 millions de F CFA, financés par la Société camerounaise
de banque, sans garanties.
Afin que nul n’oublie
Entrevue réalisée
par Célestin Monga & Blaise Pascal Talla
JAE No 155- Mai
1992Afficher
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