Vous êtes gendarme. Quand êtes-vous entré dans l’armée ?
Je suis né en 1956 et suis entré dans l’armée le 1er avril 1977. J’ai
été affecté à la Garde républicaine en 1978. J’étais en poste à la Garde
républicaine (GR) quand le président Ahmadou Ahidjo a démissionné et
nous nous sommes aussitôt mis au service de son successeur, Paul Biya,
nouveau chef de l’Etat.
Le 06 avril 1984, vous êtes en poste au palais présidentiel. Qu’est-ce qui se passe ?
Je me trouvais dans un sous-sol du palais avec des camarades. Nous avons
à notre disposition, un écran de contrôle et c’est sur cet écran que
nous avons vu un commando sortir du camp de la GR à Obili. Nous avons
signalé ce fait, par deux fois, à notre chef de garde. Il nous a répondu
textuellement ceci : «Taisez-vous, on va voir là où il va se diriger».
Nous nous sommes tu. Par la suite, nous avons entendu un grand bruit à
l’entrée du Palais. Nous sommes sortis du sous-sol pour constater que
l’entrée du palais avait été bottée par des assaillants. Nous nous
sommes regroupés aussitôt et sommes partis à la rencontre du feu
capitaine Abalélé Abaya. «Qu’est ce qui est arrivé», lui a-t-on demandé.
Il a demandé que nous gardions notre calme, puis il est parti, nous
abandonnant là. C’est par la suite que nous avons appris qu’il y avait
un coup d’Etat. Peu avant 13h, les choses ont commencé à mal se passer
pour nous. Des gens, je ne sais qui, ont commencé à tirer sur nous comme
des lapins. C’est comme cela que mon camarade Evélé, un mousgoum, est
mort. Un autre camarade peul aussi est mort, mais j’ai oublié son nom.
On se demandait pourquoi on tire sur nous alors que nous sommes de
garde.
Vos camarades ont été tués devant vous ?
Pour ceux que j’ai cités, oui. Ils sont tombés devant moi. Après on nous
a signalé qu’on a tué tel ou tel autre, mais je n’ai pas assisté
personnellement à cela. Je ne les ai plus jamais revus non plus, ni
pendant mes années de prison, ni après ma libération. Aux alentours de
13 heures, notre commandant d’escadron, il s’appelait Koumou, a ordonné
le regroupement. On a rassemblé nos armes qui n’avaient tiré aucun coup
de feu. Après une petite attente, on nous informe qu’il y avait eu un
coup d’Etat et nous sommes tous embarqués pour la Semil (Sécurité
militaire, Ndlr). Sur place, on nous informe du coup d’Etat et on nous
dit également que ce sont les capitaines Abali Ibrahim et Abalélé Abaya
qui l’ont fomenté.
Comment se passe votre séjour à la Sécurité militaire ?
La torture, rien que la torture.
Qu’est-ce que vous subissiez ?
On ne nous donnait même pas de l’eau à boire, c’est vous dire
Combien de jours aviez-vous passés à la Semil ?
Une dizaine de jours. Ensuite, on nous a conduits dans un centre situé
près de l’ancien aéroport. Nous appelions ce centre à l’époque le
«centre américanos», c’était une espèce de centre de tri.
Combien étiez-vous dans votre contingent ?
Entre 300 et 400. Je ne peux pas dire exactement le chiffre. Nous étions
très nombreux puisqu’on avait arrêté beaucoup de monde. Une commission
est venue nous trouver sur place pour nous entendre.
Qui supervisait la commission ?
Je l’ignore. Moi, ce que je sais, c’est qu’il y avait dans cette
commission l’actuel général Mambou. Il y avait aussi un certain
capitaine Peck. Je me souviens de lui parce qu’il avait été révoqué de
la gendarmerie et qu’à l’occasion, on l’avait rhabillé. C’est ce
capitaine-là qui auditionnait les gens. Pour ma part, j’ai été entendu
par le général Mambou. Il n’était pas encore général à l’époque.
Qu’est-ce qu’il vous a posé comme question ?
Mon interrogatoire a été très bref. Il m’a dit : «Pourquoi tu n’as pas
tiré sur Abali?». J’ai répondu qu’il ne revenait pas à un subordonné de
faire du mal à son supérieur. Et que c’est le supérieur qui donne
l’ordre à son élément de faire telle ou telle chose, et il s’exécute.
J’ai aussi répondu que sans un ordre du supérieur, quelqu’un ne peut pas
tirer sur son chef, que cela ne pouvait pas se faire.
Après le «centre américanos», nous avons été conduits à Kondengui. Nous devons être fin avril 84, je pense. A l’entrée de la prison, les vêtements que nous portions sur nous ont été déchirés par des gardiennes de prison. Certains sont donc entrés nus, moi j’ai eu la chance de tomber sur un morceau de carton et c’est avec cela que j’ai caché mes bijoux de famille avant de retrouver ma cellule.
Vous avez passé combien de temps à Kondengui ?
Nous n’avons pas mis beaucoup de temps. Nous avons été conduits à Mfou pour le jugement.
Comment s’est déroulé le jugement ?
On nous appelait et les condamnations pleuvaient. On a condamné certains
à mort, d’autres à vie, d’autres à 10 ans, etc. L’un des juges
s’appelait Ananga. Notre avocat s’appelait Me Lembé. Il nous défendait
de son mieux, cet avocat. Il criait toujours : «Les enfants ne
connaissent rien, vous les jugez et vous dites que vous allez les tuer?
Tuez-les donc». Il a aussi dit qu’il ne savait pas qu’il y avait un
problème entre le Sud et le Nord. Il répétait sans cesse : «Vous n’êtes
pas en train de faire un jugement, ça c’est de la mascarade. Le jugement
ne se fait pas comme ça!». Mais cela ne changeait rien.
Vous, on vous a posé quoi comme questions lors de votre jugement?
On m’a demandé: «Tu étais où ?» J’ai répondu: «J’étais au palais». Une
question, une réponse. Voilà à quoi s’est résumé mon procès.
Et quelle a été la sentence ?
Le procureur a demandé la prison à vie. Me Lembé a encore pris la
parole. Il a dit de nouveau: «Vous dites que vous allez les tuer ? Le
Sud n’a pas de problème avec le Nord». Il a parlé encore et encore. Il a
insisté sur le fait que s’il y a un problème entre le Nord et le Sud,
les membres du tribunal militaire n’ont donc qu’à faire tout ce qu’ils
veulent des enfants du Nord. A la barre, nous avions le sentiment qu’on
nous a amenés pour nous juger et nous tuer.
Vous avez fait appel ?
Où ? Ma peine a été ramenée à dix ans dans le réquisitoire, j’ignore
moi-même comment. C’était un peu le loto. De toutes les façons, vu nos
conditions de détention en prison, qui allait échapper à la mort ? Il
n’y avait pas à manger, rarement à boire. On laissait les gens mourir.
Entre temps, nos camarades originaires d’autres régions ont été, pour la
plupart, relaxés.
Qui, dans votre environnement direct, est mort de famine en prison ?
Ils sont nombreux. Mes camarades Mogapscy Mathieu, Warou, etc.
Quel était votre régime alimentaire?
Il n’y avait pratiquement rien. On nous donnait un peu de riz, seulement
le soir. C’était tout. Un jour, un blanc est venu en prison, vers 16 h
ou 17 h. Je ne me souviens plus exactement de la période parce que nous
étions si traumatisés et bouleversés. Le blanc passait donc, et on l’a
interpellé: «Nous mourrons de faim, nous mourrons de faim», avions nous
crié avec nos dernières forces. Nous avions tellement faim que certains
d’entre nous ont poussé la queue. Moi-même qui vous parle, j’avais la
queue comme un animal ! Le lendemain, on nous a apporté à manger mais
nous n’avions plus de dents pour couper le simple pain. Il fallait qu’on
le trempe dans l’eau pour qu’il se ramollisse, un peu comme on donne à
manger aux enfants qui n’ont pas encore de dents. Des médecins sont
aussi venus nous consulter. Nous autres qui étions vraiment mal en
point, on nous a mis des perfusions. Et comme l’eau de la perfusion ne
coulait pas assez vite, on arrachait la perfusion pour boire directement
le liquide du sachet, parce qu’il n’y avait rien dans le ventre. Peu
importait ce qu’il y avait dans la perfusion.
Est-ce qu’il y a eu des révoltes en prison à la suite de ces maltraitances ?
On a fait une grève de la faim qui a duré sept jours. Le sixième jour,
la langue de certains détenus pendait au sol. C’était le cas de Bouba
Youlou par exemple. Le colonel Ousmanou Daouda nous a demandé de cesser
la grève. Le matin, ils nous ont apporté de l’eau.
Selon vous, qui vous imposait ce régime difficile ?
Pour le peu que je sache, deux personnes nous menaient particulièrement
la vie dure en prison : le général Asso’o et un certain capitaine Fouda.
En prison, c’était à qui mieux mieux. Par exemple, le capitaine Madam
Dogo Abakar qui est mort avait des problèmes pour uriner. Il n’urinait
pas. Nous avons appelé les gardiens et leur avons dit : «Voilà Madam qui
est en train de mourir, il n’urine plus!». Ils nous répondaient en
riant : «Il n’a qu’à prier son Dieu, il va le guérir». Ce sont autant de
choses que nous vivions. Un jour, une fouille a été ordonnée par le
général Asso’o. Je m’en souviens parce qu’il avait eu une prise de becs
avec Dakolé Daïssala et quelques autres détenus. C’est ce jour-là qu’un
militaire m’a botté dans mes bijoux de famille. Il me les a écrasés.
Sans aucune explication ?
Comme nous étions moins que des animaux, on faisait n’importe quoi sur
nous. Donc, je me suis évanoui. Cela a duré six jours. A mon réveil, je
n’arrivais plus à uriner. On m’a envoyé chez les prévenus et Issa Bakary
a envoyé qu’on me donne de l’eau à boire. J’ai bu mais comme mon bas
ventre était gonflé, j’ai commencé à uriner du sang, puis, ensuite, un
liquide blanc. Quand on a voulu me ramener dans ma cellule, mes
camarades ont refusé. J’étais déjà un cadavre. Le régisseur, un certain
Fossi, je présume, a alerté sa hiérarchie car par la suite, le colonel
Chitaké en service à la garnison de Yaoundé, accompagné d’une autre
personne, est venu me voir. Quand ils sont arrivés, on leur a dit :
«Voilà votre colis, déchargez-le».
Ils m’ont déchargé, et m’ont conduit à la garnison. Ils m’ont opéré à 12h30, j’indique l’heure parce qu’il y avait une horloge au mur. Pour le jour, je n’en sais rien. Il y a longtemps que j’avais perdu les repères du temps. Dès qu’ils ont fini de m’opérer, ils m’ont jeté dans une salle où j’y suis resté durant dix jours. Pendant tout ce temps, personne n’est venue ni me donner à boire, encore moins à manger.
Je n’existais pas. Moi-même, je n’avais ni faim ni soif. Quand ça a commencé à devenir insupportable, je me suis révolté. Les gens sont venus voir ce qui se passait, même les militaires de la Semil. Le commandant de garde ce jour était un capitaine du nom de Kuissop. Ils ont demandé : «Qu’est-ce qu’il y a?». Les gardes leur ont répondu: «Le mutin là a commencé à s’agiter». Ils m’ont demandé ce qui n’allait pas. Je leur ai répondu que depuis dix jours que j’étais là, je n’avais ni mangé ni bu d’eau. Le capitaine kuissop a demandé aux gardes pourquoi je n’avais pas à manger ni à boire ? «On ne nous a pas permis de leur donner à manger», lui ont-ils répondu. Le capitaine Kuissop a pris son propre argent, et a envoyé qu’on m’achète un pain et une boite de sardines. Il m’a lui-même apporté cette ration, et comme je n’avais pas de dents pour mâcher, j’ai demandé de l’eau, j’ai trempé et sucé ma nourriture.
Vous avez parlé de la mort de vos camardes en prison. Après leur décès, ça se passait comment?
Quand des camarades mourraient, leurs cadavres faisaient deux ou trois
jours avec nous dans la cellule. On recouvrait les cadavres et on
attendait. Nos geôliers ne se pressaient pas pour récupérer les
cadavres.
On vous disait au moins où les corps étaient enterrés ?
On ne nous disait rien. Rien du tout. Après ça, il y a un ordre qui est
venu de ce je ne sais d’où. Des soeurs religieuses ont commencé à venir
en prison. Elles nous distribuaient le nouveau testament pour prier. On a
aussi envoyé des exemplaires du Coran et des prédicateurs de la
Briqueterie. Puis, comme par miracle, on a libéré une première vague en
1990. Nous autres qui avons été condamnés à dix ans et ceux qui étaient
condamnés à vie, on nous a libéré en 1991. On a été accueillis par les
frères de la Briqueterie. C’était un jour de ramadan. Ils nous ont
accompagnés jusqu’à la gare, avec de la nourriture. On nous a donné un
wagon et sommes partis pour Ngaoundéré.
Aviez-vous été contraints de retourner au Nord ?
C’était pour nous une obligation puisque nous n’avions plus de travail.
Quand on est arrivé à Ngaoundéré, le gouverneur a appelé le préfet et
lui a demandé d’amener les cars pour nous conduire à Garoua. Il a
plutôt envoyé les bennes. Quand le gouverneur a vu ça, il a exigé des
cars. Le gouverneur du Nord nous a accueillis à Garoua. Nous qui étions
de l’Extrême-Nord, il a mis à notre disposition un car pour nous
conduire à Maroua et nous a prodigué des conseils.
Vous avez réintégré l’armée par la suite…
Oui, on nous a rappelés. Selon ce que j’ai appris, il y avait une rumeur
qui courait comme quoi il y avait trop de coupeurs de route au Nord, et
que c’étaient les mutins qui sont sortis de prison qui organisaient ce
désordre. On nous a donc rappelés en 1994. D’autres ont été mis à la
retraite.
Est-ce que vous, personnellement, votre carrière a été reconstituée?
Non, je ne suis pas rentré dans tous mes droits. Le président de la
République en a donné l’ordre, mais l’ordre n’a pas été exécuté par ses
subordonnés.
Jusqu’à votre départ à la retraite en avril 2011, est-ce que
le fait que vous ayez été mutins vous a poursuivi dans votre carrière?
C’est jusqu’aujourd’hui. Il y a quelques jours, il y a quelqu’un qui
disait à l’actuel ministre de la Communication qu’il est un ancien
mutin. Il a dit ça. Le problème de mutin, c’est jusqu’aujourd’hui.
Vous, dans votre carrière, est-ce que vous avez senti qu’on vous a refusé des promotions parce que vous êtes un ancien mutin?
Non. Il y a certains de mes compagnons d’infortune qui commandent
actuellement des brigades de gendarmerie. En dehors de la question des
droits, j’ai fait une carrière normale. Comme le linge sale se lave en
famille, le chef de l’Etat a dit qu’on doit nous remettre nos biens.
Quand le président donne un ordre, cet ordre doit être exécuté. Mais cet
ordre a été bafoué au niveau du ministère de la Défense et au niveau
des Finances. Jusqu’à présent, nous ne sommes pas rentrés dans nos
droits.
Pour le 6 avril, qu’est-ce qui vous aura finalement le plus marqué?
La torture en prison. Moi qui suis là devant vous, je n’ai plus de
testicules. Mes testicules sont écrasés; je ne connais plus le goût de
la femme. Dans notre vie, il faut manger et il faut chatouiller la
femme. Moi, maintenant, je mange mais je ne chatouille pas la femme. Je
suis bon à quoi? Je ne suis plus bon à rien!
En dehors des tortures sur vous mêmes, avez-vous assisté à des tortures sur d’autres camarades?
Oui. Beaucoup sont morts faute de soins. Nos geôliers nous demandaient de nous débrouiller.
Quels sont vos biens que vous réclamez?
Les dix années passées en prison. La loi d’amnistie dit que nos
carrières doivent être reconstituées. Je pense aussi à mes camarades qui
sont sortis de prison paralysés, et qui n’ont plus été réintégrés dans
la gendarmerie.