Coup d'Etat permanent
Nous considérions M. Biya comme coutumier des défis à l’égard de son peuple depuis la fin de son état de grâce en avril 1984, un peu comme s’il prenait celui-ci pour un rival et n’entendait rien lui concéder, et encore moins céder. En parole comme en action, on avait en quelque sorte à faire à un homme-dieu : « La conférence souveraine nationale est sans objet » ; « Me voici donc à Douala » ; « qui sont-ils ? »
On peut ajouter à ces propos, des attitudes rigides et méprisantes observées face à des exigences populaires légitimes telles que le respect de la Constitution à propos des mandats présidentiels en 2008, les conditions de l’élection présidentielle en 2011, etc… et qui peuvent se traduire en langage explicite par l’expression : « je suis le plus fort, et si vous n’êtes pas d’accord, faites ce que vous voulez ».
Et soudainement, au lendemain d’une énième victoire électorale pour laquelle il aurait donné n’importe quoi s’il le fallait, il se tourne vers ce peuple au-dessus duquel il s’était hissé, pour lui dire à peu près ceci : « Vous voulez une refonte électorale à la place de la révision ? Vous l’aurez. Vous voulez la biométrie ? Aucun problème. C’est un Code électoral unique qu’il vous faut ? Alors, je vous le donne… »
Nous avons un moment cru rêver. Mais étant donné que « seuls les imbéciles ne changent pas d’avis » (M. Biya n’est pas un imbécile), et qu’au demeurant toute personne a droit à la conversion, on s’est dit que le chef de l’Etat, au cas où il serait sincère, a décidé de créer les conditions qui feraient de lui au terme de son mandat, « l’homme qui a apporté la démocratie à son pays ». Pour nous, sonnait donc un départ nouveau et déterminant du processus électoral qui conférerait enfin aux élus camerounais, nationaux et locaux, une vraie légitimité démocratique.
Faut-il malheureusement croire que nous nous sommes trompés, et que le régime Biya persiste et signe dans la stratégie du «faire semblant » ? C’est bien ce que nous fait craindre le nouveau Code électoral dit « unique »,
adopté dans la précipitation la semaine dernière, au cours d’une
session extraordinaire de l’Assemblée nationale, alors qu’il n’y avait
pas péril en la demeure, les prochains scrutins ayant été reportés à
l’année prochaine.
Le président Biya avait pourtant, comme s’il souhaitait que ce « Code électoral unique »
fasse l’objet d’un consensus national, demandé à son Premier ministre
d’inviter les opposants camerounais et la société civile nationale à
participer à l’élaboration de son projet. Les quelques concertations
autour du Premier ministre Yang se sont limitées à un échange de
réflexions sans conséquences, pendant qu’un projet déjà concocté faisait
route vers le parlement.
Faut-il croire que le Pm a proprement organisé le subterfuge servi à l’opposition dont tous les partis n’étaient d’ailleurs pas invités, et à la société civile réunies, ou bien qu’il a été lui-même piégé par ses « doublures » de la présidence ? Toujours est-il qu’il s’agirait d’une nouvelle manifestation de cette rébellion rampante que l’Administration camerounaise néocoloniale et conservatrice mène depuis 30 ans contre le progrès démocratique du pays, aux fins de perpétuer la médiocratie qui privatise la République pour garantir leurs prébendes. Il est évident que cette classe de dirigeants faits politiciens par décret n’acceptera aucune réforme susceptible de permettre l’émergence d’hommes politiques légitimés par le suffrage universel directe, et ayant du Cameroun une autre vision de la nation que le clientélisme ethnico-tribal.
Que M. Biya ne soit pas dupe de l’hypocrisie de ses collaborateurs qui se servent de lui comme bouclier pour protéger leurs intérêts particuliers, cela ne fait à notre avis aucun doute. Mais quel intérêt a-t-il, lui, à laisser cette hypocrisie prospérer impunément, s’il est sincère dans sa volonté de promouvoir la « République exemplaire » dont il parle ?
Par quel extraordinaire peut-il vouloir concilier - sans risque de rester plutôt comme menteur dans l’Histoire - l’indifférence à l’avenir incertain que prépare son régime pour son pays, et son engagement discursif à conduire le Cameroun à la démocratie effective et à l’intégrité nationale ? A moins qu’il ne songe seulement à jouir du pouvoir jusqu’à la fin de ses jours, quitte à ce que le Chaos succède à son règne…
Nous restons pour notre part convaincus que si M. Biya a vraiment l’intention de « rester dans l’Histoire comme l’homme qui a apporté la démocratie à son peuple », il doit construire lui-même, ici et maintenant, l’image indélébile ad hoc, alors qu’il est dans l’après-midi de son règne. Pour cela, il lui faut ce que les politologues appellent « des gestes forts », en direction de son peuple. Charles De Gaulle ne disait-il pas que «c’est avec des symboles qu’on gouverne les peuples» ?
Ces gestes forts devraient commencer par la remise en chantier du Code électoral dit unique qui attend maintenant son décret d’application. Cette remise en chantier commencerait par la quête du consensus qu’il souhaitait obtenir de l’ensemble des forces démocratiques du pays, mais devrait être précédée ou accompagnée d’une révision de la Constitution. Car pour que celle-ci garantisse l’Etat de droit, il faut en expurger tous les freins à la démocratie, mais aussi tous les germes de déconstruction de la nation, tels que les concepts d’allogènes et autochtones, ou encore y expliciter ce concept de minorités dont l’interprétation donne lieu à des amalgames politiquement malsains.
A vrai dire, nous ne nous faisons pas d’illusion sur l’intérêt que peut avoir notre analyse aux yeux de M. Biya. Car notre naïve prétention ne peut peser que d’un poids dérisoire contre la parole de tous ces hauts fonctionnaires devenus hommes politiques par son décret, et qui, après l’avoir coupé du peuple, essaient de l’embrasser sur la…joue tout en lui écrasant les orteils de leurs « sabots » de prédateurs.
Il est indéniable que la meilleure façon de montrer sa gratitude à son « créateur » n’est pas de lui désobéir, d’empêcher sa réussite, ou de se mettre en embuscade pour lui succéder, mais d’abord de servir ou de l’aider à réaliser ses ambitions. Pour le malheur du Cameroun, le « créateur » de ces rebelles qui rêvent sournoisement d’un pouvoir sans fin et sans le peuple, n’a pas la force ou le courage de les précipiter dans un enfer quelconque… Alors, par une sorte de Coup d’Etat permanent, contre le peuple en fait, mais consistant à mettre sous éteignoir toute velléité de progrès démocratique de la part du Prince, ils veulent avoir celui-ci à l’usure, afin de récupérer à terme un pouvoir qu’ils considèrent « leur » en propriété absolue.
JB Sipa