Côte-d’Ivoire : les contours mentaux et psychologiques de la « Gbagbomania »
Côte-d’Ivoire : les contours mentaux et psychologiques de la « Gbagbomania »
La rencontre entre l’Occident et l’Afrique fut majoritairement une histoire de sang, de terreur et de négation à l’Africain de sa condition d’homme. L’expérience coloniale fut en l’occurrence un rapport violent, dégradant et avilissant à l’égard des peuples colonisés en général, et d’Afrique en particulier. Les Africains ont donc une longue mémoire par rapport à des moments douloureux comme le commerce triangulaire ou la colonisation. Autrement dit, même si nombreux d’entre eux n’ont pas personnellement vécu ces temps, ils interprètent tout ce qui regarde leurs rapports contemporains avec les Occidentaux et l’Occident, sous le prisme de leurs souffrances et basses conditions historiquement organisées par les puissances colonisatrices. C’est très souvent fait avec raison car de nombreuses études sur la croissance économique, le développement et la géographie économique montrent l’impact, a long terme, des événements historiques comme le commerce triangulaire, la colonisation ou le traçage artificiel des frontières africaines, sur les niveaux de développement actuels des uns et des autres. De même, la main mise des anciennes puissances coloniales a très souvent été prise en flagrant délit dans le champ politico-économique africain. C’est normal, légitime et même un devoir de le dénoncer. C’est d’autant plus légitime que de nombreux dictateurs africains ne sont pas inquiétés à leurs postes tant qu’ils ne contrarient pas les intérêts indéniables de l’Occident en Afrique.
Cependant, une autre chose est de tomber dans la paranoïa et de mettre toute objectivité de côté parce qu’on est obnubilé par une structure mentale auréolée de la haine de l’Occident et des Occidentaux. Des cas où ceux-ci ont influé dans des événements du monde pour atteindre leurs intérêts sont nombreux à travers le globe. Il est vital que des voix s’élèvent pour les dénoncer. Je respecte ces voix dans le cas ivoirien. Votre serviteur que je suis ne manque jamais de le faire lorsque des preuves tangibles et réelles existent et nécessitent qu’on dénonce ceux que j’appelle les « affreux » devenus des épines dans les pieds du Continent Noir. Cependant, ce qui m’interpelle et fait l’objet de ma divergence de vue sur la Côte-D’Ivoire, est cette Afrique et ces Africains qui, dès qu’intervient un événement, semblent découvrir que ce qu’on appelle la communauté internationale, n’est rien d’autre qu’un conglomérat d’acteurs conflictuels poursuivant leurs intérêts particuliers. Les révélations de Wikileaks le prouvent bien. Elles soulignent l’animosité et les coups bas qui existent réciproquement entre leaders politiques et leurs Etats. Ce qui se passe actuellement en Côte-d’Ivoire a peut-être des arguments tangibles qui réveillent chez plusieurs la haine viscérale de l’Occident et des Occidentaux qu’ils traînent dans leur subconscient, mais ce cas montre aussi combien le traumatisme de la colonisation entraîne les Africains à faire des amalgames analytiques qui ne servent finalement pas les causes qu’ils pensent défendre en versant dans ce que j’appelle la « Gbagbomania ». C'est-à-dire, le fait de ne plus jurer que par Gbagbo en exaltant à souhait ses agissements, faits, paroles et gestes dans une espèce de dévotion collective qui s’apparente finalement à un éloge funèbre. Celui-ci ayant la caractéristique d’être positif de bout en bout.
En conséquence, au lieu de suivre de façon moutonneuse la Gbagbomania qui s’apparente plus à un défouloir émotionnel qu’à autre chose, ma thèse est toute autre. Elle consiste à voir la réalité du monde, de nos propres travers afin d’interroger la rationalité politique africaine au 21ème siècle. Autrement dit, quels sont les contours mentaux et psychologiques qui expliquent cette Gbagbomania ? Cette question est importante car elle permet de transformer les mythes qui fondent nos rêves mythiques en objets de questionnement pour l’avenir du continent.
Le rêve d’une Afrique authentique isolée des influences occidentales est illusoire
Le rêve illusoire que rêvent toujours de nombreux Africains au 21ème siècle, est celui de revivre une Afrique authentique en donnant à Afrique authentique le sens d’un continent indépendant parce que débarrassé d’un certain impact de son histoire qui se manifeste par la prégnance des anciennes puissances coloniales. Il faut très tôt dire ici que ce rêve ne vaut pas la peine d’être rêvé car continuer à avoir cette illusion, revient à vouloir changer l’histoire, ce qui est impossible. L’Afrique doit faire avec son histoire pour se tracer une voie particulière pour son développement politique et économique, tout en sachant qu’elle ne peut extirper d’elle la part d’Occident qu’elle a héritée de l’histoire du monde. L’Afrique, telle qu’elle se présente aujourd’hui, est un produit interculturel où sa culture et celle de l’Occident cohabitent et sont obligées de cheminer de façon syncrétique avec d’autres influences chinoises et d’ailleurs qui arrivent à grande vitesse. La Gbagbomania actuelle a en grande partie pour fondement amplificateur, cette croyance collective qu’être nationaliste ou souverainiste dans le discours, suffit à transformer radicalement la réalité d’une Afrique où la culture occidentale et omniprésente. Il en résulte une schizophrénie qui revêt de multiples facettes. Citons-en trois :
1. Nous ne sommes plus exactement nous-mêmes dont
nous rêvons. De nombreux Africains et Africaines qui dénoncent
l’ingérence occidentale en Afrique, sont largement eux-mêmes des
produits de la culture occidentale grâce à laquelle ils gagnent leur vie
dans leur domaine de compétence. Vouloir par exemple être présidente de
la Francophonie correspond justement à vouloir devenir le porte
étendard d’une institution qui supplante les langues africaines par son
ingérence. Lutter contre l’ingérence dans ce cas serait plus crédible en
créant des associations qui promeuvent les langues africaines.
2. De nombreux Africains militent et se battent pour la démocratie mais
hésitent à reconnaître un verdict démocratique parce que le candidat qui
en sort vainqueur est pro- occidental ;
3. De nombreux Africains supportent Robert Mugabe ou Laurent Gbagbo qui,
parce qu’ils se disent indépendants et nationalistes, nient le verdict
des urnes, mais ces mêmes Africains veulent que leurs peuples soient
souverains.
Il en résulte une approche particulière du rêve rêvé par ces Africains car celui-ci se concrétise par le biais de deux figures contradictoires. La figure du nationaliste et du souverainiste qui a toujours raison par rapport au verdict des urnes même s’il triche. Et la figure de l’Africain pro occidental qui a toujours tort même si le peuple le plébiscite démocratiquement. Pourquoi ? Parce que sous contrainte de la structure mentale dont je parle, l’Africain pro occidental devient, par le fait même de ses affinités avec l’Occident, un héritier et un potentiel continuateur des souffrances du Continent. Ce qui est une grosse maladresse analytique car être un ami de l’Occident n’est pas incompatible avec être un Africain qui travaille pour le développement de son Continent. Ne pas le voir entraîne que la figure politique gagnante pour les Africains traumatisés par l’histoire, serait l’Africain qui se construirait une identité de nationaliste, d’antioccidental tout en restant démocrate. Ce qui montre le caractère illusoire du rêve dans le cas ivoirien car être antioccidental revient inévitablement à bâillonner une partie de l’Afrique et d’Africains pro-occidentaux.
Il y’ a en effet aujourd’hui, et c’est de leur droit, des Africains pro-occidentaux, pro Chinois, pro Indiens ou souverainistes. Être un démocrate c’est accepter que chacun de ces types d’Africains ait le droit d’être pro qui il veut et de ce qu’il veut, mais aussi de mériter une victoire dans une élection présidentielle si le peuple le choisit. Cela revient à faire confiance aux populations africaines en leur donnant le dernier mot. Dans le cas contraire, la conception démocratique de plusieurs d’entre nous équivaudrait à dire que ne peut gagner une élection en Afrique qu’un anti- Occidental. D’où l’importance de questionner radicalement la Gbagbomania actuelle, étant donné qu’elle peut être la porte ouverte à un tricheur qui dirait : je ne triche pas mais je résiste aux Occidentaux pour l’indépendance du pays. Aucun candidat à la Présidentielle dans un pays ne se prépare sans se construire un réseau d’influence interne et externe. Le réseau externe de Ouattara qu’incrimine la Gbagbolmania est Occidental comme celui de Gbagbo lui-même qui fat partie de l’Internationale Socialiste de laquelle il a eu des soutiens dans la situation actuelle. Si nous défendons la démocratie, il faut la défendre jusqu’au bout tout en sachant que le champ politique n’est pas un milieu isolé des rapports de force qui dirigent ce monde. Il peut sembler que ce soit Laurent Gbagbo le vrai démocrate parce qu’il défendrait une Côte-d’Ivoire exfiltrée de la main de l’Occident et serait ainsi conséquentialiste. Je suis tout à fait d’accord. Mais, dans ce cas, il faut aussi être conséquentialiste jusqu’au bout en arrêtant immédiatement toute collaboration actuelle avec la Chine car d’ici quelques années, ce sont les Chinois qui soutiendront des candidats aux présidentielles africaines.
Le nationalisme et le souverainisme instrumentaux
De quel anti-occidentalisme parle et rêve-t-on dans la Gbagbomania ? Cette question est cruciale car l’Occident, ainsi que je viens de le dire, est déjà bien installé et infiltré en Côte d’Ivoire et partout en Afrique. Dans cette situation, il faut bien se rendre à l’évidence qu’il existe au moins tris deux formes d’anti-occidentalisme. Une forme purement onirique vouée à l’échec car la part d’Occident de l’Afrique est bien en place et se mélange à nos cultures. Une forme plus intelligente et réaliste qui revient à accepter une Afrique hybride et à la mener ainsi vers les sentiers de son développement singulier. Et une forme instrumentale qui revient à vendre la forme purement onirique dans un emballage nationaliste au service de son besoin de garder le pouvoir. Dans cette dernière forme, l’anti-occidentalisme se traduit par un chauvinisme souverainiste et une arrogance envers l’Occident et les Occidentaux que les traumatisés de l’histoire coloniale que nous sommes, adorent et plébiscitent même s’ils ont affaire à de pires dictateurs. Ça nous procure un plaisir jouissif et une revanche sur l’histoire que de voir « un Africain » défier son « ancien maître ». La lutte contre l’ingérence se traduit donc ici par un gain personnel se traduisant par : je garde le pouvoir parce que je défends l’Afrique authentique. Je garde le pouvoir parce que la Côte-d’Ivoire et/ou le Zimbabwe sont des pays indépendants.
Etant donné que l’Afrique vit dans un monde moderne par rapport auquel notre structure mentale nous met en contradiction, il semble important de se demander ce que c’est qu’un stratège politique nécessaire au développement du Continent Noir. Autrement dit, à la question, dans un monde multipolaire et interdépendant, Laurent Gbagbo est-il oui ou non un bon président pour le développement de la Côte-d’Ivoire ? La Gbagbomania répond immédiatement oui. Je réponds non car, être un bon président pour le développement de l’Afrique n’est pas assimilable à se mettre à dos des acteurs centraux du monde moderne comme le FMI, l’ONU, l’UE, l’UA, la France et les USA. C’est plutôt être un stratège politique afin de suivre les intérêts de son pays en jouant intelligemment sur les intérêts des ces acteurs-là autant que sur leurs conflits réciproques. Dans ce sens, je pense qu’Houphouët a plus développé la Côte –d’Ivoire que Laurent Gbagbo car, faire de la politique, c’est faire coexister des acteurs conflictuels aux intérêts divergents. Si Gbagbo a l’Occident à dos, alors il est médiocre sauf pour lui-même au sens où il garde le pouvoir.
La théorie permanente du complot ou la victimisation permanente des Africains
La Gbagbomania actuelle est aussi le produit de la pratique du dédouanement qu’adorent de nombreux Africains adeptes de la théorie du complot de l’Occident contre eux et leur Continent. Ce sont toujours les autres, les Occidentaux qui sont la source de nos malheurs et jamais nous-mêmes alors que si l’on fait un inventaire objectif des maux de l’Afrique depuis les indépendances, on trouverait en très bonne place, tant le coups tordus de l’extérieur que les incartades de nos propres dirigeants au service de leurs intérêts personnels. A cause de cette permanente théorie du complot, un Africain candidat à l’élection présidentielle de son pays est automatiquement mauvais et à bannir s’il se déclare pro occidental comme Ouattara. Par contre, un autre Africain qui se vend comme un nationaliste ou souverainiste, est automatiquement meilleur que le premier et mérite la victoire par tous les moyens car c’est lui qui, dans nos têtes de traumatisés de l’histoire, peut déjouer le complot imaginaire et permanent de l’Occident contre l’Afrique et les Africains. C’est donc le désir de refoulement d’un moment historique fort détestable et défavorable pour eux, que les Africains essaient de satisfaire en voyant le complot de l’Occident partout. C’est la peur d’une seconde colonisation qui nous mène à être aussi frileux à l’occident et à l’Occidental. Et pourtant, il n’ y a pas de complot contre l’Afrique et les Africains. Ce qu’il y’a, c’est un ensemble d’acteurs dominants dont la satisfaction des intérêts entre en homologie de structure et coïncide au point où Gbagbo lui-même déclare ces derniers temps que ces intérêts amèneront les hommes d’affaire occidentaux à aller le voir dans les prochains jours. Croyez-vous qu’il les chassera parce qu’il se dit nationaliste ? Il ne les chassera pas mais signera des contrats avec eux en montrant ainsi qu’il est désormais lui-même un pion essentiel du système d’intérêts des élites dominantes et transcontinentales. Penser-vous vraiment, si les richesses ivoiriennes convoitées étaient une question de vie ou de mort, que les Occidentaux soient incapables, comme ils l’ont fait en Irak, d’éliminer physiquement Laurent Gbagbo ? La réponse négative à cette question prouve que la théorie du complot est une pure galéjade car les Américains, comme nous le savons tous, peuvent enlever un Président en plein jour pour installer un autre.
Il n’existe aucun pays au monde où les présidentielles se font sans formation de groupes de pressions internes et externes, tant au niveau citoyen qu’étatique. Ne pas le constater entraîne un autre rêve irrationnel qui nous habite. Celui de penser que la politique est un jeu pur à partir duquel on classerait d’un côté les Africains pro occidentaux qui bradent l’indépendance de l’Afrique et, de l’autre, des Africains nationalistes, immaculés qui aimeraient l’Afrique plus que les premiers. C’est une fausse posture car un Africain pro occidental peut développer son pays s’il exploite de façon intelligente ses alliances avec les Occidentaux de façon à maximiser aussi les intérêts dudit pays. La Chine et l’Inde ne font rien d’autre que ça. Le nationaliste qui veut développer l’Afrique en se coupant de l’Occident ou en en faisant un ennemi, doit comprendre que c’est une erreur politique car faire de la politique revient à transformer l’Occident en un partenaire pour un co-développement et non en un ennemi pour la guerre. Une Afrique qui a comme partenaires à la fois l’Occident et la Chine est une Afrique plus outillée pour la négociation qu’une Afrique qui n’a que la Chine comme partenaire privilégiée car cette Chine se placerait en situation de monopole. C’est une maladresse politique que de ne pas le voir et l’exploiter car, si Ouattara est accusé de vouloir vendre les richesses de la Côte-D’Ivoire aux Occidentaux, Gbagbo lui-même privilégie les Chinois et les Russes. Ce qui montre qu’on chasse un maître pour s’en imposer d’autres là où la stratégie gagnante à long terme pour le Continent Noir serait de mettre l’Occident, la Chine, l’Inde et la Russie en concurrence pour son profit.
Les mots de la fin
Sortir de la schizophrénie actuelle mérite un choix clair : soit l’Afrique choisit les valeurs démocratiques et les défend jusqu’au bout en acceptant les jeux de pouvoirs qui s’y émissent et guident le monde actuel, soit alors l’Afrique rejette totalement ces valeurs et opte pour une dictature claire à la chinoise. Cette dernière stratégie a un grand avantage : en effet, alors que nous avons affaires à des Présidents qui, majoritairement, font semblant d’être des démocrates en obstruant réellement tout jeu démocratique, il est plus sain de savoir qu’on est dans une pure dictature qui met tout le monde au pas pour un développement autoritaire à la Chinoise.
En ce qui concerne le cas ivoirien, je pense personnellement que Laurent Gbagbo a choisi de ne pas entrer dans l’histoire car il était l’homme qui devait stabiliser ce pays et le mettre sur les sentiers de la démocratie en acceptant, non seulement sa défaite, mais aussi d’adouber son successeur. Il a choisi autre chose, wait and see ce que ça donnera tant pour la Côte-d’Ivoire que pour l’Afrique.
La question finale à laquelle nous devons répondre entant qu’Africains épris d’un future prospère est celle-ci : les rêves fondateurs de la Gbagbomania sont-ils crédibles et efficients pour fonder une éthique politique africaine et développer le Continent Noir dans un 21ème siècle où les interdépendances se renforcent dans un mode de plus en plus métisse ?