Côte d'Ivoire : Lettre à monseigneur Bernard Agré cardinal d’Abidjan
Côte d'Ivoire : Lettre à monseigneur Bernard Agré cardinal d’Abidjan
Le
23 décembre dernier, j’ai écouté le cardinal Bernard Agré à la
télévision ivoirienne caporalisée par M. Laurent Gbagbo. Son Eminence a
d’abord demandé que l’on ait une pensée pour les personnes qui avaient
perdu la vie au cours des évènements des jours précédents, ainsi que
pour leurs enfants et proches qui célèbreront Noël sans leur présence.
Sur la crise elle-même, Bernard Agré, qui s’est présenté comme un simple
pasteur, a rappelé que dans tous les pays du monde il y a une
constitution qui s’impose à tous, et que notre constitution dispose
qu’en matière d’élection, c’est le Conseil constitutionnel qui a le
dernier mot. Ce qui signifie que lorsque le Conseil constitutionnel
s’est prononcé, tout le monde doit s’incliner. Et pour illustrer son propos, il a pris l’exemple
de la France où c’est le Conseil constitutionnel qui avait déclaré M.
Sarkozy vainqueur de Madame Royal. Il a aussi pris l’exemple des
Etats-Unis où c’est la Cour suprême qui avait départagé Georges W. Bush
et Al Gore. Enfin, le cardinal s’est insurgé contre les ingérences de la
communauté internationale qui ne sait que semer le chaos, comme elle
l’a fait en Irak, avant de citer l’exemple du petit Vietnam qui avait
réussi à défaire d’aussi grandes puissances que la France et les Etats
Unis. Votre Eminence, dois-je vous rappeler que l’une
des valeurs cardinales de la doctrine chrétienne est la Vérité ω Cette
doctrine dit que Dieu a envoyé son fils Jésus sur terre pour dire la
Vérité au Hommes. Et ce n’est pas par hasard que Jésus ponctuait tous
ses sermons de ces mots : « en vérité je vous le dis ». Il est écrit
dans le livre sacré des chrétiens, à Jean 14, « Et la Parole a été faite
chair et elle a habité parmi nous, pleine de grâce et de vérité ; et
nous avons contemplé sa gloire, une gloire comme la gloire du Fils
unique venu du Père. » Votre Eminence, les deux vérités que vous auriez
dû dire à vos ouailles, et, au-delà d’eux, à tous les Ivoiriens, sont
celles-ci. La première est qu’en 2005, à Pretoria, devant la
méfiance qui régnait entre tous les acteurs politiques Ivoiriens, nos
leaders politiques, avec à leur tête le chef d’Etat d’alors, M. Laurent
Gbagbo, ont décidé que les résultats de ces élections-ci soient
certifiés in fine par les Nations Unies. Et celles-ci ont traduit cela
en 2007 par la résolution 1765. Cela veut dire que le dernier mot ne
revenait plus au Conseil constitutionnel, mais au certificateur de
l’ONU. Vous conviendrez avec moi, Votre Eminence, que si le dernier mot
devait revenir à l’une de nos institutions, il n’aurait pas été
nécessaire d’aller chercher un certificateur ailleurs. Et je remarque
que vous-même n’aviez pas bronché lorsque le représentant de l’ONU avait
certifié, après le Conseil constitutionnel, les résultats du premier
tour qui plaçaient M. Gbagbo en tête du scrutin et éliminait entre
autres M. Bédié. Comment donc pouvez-vous parler d’ingérence, dès
lors que ce sont les Ivoiriens eux-mêmes qui ont demandé, sans aucune
contrainte, à l’ONU de venir certifier leurs élections? Vous n’avez pas
vu d’ingérence dans nos affaires intérieures lorsque cette même
communauté internationale finançait notre processus électoral, des
audiences foraines à la fourniture d’isoloirs et d’encres indélébiles en
passant par les inscriptions sur les listes électorales? La seconde vérité que vous auriez dû dire à vos
ouailles, aux Ivoiriens, et au monde entier, est que notre droit dit
précisément ceci à propos du rôle du Conseil constitutionnel: « dans le
cas où le Conseil constitutionnel constate des irrégularités graves de
nature à entacher la sincérité du scrutin et à en affecter le résultat
d’ensemble, il prononce l’annulation de l’élection et notifie sa
décision à la Commission électorale indépendante qui en informe le
Représentant spécial du Secrétaire général des Nations unies et le
Représentant spécial du Facilitateur à toutes fins utiles. La date du
nouveau scrutin est fixée par décret pris en Conseil des ministres sur
proposition de la CEI. Le scrutin a lieu au plus tard 45 jours à compter
de la date de la décision du Conseil constitutionnel. » Votre Eminence,
nulle part notre droit n’autorise le Conseil constitutionnel à annuler
les résultats d’une région et à inverser les résultats d’ensemble du
scrutin. Si tant est que le Conseil constitutionnel avait le dernier mot
comme vous le prétendez, il l’avait pour dire le droit, pas pour
l’inventer. Le législateur ivoirien n’a pas donné au Conseil
constitutionnel le pouvoir d’annuler les voix des électeurs de quelque
région que ce soit, et pour quelque motif que ce soit. Le droit de vote
est sacré dans toutes les démocraties. Personne, pas même une institution, ne peut se
substituer à la volonté du peuple qui s’exprime à travers son vote.
C’est pour cela que, s’il y a des fraudes, mais qui ne sont pas de
nature à affecter le résultat d’ensemble du scrutin, ce que la Cour
constitutionnelle a à faire est de confirmer les résultats donnés par la
CEI. Si par contre ces fraudes sont de nature à fausser la volonté du
peuple, on annule alors le scrutin et on redonne la parole au peuple.
C’est tout simple, et tombe sous le coup du bons sens, me semble-t-il.
Aussi je vous répète ce que vous savez d’ailleurs déjà, aucune
disposition de notre droit ne donne l’autorisation au Conseil
constitutionnel d’annuler les résultats d’aucune région. En le faisant, il a agi de manière totalement
arbitraire, illégale et dangereuse. Vous n’ignorez pas que cette crise
dont nous espérions sortir avec cette élection est née du sentiment
d’exclusion des populations du nord créé par l’ivoirité. En annulant
arbitrairement les scrutins de toutes les régions du nord, le Conseil
constitutionnel nie leur citoyenneté ivoirienne aux populations de cette
partie de notre pays. En percevez-vous les conséquences ω Ne voyez-vous
pas qu’en avalisant une telle forfaiture, vous êtes en train de
cautionner la destruction à court terme de notre pays ω Personne
n’ignore les accointances entre les membres du Conseil constitutionnel
et Laurent Gbagbo. C’est ce dernier qui nous a expliqué que le président
de cette institution est l’un de ses amis et qu’il l’appelle
affectueusement Pablo. Pablo et ses camarades se sont donc cru en devoir
de sauver le soldat Laurent qui venait de perdre l’élection. Au mépris
de la survie de leur pays. Dommage qu’ils n’aient pas fait leur cette
phrase prononcée par Robert Badinter le 4 mars 1986, le jour où il
prêtait serment en qualité de président du Conseil constitutionnel : «
M. François Mitterrand, mon ami, merci de me nommer à la tête du Conseil
constitutionnel. Mais sachez que dès cet instant, envers vous, j’ai un
devoir d’ingratitude. » Aveuglés par leur devoir de gratitude envers
leur bienfaiteur Laurent Gbagbo, Paul Yao-Ndré « Pablo » et ses amis du
Conseil constitutionnel ont été les seuls à voir depuis Abidjan des
fraudes massives dans tous les départements qui ont voté pour Monsieur
Ouattara, là où les préfets, sous-préfets, observateurs internationaux,
diplomates et journalistes présents sur le terrain n’ont vu que des
incidents mineurs. Et aujourd’hui, Laurent Gbagbo et ses
inconditionnels, dont je vous soupçonne d’en être, sont les seuls à voir
en lui le président élu des Ivoiriens, tandis que le reste du monde
voit plutôt M. Ouattara. Vous connaissez bien entendu cette phrase de
Laurent Gbagbo prononcée en 1999 à propos de Slobodan Milosevic : «
quand dans un village tout le monde voit un pagne en blanc et que vous
êtes le seul à le voir en noir, c’est que vous avez un problème. » Votre Eminence, dois-je vous rappeler que c’est
sous vos auspices que Laurent Gbagbo et feu Robert Guéï avaient passé en
2000 un pacte selon lequel Gbagbo acceptait que Guéï devienne président
de la république tandis que lui-même se contenterait du rôle de Premier
ministre ω Guéï a raconté cette histoire peu de temps avant d’être
assassiné. A cette occasion, il vous avait attribué des qualificatifs
peu élogieux que je me garderai bien de reproduire ici. Vous n’avez pas
démenti. L’accession de Laurent Gbagbo au pouvoir en 2000 s’est soldée
par la mort de centaines de personnes. Jusqu’à ce jour je ne vous ai pas
entendu condamner ces massacres. C’est dans les sous-sols de votre
cathédrale que Robert Guéï s’était réfugié le 19 septembre 2002, et
c’est là-bas que les soldats de Laurent Gbagbo sont allés le chercher
pour l’abattre comme un chien sur la Corniche de Cocody, sans que l’on
sache encore à ce jour qui les avait informés de sa présence dans vos
locaux. Je ne vous ai pas encore entendu condamner cet
assassinat. En mars 2004, Laurent Gbagbo a fait tirer sur les personnes
qui avaient voulu manifester pour demander l’application de l’accord de
Linas-Marcoussis. L’ONU a compté 120 morts. Je ne vous ai toujours pas
entendu condamner ce massacre. En 2008 Laurent Gbagbo a fait tirer sur
les femmes qui manifestaient contre la vie chère. Toujours aucune
condamnation de votre part. Et en ce mois de décembre 2010, mois de la
venue sur terre du fils du Dieu que vous adorez, vous n’entendez pas les
cris des personnes que les mercenaires libériens assassinent et
torturent toutes les nuits, des femmes qu’ils violent. L’ONU a compté à
ce jour 173 tués, des centaines de blessés, des dizaines de cas de
torture et de disparitions. Combien de litres de sang faut-il pour
étancher la soif de pouvoir de Laurent Gbagbo ? Vous demandez que l’on
prie pour toutes ces victimes, mais vous ne condamnez pas les auteurs
que vous connaissez bien. Quel genre de pasteur êtes-vous donc, cardinal
Bernard Agré? Votre Eminence, si vous étiez un homme de Vérité,
un homme qui aime son pays, vous useriez de votre autorité pour faire
comprendre à Laurent Gbagbo qu’il conduit la Côte d’Ivoire au chaos en
voulant s’accrocher à un pouvoir que les Ivoiriens lui ont refusé par la
voix des urnes. Nous autres qui tombons sous les balles des tueurs de
Gbagbo pendant que des hommes comme vous se taisent, n’avons pas d’autre
choix que d’appeler au secours cette communauté internationale que vous
semblez détester. La Côte d’Ivoire ne sera pas un nouveau Vietnam. Il
n’y a plus de lutte anticoloniale, plus de guerre froide. Il y a juste
un peuple qui se bat contre un tyran et qui appelle le reste du monde à
son secours, un peuple qui se bat pour sa liberté et qui veut que sa
voix soit respectée. Et nous avons foi en ces paroles d’Appolinaire : Etonnons-nous des soirs, mais vivons les matins. » Nous continuerons de nous battre, jusqu’à la
dernière goutte de notre sang, nous ne baisserons jamais les bras, en
ayant foi en ces mots de Barack Obama, le jour de son investiture : «
Avec espoir et vertu, bravons une fois de plus les courants glacés et
les orages à venir, afin que les enfants de nos enfants puissent dire de
nous qu’au moment de l’épreuve nous avons refusé d’abandonner la route,
nous n’avons ni reculé ni fléchi et, les yeux fixés sur l’horizon et
forts de la grâce de Dieu, nous avons porté ce grand don de la liberté
et l’avons transmis, sain et sauf aux générations futures. » Venance Konan
« Jamais les crépuscules ne vaincront les aurores