Côte d'Ivoire : Alassane Ouattara, «Gbagbo doit arrêter de causer des problèmes au pays»
Côte d'Ivoire : Alassane Ouattara, «Gbagbo doit arrêter de causer des problèmes au pays»
Alassane Ouattara, président élu de Côte d'Ivoire, s'est engagé ce jeudi à prononcer une amnistie en faveur de son rival s'il accepte de quitter le pouvoir.
Le président élu de Côte d'Ivoire a reçu Le Figaro dans son modeste bureau qui, en temps normal, est celui du directeur de l'Hôtel du Golf. Courtois, réfléchi, ne montrant aucun stress, le président Ouattara semble aussi à l'aise intellectuellement que s'il présidait une réunion technique à Washington, au siège du Fonds monétaire international, dont il fut naguère l'un des directeurs généraux adjoints…
Pourquoi n'acceptez-vous pas la main tendue de Laurent Gbagbo, qui vous propose l'institution d'une «commission internationale d'évaluation» et de recomptage de l'élection présidentielle?
Le processus de certification des résultats par les instances internationales a déjà eu lieu. Après que la Commission électorale indépendante eut déclaré que j'avais été élu président de la Côte d'Ivoire avec 54,10% des suffrages exprimés, ses résultats ont ensuite été certifiés à la fois par la Cédéao (Communauté des États de l'Afrique de l'Ouest) et par l'envoyé spécial du secrétaire général des Nations unies. Aussi bien le président Gbagbo que moi-même avons reçu, par voie électronique, les procès-verbaux des 21.000 bureaux de vote. Nous avons tous les mêmes chiffres.
Gbagbo s'est plaint de fraudes massives dans le Nord…
C'est faux. Les rapports de tous les préfets ont dit que les élections s'étaient déroulées normalement. Les 1500 militaires qui avaient été envoyés du Sud vers le Nord une semaine avant le scrutin l'ont également affirmé. Même témoignage par les évêques des diocèses du Nord. Refusant sa défaite électorale, Gbagbo a fait pression sur le Conseil constitutionnel, afin que ce dernier invalide quelque 700.000 suffrages des départements du Nord et du Centre acquis à ma cause. Les membres de ce Conseil devront être jugés pour haute trahison.
Pourquoi ne pas accepter de recomptage?
Nous n'accepterons jamais de recomptage. Ce processus électoral a commencé il y a quatre ans, sous le contrôle des Nations unies. Gbagbo s'était engagé par écrit à respecter leur verdict. S'il ne le fait pas, c'est parce qu'il cherche à gagner du temps, afin de continuer à faire venir des mercenaires à sa solde, puisés au sein des mouvements de rébellion du Liberia. Il est temps que tout cela s'arrête, car chaque nuit les milices de Gbagbo assassinent d'honnêtes citoyens et créent des problèmes à la population, comme en ce moment dans le centre-ouest du pays.
Si Gbagbo reconnaissait votre élection, seriez-vous prêt à lui accorder une immunité, ainsi que tous les privilèges afférents à un ancien chef d'État?
Il faut séparer deux choses. D'abord Laurent Gbagbo doit arrêter de causer des problèmes à ce pays. Depuis dix ans, la Côte d'Ivoire est en crise à cause de lui. En 2000, il a réussi à prendre le pouvoir, grâce au soutien d'une partie des militaires. En 2005, il devait y avoir des élections. Ce sont des résolutions de l'ONU qui lui ont permis de rester au pouvoir cinq ans de plus. Et maintenant il rejette la certification de cette même ONU, qui était à la base de son deuxième mandat! Maintenant, tout le monde a constaté que la démocratie avait prévalu dans ces élections. Moi, je veux non seulement la démocratie pour mon pays, mais aussi la paix.
Je dis que la paix n'a pas de prix. C'est pour cela que je suis prêt à prononcer une amnistie en faveur de Gbagbo, comme cela s'est fait naguère pour le président Kérékou du Bénin. Je suis prêt à accorder des garanties à Gbagbo et un statut d'ancien chef d'État. Mais il faut qu'il accepte rapidement, parce que c'est quelqu'un qui a du sang sur les mains. Cela ne date pas des événements d'aujourd'hui. Il y a eu ceux de 2000, de 2002, de 2004 -où des victimes françaises se sont ajoutées aux victimes ivoiriennes. Gbagbo est passible de la Cour pénale internationale, et de la Haute Cour de justice de la Côte d'Ivoire. Mais, au nom de la paix, je suis prêt à chercher les voies et moyens de lui épargner cela.
Dans l'hypothèse où Gbagbo refuserait, quelle est la solution pour dénouer cette crise? Une république ne peut avoir deux présidents en même temps!
Bien sûr que non. La solution passe par les mesures coercitives que la Cédéao pourrait prendre pour le persuader, voire pour le forcer à quitter le Palais présidentiel. L'organisation régionale peut commencer par lui interdire tout voyage dans la sous-région et sur le continent africain. Il peut y avoir le gel de ses avoirs sur l'ensemble du continent africain, ainsi qu'une interdiction d'utilisation de l'espace aérien. Si rien ne marche, il peut y avoir ensuite l'utilisation de la force légitime. Par cela je n'entends pas une guerre que viendraient faire aux Ivoiriens des contingents de la Cédéao. On peut imaginer une opération ciblée sur la présidence. En Amérique latine ou en Afrique, il y a déjà eu de telles opérations, destinées à retirer par la force d'un pays un élément perturbateur.
À quoi faites-vous allusion?
Eh bien, à Noriega au Panama, ou à Charles Taylor au Liberia! La Cédéao va organiser ses moyens aériens, navals et terrestres pour réaliser une telle opération ciblée d'enlèvement de Gbagbo, pour l'emmener ensuite dans le pays qu'elle aura choisi. Bref Gbagbo doit choisir maintenant entre un statut protecteur d'ancien chef d'État ou un futur enlèvement à la Charles Taylor… L'expérience a montré que, dans ce type d'opération militaire, les mercenaires ne se battent pas, s'évanouissant dans la nature au premier danger pour eux.
Pensez-vous que l'armée ivoirienne pourrait bouger en votre faveur?
Malgré l'embargo, Gbagbo a importé des armes pour des centaines de millions de dollars, qu'il a stockées dans des lieux sûrs, protégés par la garde républicaine et le Cecos (forces spéciales), qui sont essentiellement composés d'hommes de sa tribu. Les casernes normales de l'armée ivoirienne sont dépourvues de tout armement, de toutes munitions. Les gendarmes et les soldats ivoiriens sont des patriotes. Je vous fais remarquer que 63% des militaires ont voté pour moi. Dans une société normale, ils auraient déjà déposé Laurent Gbagbo. Mais ils ont les mains nues, comme les autres citoyens. Certains militaires voudraient me faire publiquement allégeance, mais ils ont peur pour leur famille. Car la peur règne aujourd'hui en Côte d'Ivoire.
Si le blocage actuel se poursuivait, envisageriez-vous de vous exfiltrer vers Bouaké (grande ville du Nord), que vos partisans contrôlent?
Non. J'estime que je dois m'installer dans les centres de décision de la République. Je veux être partout en liberté en Côte d'Ivoire, que ce soit à Abidjan, à Yamoussoukro ou à Bouaké. La journée où nous avions appelé à la grève, elle a été suivie partout dans le pays, et même dans la plupart des quartiers d'Abidjan. Gbagbo ne contrôle réellement que quelques bâtiments stratégiques d'Abidjan, la présidence, la télévision, l'aéroport international… Les chefs coutumiers de Yamoussoukro ont déclaré publiquement qu'ils bannissaient la présence de Gbagbo dans la capitale officielle du pays. Fondamentalement, ce monsieur est jugé indésirable par le peuple, partout en Côte d'Ivoire. Par ailleurs, je ne veux pas abandonner mes partisans présents ici, à l'Hôtel du Golf. Car il est vrai que ma présence parmi eux joue comme une protection en leur faveur.
Êtes-vous satisfait du rôle joué par la France en Côte d'Ivoire?
La France a pour priorité la protection de ses ressortissants, ce que je comprends parfaitement. Je comprends aussi qu'elle ne veuille pas s'ingérer militairement dans les problèmes politiques ivoiriens. Il appartient aux Ivoiriens de régler leurs problèmes internes. Les accords de défense n'autorisent la France à intervenir qu'en cas d'agression extérieure d'un État contre la Côte d'Ivoire. Le gouvernement du Liberia a condamné publiquement ses ressortissants issus de mouvements rebelles qui s'enrôlent comme mercenaires dans les milices de Gbagbo.
Mais l'armée française réagirait si l'Hôtel du Golf était attaqué?
Oui, parce que Licorne est placée sous mandat des Nations unies, dont l'une des missions est de protéger le président légitime que je suis.
Quels sont vos projets pour rétablir l'unité politique du pays, aujourd'hui divisé entre le Nord et le Sud?
Cette élection était censée nous sortir de la crise. Et, personnellement, j'y ai cru. Si j'avais été battu, j'aurais reconnu ma défaite et téléphoné à Laurent Gbagbo. Lui-même s'était engagé par écrit à faire de même, s'il était battu. S'il avait tenu sa promesse, la Côte d'Ivoire serait sortie rayonnante de ces élections! Gbagbo aurait été reconnu comme l'un des pères de la démocratie ivoirienn ! Mon premier projet, qui figurait dans ma plateforme électorale, est la réconciliation entre les Ivoiriens, que j'ai prêchée dans ma campagne en visitant les 70 départements du pays. Je prône l'institution d'une Commission de vérité et de réconciliation, car il est important que l'on sache ce qui s'est passé ici depuis les années 90, afin que les gens puissent se pardonner. L'exemple est bien sûr celui de l'Afrique du Sud de Mandela. Il faudra que l'État dédommage les victimes. Deuxièmement, j'ai proposé de constituer un gouvernement d'unité nationale, y compris avec des portefeuilles qui seraient attribués à des membres du FPI (parti de Laurent Gbagbo) et à des membres de la société civile.
Comment vous y prendriez-vous pour redonner à l'économie ivoirienne sa prospérité d'antan?
Après avoir rassemblé politiquement les Ivoiriens, il faut nommer une équipe compétente et commencer à gérer ce pays, qui ne l'a pas été depuis dix ans. Le ministre de la Construction et de l'Urbanisme de Gbagbo m'a rejoint après mon élection. Il m'a dit qu'en huit ans de présence au gouvernement, le président ne l'avait pas convoqué une seule fois pour discuter d'un dossier avec lui. Le problème, c'est que Gbagbo ne travaillait jamais! L'exemple du travail doit venir d'en haut! Quand Félix Houphouët-Boigny m'a nommé premier ministre en 1990, j'ai mis les gens au travail dans l'administration.
J'ai dit aux ministres qu'ils ne pouvaient plus arriver à leur bureau à midi, mais qu'ils devaient y travailler dès 7h30. Et pendant ces trois ans qui précédèrent le décès du président, le pays a été parfaitement géré, connaissant une forte reprise économique. Je gérerai ce pays avec rigueur, comme on gère une entreprise, tout en prenant en compte les us et coutumes ivoiriens, ainsi que les nécessités sociales. La Côte d'Ivoire est bourrée de richesses -cacao, pétrole, fruits et légumes tropicaux… De plus, sa population est travailleuse. Elle ne demande qu'à travailler. Mais encore faudrait-il qu'on lui montre l'exemple d'en haut!