C’est une liste d’une quarantaine de noms de hautes personnalités du pouvoir de Yaoundé. Certaines sont encore en fonction, à de hauts postes et d’autres sont en marge des affaires, victimes d’un limogeage ou dans les serres de l’Epervier. Toutes ces personnalités ont un point commun : un document confidentiel émanant du ministère de la Justice leur attribue des comptes bancaires au Cameroun, en Europe, aux Etats-Unis et dans des paradis fiscaux.
Les comptes sont identifiés par leurs numéros et codes, les noms des banques qui les abritent sont mentionnés dans le document, de même que le solde des dépôts. Ce sont des sommes faramineuses qui essaiment ce document, qui peuvent atteindre plusieurs milliards de francs CFA pour un seul individu. Pour certains, comme cet ancien ministre de la Santé publique, le nombre de comptes qui lui sont attribués dans des banques à l’étranger est de dix...
Paul Ngamo Hamani, ex-administrateur provisoire de la défunte Camair, se voit attribuer deux petits comptes à l’étranger contenant plus de 40 milliards Fcfa ! L’intéressé dément fermement. C’est sans doute le testament le plus explosif laissé à Laurent Esso par son prédécesseur au ministère de la Justice, Amadou Ali. Pourtant, la fameuse liste est muette sur son origine, son ou ses auteurs. On ignore si elle est une production de la mission Dooh Collins ou de celle de Me Jacques Vergès, toutes deux payées à coup de centaines de millions pour traquer les comptes supposément détenus par des hauts dignitaires du régime à l’étranger. On ne sait non plus s’il s’agit d’un document transmis par Tracfin (l’Agence nationale d’investigation financière version française) ou par le Département d’Etat américain dont on sait qu’il dispose d’une liste noire de noms de fonctionnaires camerounais inexplicablement riches et interdits de séjour aux Etats-Unis…
Ce document, qui a été réactualisé au moins une fois, censé apporter la preuve de la corruption de certaines pontes du régime et de leurs affidés, est d’une surprenante faiblesse à cause des contrevérités décelées et des comptes fictifs attribués à des personnalités bien réelles. En effet, les recoupements effectués auprès de certaines personnes citées dans cette liste ont permis de constater que certains comptes et les montants affectés n’ont jamais existé. Comme le cas de ce haut fonctionnaire à qui il a été attribué plusieurs dizaines de millions dans un compte prétendument logé à la Société générale.
Toute vérification effectuée, ce compte n’a jamais été créé par cette personnalité-là, il n’a jamais existé, ni à la Société générale des banques du Cameroun (SGBC), ni à la Société générale, maison mère en France. Cette personnalité, visiteur irrégulier de la France, y avait ouvert un compte qui n’a jamais dépassé cinq millions de francs CFA de solde, compte qui a du reste été clôturé en 2003. L’ex ministre de l’Education de base, Mme Haman Adama, a affirmé ne pas connaître les trois comptes à elle attribués et qu’au demeurant, elle ne disposait d’aucun compte à l’étranger. A contrario, d’autres personnalités interrogées dans le cadre de cette enquête ont reconnu être propriétaires des comptes qui figurent sur la fameuse liste. Certains ont réfuté toutefois les montants qui y figurent. D’autres ont regretté que devant leurs numéros de comptes, il ait été mentionné : «solde non précisé». Sans doute, pensent-ils, pour ne pas dévoiler la maigreur de son contenu…
L’homme d’affaires, Yves Michel Fotso, dément formellement être propriétaire du moindre compte inscrit sur la liste. «C’est un faux document fabriqué pour les besoins de la cause. Non seulement je ne dispose pas de cet argent, mais pire encore, je n'ai jamais été titulaire du moindre compte bancaire, directement ou indirectement, dans aucune de toutes les banques apparaissant sur la liste», a-t-il confié à son entourage. L’homme d’affaires s’est dit également disposé à signer des ordres de virement sur chacun des comptes listés pour le transfert de la totalité des fonds disponibles vers le compte du trésor camerounais ou de celui de chaque ambassade du Cameroun dans chacun de ces pays.
En mai 2012, parlant de son patrimoine, l’homme d’affaires avait pris soin d’indiquer par ailleurs les banques dans lesquelles il avait pris des engagements financiers pour pouvoir procéder à certaines acquisitions. Il y disposent des comptes à CEE Paris et CIC Paris en France, SG Singapour au Singapour et BICIM Mali. Des comptes bancaires qui n’existent pas sur la fameuse liste.
LÉGÈRETÉ
Une telle légèreté contraste avec le sérieux dont le gouvernement a couvert cette liste, qui a manifestement servi de conducteur dans les arrestations. L’on sait aujourd’hui de sources fiables que ce document, dont le chef de l’Etat a eu discrètement copie, a été longtemps le bréviaire de l’ancien vice-Premier ministre en charge de la Justice, qui pouvait donc annoncer «une demi-douzaine de dossiers» en instance et enclenché plus tard des arrestations spectaculaires des barons du pouvoir en rupture de ban. Il existe en effet de confondantes similitudes entre la liste des personnes inquiétées, en prison ou sous surveillance dans le cadre de cette opération dite d’assainissement des moeurs publiques et celles dont les noms figurent dans le fameux document.
De plus, les faiblesses découvertes dans cette liste sont apparues dans les procès engagés contre certaines personnalités : les charges se sont écroulées parce que les accusations avaient été montées en fonction des avoirs présumés figurant sur cette liste et non sur les crimes contre la fortune publique effectivement commis par les mis en cause. C’est pour cette raison qu’on est parti des montants stratosphériques lors des inculpations à des montants raisonnables après l’instruction et à bien moins après les procès. Tout se passe comme si cette liste fait tellement foi que lorsqu’elle a épinglé une personnalité, celle-ci est condamnée, le procès ne devant être que l’habillage judiciaire.
LA COLÈRE DU PRÉSIDENT
Peut-on enquêter sur les comptes bancaires des citoyens alors que ceux-ci ne font l’objet d’aucune enquête judiciaire ? Sur le document, figurent bien des personnalités qui, jusqu’à ce jour, ne font pas l’objet d’une enquête préliminaire. Certaines ont même été promues ou maintenues à leur fonction par le chef de l’Etat…
Tout compte fait, on comprend mieux aujourd’hui pourquoi les instructions des arrestations ont été diligentées à partir de la présidence de la République, comme l’atteste une correspondance du SGPR au vice-PM en charge de la Justice, datée du 29 décembre 2009. Laurent Esso écrit à Amadou Ali : «J’ai l’honneur de vous notifier l’accord du chef de l’Etat à vos propositions tendant à faire déférer Maitres Eyoum Yen Lydienne, Baleng Maah Célestin ; les nommés Polycarpe Abah Abah, Engoulou Henri et Ngwem Honoré au parquet du tribunal de grande instance du Mfoundi en vue de l’ouverture d’une information judiciaire contre eux avec mandat de détention provisoire contre eux, du chef de détournement de deniers publics et de complicité.» Les personnes citées et qui étaient encore libres seront effectivement interpellées moins de deux semaines plus tard. Certains noms figurent bel et bien sur la «fameuse liste».