Dire d’entrée de jeu que l’on est Bamiléké, c’est mal poser la question du tribalisme au Cameroun. C’est que Bamiléké est une identité politique. Si comme identité politique, elle subsume tous les autres métissages possibles dus au mariage, aux déplacements, à la socialisation, cette définition de soi est aussi une position subjective. Elle introduit un sujet, est donc présentation de soi : ‘Je suis Bamiléké.’ Mais elle est surtout identification politique dans la vaste mosaïque hétéroclite de cet Etat tribal qu’est le Cameroun, et dans lequel tout Camerounais est tribalement fixé. ‘Tu es d’où ?’ telle est la question que l’office des cartes d’identité pose, mais aussi la question que les Camerounais se posent réciproquement comme deuxième après la classique question du nom. Tout Camerounais a un nom et une identité tribale, le nom rendant d'ailleurs l'identité tribale évidente. Autrement dit, dans l’Etat tribal, qui n’a pas d’identité tribale, n’est pas Camerounais, car il n'aurait pas de nom. Il en sera autrement quand l’Etat tribal sera détruit – comme l’Etat apartheid en Afrique du sud. Mais sa destruction nécessite un débat sérieux sur le tribalisme par les Camerounais. En disqualifiant le sujet qui s’introduit comme Bamiléké, c’est donc le Camerounais même que l’on disqualifie comme arbitre de ce débat.
Bien poser la question du tribalisme au Cameroun c’est plutôt prendre une position objective. Cette objectivité est celle de la science. Or la science ne produit pas la vérité, encore moins quand celle-ci a à faire avec les êtres humains – elle légitimise plutôt le pouvoir. Un exemple suffirait ici, et pour rendre ce processus de légitimation du pouvoir plus visible, je prendrai le philosophe camerounais le plus critique au pays – Eboussi Boulaga. Que son œuvre respire la certitude de la recherche du vrai, est loin de discussion. Tout aussi vrai est qu’il restera l’un des rares penseurs camerounais dont l’identité tribale sera toujours floue. Poser la question d’où il vient, c’est-à-dire de quelle tribu il vient, Eboussi Boulaga, résonne comme une pire hérésie. Cette position objective personnifiée est cependant extraordinaire quand, lisant les œuvres de ce philosophe, l’on se rend compte de sa dette envers cette autre philosophe juive allemande – Hannah Arendt. Seulement voilà : Arendt, aurait-elle pu penser le racisme avec autant de force, avec autant de systématicité, si elle n’avait pas d’emblée posé sa subjectivité comme allemande et juive ? Est-il possible aujourd’hui d’imaginer le racisme sans utiliser le vocabulaire qu’Arendt aura donné à toute analyse de ce système politique dans son livre Eichmann à Jerusalem, mais surtout dans son magistral l’Origine du totalitarisme? Dire qu’elle est juive l’a-t-elle jamais disqualifiée comme penseur critique du racisme ? En vidant les concepts d’Arendt sur le racisme de leur potentiel d'interprétation pour le tribalisme quand analysant l’Etat camerounais, Eboussi aura laissé le fondement de cet Etat dans le tribalisme impensé. Il aura dont laissé un des piliers de ‘l’Etat de violence’ qui étrangle le citoyen camerounais intouché par sa critique, au grand soulagement de cet Etat.
Le savoir qui laisse le pouvoir indemne abdique de sa tâche critique. Pire : le silence sur l’identité tribale de notre philosophe le plus respecté, en lui donnant la position objective, soustrait de sa critique l’objet tribal qui est le plus explosif de notre époque, et qui a devant nous causé le million de morts au Rwanda, plombé des pays comme la Côte d’ivoire, le Mali, le Soudan, l’Ethiopie, et sans doute très bientôt le Cameroun. La position d’Eboussi Boulaga de ce point de vue est sans doute bien différente de celle de Sindjoun Pokam, qui avec Shanda Tonme est l’un des plus vocaux by Savings Wave">avocats du Laakam, et à ce titre toujours disqualifié par les medias de l’Etat tribal, comme critique du tribalisme parce que présenté bien des fois comme apôtre de ce tribalisme qu’il décrit. ‘Il est tribaliste’, nous disent ces medias, ‘défenseur des intérêts Bamiléké.’ D’entrée de jeu, il dit, ‘Je suis Bamiléké’, et cela veut qu’il pose mal le problème du tribalisme, nous dit-on aussi. Etrange pays que le nôtre qui fixe chaque citoyen dans la tribu, mais attend l’objectivité ailleurs que de cette position subjective - 'du dedans'. ‘Il est de mauvaise foi’, est la formule de la disqualification. En réalité, si la position objective rend la question du tribalisme silencieuse, seul un qui n’est pas Camerounais la poserait avec bonne foi au Cameroun. En cela notre pays subit une constipation historique qui est africaine au fond, comme je me suis rendu compte au Mali, où les citoyens vidaient leurs rancœurs tribales réciproques entre mes mains à moi, le Camerounais, sans doute comme ils ne le feraient jamais entre eux. Pas surprenant que devant telle démission de leur intelligence si disserte pourtant quand il s'agit du racisme, de la mondialisation, de l'unité africaine ou de l'empire mandingue, tous accueillent la France avec soulagement, quand l’Etat de leur pays sombre sous le poids du tribalisme, cet impensé.