Cinéma : Jean-Pierre Bekolo fait le film de la fin de Biya

Cameroun - Cinéma : Jean-Pierre Bekolo fait le film de la fin de BiyaDans une oeuvre dérangeante et subversive, le cinéaste attaque de front la question du départ de Paul Biya du pouvoir.

Personne n'ose en parler  découvert dans le pays. Alors qu'il s'agit bien de l'enjeu le plus crucial de la vie politique camerounaise aujourd 'hui : quand et comment s'achèvera le long règne de Paul Biya au Cameroun ? Alors Jean-Pierre Bekolo a décidé d'en faire un film. Puristes, soyez prévenus : cette oeuvre n'appartient à aucune de vos catégories connues et répertoriées. Elle se situe quelque part dans une zone indéterminée, entre le documentaire, la fiction et le reportage. Idem pour le format même de cette oeuvre : 65 mn, ce n'est pas assez long pour un long métrage, et c'est beaucoup trop pour un court métrage. Inclassable donc ce nouveau film de l'auteur de « Quartier Mozart ». Cela lui causera quelques soucis sur le marché très normé des oeuvres de cinéma. Mais Jean-Pierre Bekolo est-il artiste à se conformer à quelque norme ?

Le cinéaste fait déjà preuve d'iconoclastie lorsqu'il met ainsi les pieds dans le plat politique du Cameroun. Il écrit avec sa caméra de manière chaotique, un réel qui lui-même est déjà psychédélique… Comment, dans un pays, depuis trente ans, plusieurs générations d'hommes et de femmes vivent « tranquillement », sous un régime qui, à vue d'oeil, obère les chances d'un pays si richement doté en ressources naturelles et humaines ? La caméra de l'auteur montre un président qui, un jour, quitte le palais présidentiel, subrepticement, avec un chauffeur et un simple garde du corps, visiblement las de tant d'années de pouvoir. Il part pour un interminable voyage, sur une cahoteuse route en latérite, vers une destination inconnue. Alors, le pays est en émoi. Dans toutes les radios et télés, on s'interroge : « Où est passé le président ? » Personne n'arrive à apporter une réponse à cette question. Alors, commencent les intrigues de cour et de salon.

L'armée s'agite. Les politologues expliquent la Constitution qui ne semble pas être le souci de tous. Le pays vit des heures troubles, alors que le président, qui s'est « échappé », se la coule douce : il joue au golf, redécouvre des mets succulents de quelque village éloigné ou vient incognito en ville pour écouter les gens parler de son absence. Il redécouvre ainsi sous un nouveau jour, ses anciens courtisans, qui, dès le lendemain de son absence, ont retourné la veste et serrent désormais entre les dents de longs couteaux… Comme c'est souvent le cas chez Bekolo, ce monde des vivants et celui des morts n'ont aucune limite : le président, dans son long voyage, fait escale chez son épouse défunte, qui l'accueille calmement dans un endroit paradisiaque, avant de lui faire moult reproches sur sa conduite après son départ à elle… Ils regardent ensemble avec étonnement le bal des vautours autour du « gâteau » laissé par le président.

Thérapie

Gérard Essomba joue le président. Bekolo a eu la main vraiment heureuse, en choisissant le senior des comédiens camerounais pour incarner le vieux président fatigué du pouvoir. Il est bon, vrai dans sa vieille djellabah bleue et le turban de la même couleur qu'il met pour pouvoir parcourir incognito le pays et entendre parler les gens, et surtout les jeunes. Entre réalité et fiction, Valsero, rappeur féroce, joue son rôle pour de vrai dans ce film. Celui de critique acerbe du président. Dans un geste d'humilité, le président va à la rencontre du jeune rappeur afin qu'il lui dise, en face, ce qu'il a chanté. Valsero ne se fait pas prier. Hildegarde Banaken incarne à la fin du film le Cameroun nouveau. Car, surprise, le nouveau président du Cameroun, ce sera une femme, jeune de surcroît. Qui parlera à ses compatriotes le langage de la fraternité et de l'amour de la patrie. La preuve, elle rétorquera à des « cousins du village » qui la féliciteront en insinuant que c'est « leur tour de manger », que le temps du « gâteau à partager est passé », signe qu'un Cameroun nouveau va commencer.

Ce film doit être d'abord prescrit comme thérapie de groupe à tous les Camerounais. Afin qu'ils prennent conscience de la situation « bordeline » de leur pays. Il doit être regardé une autre fois, regardé plus d'une fois. Parce qu'il a des clés : tout au long de l'histoire, il y a des aller et retour sur des prisonniers qui, dans un bagne, complotent en permanence, s'échangent des nouvelles sur les turpitudes du président. Allusion à peine voilée à l'opération dite « Epervier », qui, d'une manière ou d'une autre, de par la qualité de ses victimes, sera l'une des inconnues de l'équation « fin du règne Biya ». Autre clé : dans le film, c'est après 42 ans, que se termine le long règne du président… Exactement comme celui d'un autre : Mouammar Khadafi. Sans commentaire. La force politique de ce film, c'est de parler à haute et intelligible voix d'une question que tous les Camerounais n'abordent qu'à voix basse. Les Camerounais auront-ils la chance de le voir en salle (si salle il y a au Cameroun)? Une chose est sûre, aucun fonctionnaire du ministère de la Culture ne prendra sur lui la responsabilité de lui octroyer un visa. Mais ce film mérite d'être vu aujourd'hui par tous les Camerounais. Afin de les déciller sur la réalité politique de leur pays. Au Cameroun, nous sommes désormais comme les passagers de première du Titanic qui écoutaient l'orchestre jouer en buvant du champagne, alors que coulait, inexorablement, le prétendu insubmersible.

« Le président ».
Jean-Pierre Bekolo.
1h20 mn. 2013. Cameroun.

© Le Jour : Haman Mana


14/03/2013
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