Centrafrique : Michel Djotodia frappe, François Bozizé tombe
Pénible sentiment du déjà-vu ! Quand l’histoire piétine curieusement dans un pays, il nous faut résolument débusquer l’anguille géopolitique qu’il cache sous la roche de ses événements apparemment monotones. La république centrafricaine, dont nous dépeignions il y a quelques mois la longue tragédie historique depuis la disparition de Barthélémy Boganda, vient de connaître un nouvel épisode fidèle à sa triste renommée de pays livré au cauchemar de la désorientation du destin. Coiffeur coiffé ou arroseur arrosé, comme on le voudra, le général-président-prophète François Bozizé a pris ses jambes à son cou, vers le Cameroun, devant l’avancée spectaculaire et paradoxale de la rebellion du Séléka le lundi 25 mars passé. Tout d’un coup, celui que semblaient résolument protéger les armées sud-africaine, tchadienne, française, camerounaise et gabonaise, sans oublier une mission onusienne entière, s’est transformé en lapin fuyard, devant des troupes étonnamment aguerries face aux siennes, dans un schéma qui reproduisait presque point pour point les conditions de sa propre prise de pouvoir en 2003, par un coup d’Etat rondement mené contre le président élu d’alors, Ange-Félix Patassé. Pourquoi reviens-je cependant sur cet épisode cauchemardesque qui est un remake de la sempiternelle torture centrafricaine ? Pour essayer de comprendre trois choses : 1) Pourquoi le succès de la rébellion du Séléka a-t-il finalement été possible alors que tout semblait en janvier 2013, militer contre sa prise effective de pouvoir à Bangui ? 2) Que signifie en particulier le fait nouveau de l’implication sud-africaine dans le conflit centrafricain, seule force militaire à avoir tenté in extremis de sauver le pouvoir Bozizé, à des milliers de kilomètres des frontières de Prétoria et de son espace vital de prédilection ? 3) De quelles perspectives le pouvoir Séléka de Michel Am Nondokro Djotodia est-il porteur, qui compte gouverner par la césarienne permanente des ordonnances pendant les trois prochaines années ?
I- Le succès de la rébellion du Séléka : une équation à inconnues multiples
La situation centrafricaine donne le vertige à l’analyste. Quand la rébellion du Séléka, rassemblant des forces hétéroclites à partir du sud-Soudan, a pointé son nez aux portes de Bangui en janvier 2013, tout a conspiré contre elle : la préservation de l’ordre constitutionnel, la sécurité des ressortissants étrangers, la priorité au dialogue, le désir des régimes voisins d’Afrique centrale de ne pas voir s’exporter la jurisprudence des coups d’Etats dans la sous-région, les réactions diplomatiques fermes de l’Union Africaine et des autres institutions internationales, mais aussi le peu d’engouement de la société civile centrafricaine pour un nouveau coup de force, ont semblé avoir raison de l’alliance hétéroclite qui ne jurait que par la chute du François Bozizé. Pourtant, en cette fin de mois de mars 2013, les mêmes facteurs semblent soudain avoir été interprétés en sens contraire. Pourquoi donc ? Nous avancerons ici quelques hypothèses pour éclairer une équation politique dont les inconnues abondent encore. Un temps d’acclimatation de la rébellion du Séléka aux exigences des protagonistes de la scène centrafricaine a manifestement eu lieu.
Il semble manifestement qu’on ait soudain compris que les constitutions centrafricaines ne valent que ce que vaut la superficialité du processus démocratique et des efforts de modernisation socioéconomique entrepris dans ce pays. Il semble que tout d’un coup, les protagonistes nationaux et internationaux du conflit centrafricain aient saisi l’inanité d’un dialogue entre factions déterminées davantage par le contrôle des zones d’extraction des richesses centrafricaines, que par une vision sereine et consensuelle de l’intérêt général. Il semble que les régimes voisins du Centrafrique, las de porter à bout de bras un régime qui de toute façon ne leur laissait entrevoir aucune période d’accalmie, se soient finalement rangés à la loi du plus fort, considérée comme la norme politique systématique du Centrafrique. Il semble, dis-je qu’on ait résolument convenu, dans les organisations internationales et sous-régionales, comme dans les officines de l’Elysée, de Washington ou de Pékin, que la démocratie est un luxe pour les Centrafricains, et que ce dont ils ont le plus besoin, c’est d’un régime politique fort, et d’un nouvel homme fort à sa tête, en raison de la friabilité des frontières du pays et de l’importance des matières premières stratégiques dont il recèle. Business over all. Comment comprendre autrement la résignation de la société civile centrafricaine elle-même, et notamment des partis politiques, qui semblent manifestement s’être quasiment tous alignés sur cette sorte de Realpolitik du rapport de forces à la centrafricaine ? Creusons davantage cette veine de l’intérêt immédiat : elle conduit à l’énigme sud-africaine.
II- Le fiasco Sud-Africain à Bangui : une énigme intéressante
Peut-être que la clé de toute cette affaire se trouve dans deux erreurs tactiques commises par le satrape Bozizé en plus de son incapacité congénitale à se convertir au style politique démocratique : alors que le Centrafrique est depuis son indépendance un partenaire économique privilégié de la France, son ex-puissance coloniale, François Bozizé, qui doit à l’indulgence française sa prise de pouvoir contre le régime de Patassé en 2003, a semblé oublier ingratement de saluer la mamelle qui l’a si longtemps nourri quand il a résolument ouvert les carnets de commande du pays aux Chinois et aux Sud-Africains. Après tout, nous dira-t-on, n’était-ce pas son droit indiscutable, de diversifier les relations économiques de son pays, pour lui donner le maximum de chances de se développer grâce au libre jeu de la concurrence mondialisée ? Bozizé, en tentant d’offrir à la Chine et à l’Afrique du Sud un rang respectable parmi les partenaires économiques du Centrafrique, ne s’engageait-il pas dans le sillage héroïque du nationalisme africain, rachetant ainsi son passif de satrape néocolonial ? Tout emballement dans ce genre d’interprétation relèverait des impasses de l’anticolonialisme dogmatique. Il ne suffit pas, nous le verrons vite, de commercer avec les Chinois et les Sud-Africains, pour être l’avocat attitré de son propre peuple, défenseur de l’intérêt général de son pays. Pour ce qui est de la Chine, on sait que derrière sa propagande clamant une coopération décomplexée et sans paternalisme avec les Africains, se cache une boulimie énorme de matières premières stratégiques et d’espaces vitaux, qui ne tardera pas à se révéler comme une poussée impériale amorale.
Le général-président-prophète Bozizé ne rendait donc pas plus service aux Centrafricains en restant prisonnier de la Françafrique qu’en se livrant à la coopération amorale avec la Chine. Quant aux consortiums Sud-Africains, dominés par l’ancien imperium Afrikaner qui se projette dans toute l’Afrique avec pour seule ambition d’accumuler des fortunes colossales au mépris de la démocratie, des exigences écologiques et de l’intégration africaine, il est évident que leur marchandage avec Bozizé ne visait en aucune façon le plein épanouissement des Centrafricains. Pourtant, c’est bien l’Afrique du Sud de Jacob Zuma qui a donné de son sang dans le dernier baroud d’honneur du régime Bozizé. Près de quarante soldats Sud-Africains auront donc laissé leurs vies à Bangui, pour la défense du capitalisme de Prétoria. On découvre au fond en Centrafrique, comme en République démocratique du Congo et ailleurs, la nature exacte du colonialisme intérieur Sud-Africain en émergence, qui n’est pas préférable - rappelons-le aux esprits retors - au colonialisme français ou à l’impérialisme africain. N’est-ce pas au fond, cette double intrusion Sud-Africaine et Chinoise dans l’ex-pré-carré français qui a expliqué l’indifférence des troupes camerounaise, gabonaise, tchadienne et française lors de la dernière estocade portée par la Séléka au régime Bozizé ? En plus du rejet et de l’indifférence des Centrafricains de longue date à son sort, le régime Bozizé aura sans doute joué dans cette affaire ses cartes géostratégiques les plus médiocres. Est-ce pour autant que ce pays est sorti de l’auberge espagnole du désespoir où son histoire l’enferme depuis 1960 ?
Il est sans doute trop tôt pour anticiper sur l’avenir des relations entre Séléka et le peuple centrafricain. Le moins que l’on puisse dire est toutefois qu’elles n’ont pas commencé par une lune de miel. La prise de Bangui en ce mois de mars 2013 s’est accompagnée de nombreux pillages, de bavures et de privations de commodités de vie, qui ne sont pas de nature à enchanter les populations d’un pays déjà martyrisé par la pauvreté, la violence, le chômage et l’incertitude chroniques. Qui plus est, la relation intime de Séléka avec les armées d’occupation et les milices venues notamment du Tchad et du Sud-Soudan est loin de lui accorder l’odeur de sainteté qu’elle pourrait revendiquer. Enfin, le jeu de la Séléka avec la puissance française, le régime tchadien et le régime sud-soudanais, est loin d’être clarifié. Tout se passe comme si la rébellion avait, en sous-main, bénéficié du quitus de ces acteurs, comme le montre l’étrange coopération des troupes internationales avec les nouveaux maîtres de Bangui ces dernières heures, dans la sécurisation de la capitale notamment.
Le plus inquiétant de la situation présente demeure toutefois l’attitude du nouveau régime envers la quête centrafricaine de démocratie. Certes, respectant les Accords de Libreville qui nommaient le Premier Ministre Nicolas Tiangaye à la tête du gouvernement, Michel Am Nondokro Djotodia et les autres coalisés du Séléka ont voulu donner un signal fort de leur volonté de coopérer en intelligence avec toutes les forces vives du pays. En appelant par ailleurs tous les chefs de l’armée régulière centrafricaine à reprendre le service pour l’intérêt supérieur du pays, Djotodia semble donner un gage de plus de sa volonté de faire l’avenir avec toutes les forces vives du pays. Mais comment concilier cette main tendue avec la décision prise par le chef de Séléka de gouverner le pays par ordonnances pendant les trois prochaines années ? N’est-ce pas derrière les ordonnances que se cache tout l’art des satrapies africaines ? Un tel décisionnisme politique, cette sorte de césarisme à outrance qui s’annonce à Bangui, pourra-t-il s’abriter des tentations de l’autoritarisme, voire des dérives dictatoriales dommageables pour l’Etat de droit, les libertés fondamentales et les droits humains compris ? Je ne me prêterai ici à aucune divination. L’Histoire est le tribunal ultime des promesses politiques. On ne peut que souhaiter, à ce stade de l’analyse de la longue tragédie centrafricaine, qu’un sursaut éthique s’empare enfin de l’ensemble des forces politiques centrafricaines, afin que la transition qui commence soit résolument celle du commencement d’une histoire résolument Autre : celle de la modernisation socioéconomique et politique réelle du Centrafrique. On ne regrettera sans doute pas Bozizé. Mais on serait bien imprudent de voir en Djotodia, le Saint-Michel qui sauvera le Centrafrique