Capital moral, capital économique et unité nationale: que rapporte l’Opération Epervier au peuple camerounais ?

BRUXELLES - 19 MAI 2012
© Thierry AMOUGOU | Correspondance

Puisque trente ans de Renouveau National ont produit trente ans de déficit de rigueur dans la gestion, trente de déficit dans la moralisation des comportements et trente ans de déficit du développement moral du pays, il semble primordial de se demander ce que l’Opération Epervier, acharnement thérapeutique de dernière minute sur un projet de société mort-né, apporte au peuple camerounais et au pays tout entier en matière de développement.


Thierry Amougou
Photo: © Th. Amougou
Puisque trente ans de Renouveau National ont produit trente ans de déficit de rigueur dans la gestion, trente de déficit dans la moralisation des comportements et trente ans de déficit du développement moral du pays, il semble primordial de se demander ce que l’Opération Epervier, acharnement thérapeutique de dernière minute sur un projet de société mort-né, apporte au peuple camerounais et au pays tout entier en matière de développement.

Lorsque, trente ans après, un régime plonge le pays dans une hyper judiciarisation de la vie politique et publique alors que l’Etat de droit recule drastiquement, cela n’est pas la conséquence d’un esprit des lois ayant contaminé toutes les transactions au sein dudit Etat au point où le droit dirait et ferrait tout. C’est plutôt, comme nous aimons à le dire, la justice et le pénal qu’on érige en assureurs en dernier ressort des carences trentenaires de son mode de gouvernance. En fait, chaque fois que le droit est très bavard comme c’est le cas en ce moment au Cameroun, il ne stabilise plus la société. Il devient un symptôme d’une instabilité sociétale et politique de fond. Le Cameroun est à ce stade-là. Un stade où, au lieu de manquer de place dans ses coffres forts pour ranger les gains de trente ans de Renouveau National, le pays cherche plutôt comment agrandir ses prisons désormais l’habitat préféré de ceux qui, sélectionnés maintes fois par le Président camerounais comme proches collaborateurs, ont dirigé le pays aux postes de responsabilité les plus élevés. Si nous faisons un bref bilan évaluatif des prisons camerounaises avant et après 1982, il va sans dire que le stock des hauts cadres et responsables politiques de haut niveau qui y séjournent pour avoir spolié l’Etat bat un record sous le Renouveau National. C’est, au bas mot, un bilan catastrophique car cela signifie que le Renouveau National est une machine hautement fiable et efficace dans la production de la délinquance d’Etat, la « feymania d’Etat ».

Pour un régime qui avait pour objectif premier la rigueur dans la gestion et la moralisation des comportements, se retrouver, trente ans après, de plains pieds dans les maux et les incivilités publiques que son programme politique promit d’éviter dès 1982, est la preuve d’un cuisant échec. C’est justement parce que la rigueur dans la gestion et la moralisation des comportements n’ont jamais réellement été appliquées depuis trente ans que la prison centrale de Yaoundé incarne désormais le vrai visage de la gouvernance du Biyaïsme : le visage de cette prison est celui de son bilan. Dès lors, appliquer la rigueur logique au leader du régime en place implique de considérer celui-ci comme le responsable numéro un de l’état actuel du pays. Moraliser les comportements devrait donc consister à prêcher par l’exemple en apprenant aux Camerounais que lorsqu’on se plante sur toute la ligne, on assume son fiasco et on s’en va. Cela ne se fait pas par le Prince car la crise civique que vit le pays traduit aussi le fait que le Cameroun a un chef d’Etat tout puissant mais responsable de rien comme le dit la Constituions de mars 2008. Le drame camerounais réside de ce fait dans un échec collectif qu’opposants politiques, intellectuels progressistes, responsables de la société civile et tout le peuple doivent assumer, étant donné que si la catastrophe politique qu’est le Renouveau National reste encore au pouvoir en 2011, alors nous n’avons pas, tous et toutes et autant que nous sommes, trouvé comment débarrasser le pays d’un régime s’étant situé à mille lieues en deçà de ses promesses initiales.

Si le pouvoir et la politique ont encore un sens, ils doivent sans cesse être appréciés à l’aune de leurs résultats en confrontant leurs discours aux réalités des faits. Dès lors, puisque trente ans de Renouveau National ont produit trente ans de déficit de rigueur dans la gestion, trente de déficit dans la moralisation des comportements et trente ans de déficit du développement du pays, il semble primordial de se demander ce que l’Opération Epervier, acharnement thérapeutique de dernière minute sur un projet de société mort-né, apporte au peuple camerounais et au pays tout entier en matière de développement.


De la responsabilité du Prince à celle de ses collaborateurs et de leur système de gouvernance

Une des grandes caractéristiques du Biyaïsme est de mutualiser et d’externaliser les résultats incarnant la faillite du régime dont il est porteur. La mutualisation de la faillite du Renouveau National consiste à vouloir transformer en cause nationale la mise aux arrêts de quelques grandes têtes d’un système dont le fonctionnement clanique et médiocre se situe aux antipodes de l’Etat de droit au sens d’approche juridique d’une collectivité humaine régie par des droits et des devoirs. L’externalisation quant à elle vise à faire croire au peuple que les faits de mal gouvernance dont traite l’Opération Epervier, tombent du ciel alors que les responsables de la transformation du Cameroun en « un business », une « affaire juteuse » sont bien-là. Mutualisation des fautes et externalisation des causes de la défaite morale du pays participent donc de la manipulation des consciences, autre pratique loin de la moralisation des comportements que prédisait le Renouveau National dans son lexique.

Cela étant, il est primordial, pour la gouverne des citoyens, de souligner que la responsabilité première de la transformation du Cameroun en une truanderie et en une pétaudière subsahariennes, revient à un leader, à son système et à ses serviteurs. La responsabilité du leader est une responsabilité individuelle autant que celle de ses serviteurs. Ils ont, pendant trente ans, pris ensemble les décisions dont l’Opération Epervier est aujourd’hui le résultat. Encore une fois, le capitaine d’un bateau ne peut être mis à l’écart, ni des turpitudes de son équipages, ni du naufrage du bateau, ni de son plan de navigation. Le capitaine donne le cap et l’équipage exécute les instructions de navigation pour le respecter. Vouloir nous dire, comme cela se fait d’habitude, que le Président est bon et son entourage mauvais, ne tient pas un seul instant la route car c’est le même Président qui, pendant un quart de siècle, disait aux Camerounais qu’il n’avait aucune preuve des détournements de deniers publics. Comment se fait-il qu’il sorte des preuves de son chapeau tel un magicien, uniquement une fois sa carrière politique derrière lui ? comment se fait-il que les preuves pleuvent uniquement dans une affaire qui concerne sa vie à savoir l’achat d’un avion pourri tombé en panne dès son premier usage ? Bref, dans tous les cas de figure, le Prince est comptable de « la feymania d’Etat » que son système a instauré depuis 1982. C’est en ce moment-là la responsabilité systémique qui devrait mettre aux arrêts autant la tête du système que ses serviteurs. Ceux qui doutent encore de la faillite mémorable du Renouveau National n’ont qu’à regarder le visage que présente son bilan de sa gouvernance : c’est la Prison centrale de Kondengui, guillotine camerounaise vers laquelle sont conduits les serviteurs d’hier accusés du crime de lèse majesté. Aussi, en matière de développement, l’Opération Epervier n’instaure pas une culture de « l’accountability » au Cameroun, étant donné que la responsabilisation, l’imputation et la traçabilité des actes que cela implique ne sont pas les points focaux d’une Opération Epervier téléguidée par la tête du système qu’elle dit combattre.


Comment compenser le manque à gagner du pays et de ses populations ?

Répondre sérieusement à cette question exige que l’on dresse d’abord le tableau de bord de l’état des lieux réel du pays. Dans un premier temps, il est important de signaler que les faits dont traite l’Opération Epervier ne sont sûrement qu’un aspect des délits publics et décombres que l’on peut trouver dans la mémoire sécrète du Biyaïsme. Ces derniers temps, il suffit que Marafat Hamidou Yaya ouvre sa bouche un instant par missives interposées, pour que le pays mesure l’ampleur de la putréfaction politique à la tête du pays. Il suffit qu’on prenne en compte tous les détournements non sanctionnés parce que toujours fidèles au système, pour juger du manque à gagner de l’Etat. Si on ajoute à cela le fait que l’asymétrie d’information, l’opacité des règles et des procédures est ce qui fait la marque déposée de l’Opération Epervier, alors les Camerounais n’ont qu’une connaissance lacunaire de l’ampleur du désastre de trente ans de gabegie. Dans ces conditions, évaluer le manque à gagner du pays sous le Renouveau National relève du secret des Dieux car les bribes que nous connaissons de « la feymania d’Etat » ne sont que les éclats que la lutte entre crabes dans un panier laisse sortir du panier sans que nous ne sachions dans quel état réel est le panier lui-même : nous sommes en face des liquidateurs d’une République, jadis l’espoir de l’Afrique centrale.

Néanmoins, il nous est possible, avec les bribes d’information que nous avons, de dire que la dette morale, la dette financière et la dette temporelle que traîne ce régime à l’égard des Camerounais est largement au dessus du plaisir solitaire que tire le Prince des incarcérations de ceux qui ont osé regarder vers son poste. Le manque à gagner des Camerounais est même en hausse constante avec cette Opération Epervier car, non seulement les capitaux financiers détournés ne sont pas récupérés par l’Etat, mais aussi cet Etat, c'est-à-dire les Camerounais, dépense encore en temps, ressources et travail pour s’occuper des procès du système. De même, la perte de temps ne peut être compensée quand on sait que trente années de vie d’un Africain sont déjà plus de la moitié son espérance de vie. Dès lors, mettre un haut dignitaire du Renouveau National en prison ne donne pas du travail à ceux qui sont au chômage parce que l’argent public n’a pas été orienté vers des investissements productifs. Envoyer au bagne des collaborateurs ne rend pas la vie aux Camerounais morts parce que l’argent public n’est pas allé vers l’équipement des hôpitaux. Multiplier les procès politiques ne redonne pas le sourire à un paysan camerounais qui, affamé, a bradé ses terres à un fonctionnaire milliardaire sur le dos de l’Etat.

L’Opération Epervier n’apporte donc rien de concret au pays pour son développement moral et économique, étant donné qu’elle est une gestion de ses propres déficits de gouvernance par un système qui en constitue la cause première. Ce système a augmenté le risque pays que redoutent les investisseurs internationaux et la discrimination statistique qui fait que plusieurs Camerounais honnêtes sont considérés à l’extérieur du pays comme des truands en puissance. Que dire des diplômes camerounais de nos jours l’objet de suspicions dans plusieurs universités occidentales ?

Compenser le manque à gagner des Camerounais ne peut donc se faire sur le plan financier, mais moral et politique. Il ne peut se faire que par une offre politique qui réconcilie ce pays avec lui-même et les valeurs républicaines de travail, de justice, de solidarité et d’excellence : le Biyaïsme a grillé tout son crédit dans ce domaine.


Et l’unité du pays que rappelle le 20 mai 2012 dans tout cela ?

Le 1er janvier 1960, le Cameroun francophone accédait à l’indépendance. Le Cameroun anglophone sous tutelle Britannique le suivit le 1er octobre 1961 dans un Etat fédéral qui ne devint unitaire que le 20 mai 1972 après un référendum. Le 20 mai de chaque année est donc un grand jour pour le pays en ce sens qu’il sanctionne la sortie officielle du joug colonial où les Camerounais fêtaient le 14 juillet, fête nationale de la puissance colonisatrice. Les festivités qui meublent cette journée sont donc justifiées et ne peuvent être contestées par un Camerounais qui aime son pays.

Cependant, le 20 mai ne saurait se limiter aux soirées dansantes bien arrosées et pleines de ripailles. Il ne peut se confiner aux discours officiels qui s’apparentent à une façon d’enterrer les informations de « la boite noire » du processus d’indépendance du pays. L’unité du Cameroun, symbole centrale de cette fête, doit être le prisme au travers duquel nous lisons, tant l’histoire de notre indépendance, que les résultats des régimes Ahidjo et Biya ayant succédé aux colons. Une fois cette problématique posée, l’unité du pays peut s’analyser à un triple niveau : territoriale, politique et intergénérationnelle.

Pour ce qui est de l’unité territoriale, la presqu’île de Bakassi a certes été reconnue camerounaise mais elle est toujours occupée par le Nigéria qui en exploite toujours le pétrole. Cela reste une atteinte à notre souveraineté territoriale.

Au niveau politique, il ne faut pas oublier, et la Fondation Moumié y tient comme à la prunelle des yeux des Camerounais, que jusqu’en 1972, date du référendum pour l’Etat unitaire, le massacre des nationalistes camerounais se poursuivait, orchestré par la France et l’armée camerounaise. Parler d’unité nationale exige, sur le plan politique, une institutionnalisation officielle du travail de mémoire afin que ceux des fils du pays qui ont perdu la bataille et leurs descendants politiques se réconcilient avec les vainqueurs de cette bataille et leurs descendants politiques. Cela ne se fait pas en affichant deux à trois photos dans les couloirs de l’Assemblée nationale, mais comme le propose la Fondation Moumié, par la création d’une « maison camerounaise de la mémoire » et l’instauration d’une journée nationale des martyrs de notre indépendance. Tant que cette réconciliation politique n’est pas faite, l’unité politique de notre pays sera purement artificielle. Et quand nous parlons d’unité politique il faut entendre réconciliation entre le pays, son histoire et ses acteurs politiques qui garderont leur diversité dans l’arène politique.

C’est de cette réconciliation du pays avec lui-même que dépend l’unité intergénérationnelle entre Camerounais. La jeunesse est ici la courroie de transmission à condition que toute l’histoire lui soit apprise, que des politiques solidaires et justes soient menées d’une génération à une autre, et que les moyens de trouver sa place dans le monde actuel lui soient donnés. Or, en 2012, force est de constater que le régime Ahidjo à ignoré la réconciliation du pays par la mise au cachot du travail de mémoire, que celui de Biya s’est contenté du strict minimum sans réintégrer les martyrs de façon institutionnelle dans le paysage politique du pays. On remarque même sur le plan politique que le Biyaïsme entraîne une rupture de l’unité intergénérationnelle car la jeunesse, fer de lance du Renouveau, est plus mal lotie que ses aînés qui ont fréquenté gratuitement aux frais de l’Etat camerounais. Le sort réservé à l’ADDEC n’est par exemple pas une façon de bâtir l’unité intergénérationnelle dans un pays.
Cela dit, le moment que vivra le Cameroun le 20 mai 2012 n’est pas un moment d’unité car:


- Le Cameroun vit un moment kafkaïen où ceux qui sont arrêtés et humiliés ne savent pas ce qui leur arrive. Un moment où les prévenus passent des années en prisons avant qu’on ne s’aperçoive que le dossier d’accusation est vide. Un moment où après avoir purgé 15 ans de prison, d’autres dossiers mis au frigo par le pouvoir, réapparaissent pour vous maintenir en prison. Un moment où les régions camerounaises se divisent autant que les familles d’une même contrée, étant donné qu’on arrête certains et non d’autres ayant au moins spolié l’Etat autant que ceux qui sont pointés du doigt. C’est le moment d’un chapelet de procès politiques qui ne peuvent unifier le pays mais détruire la justice républicaine.


- Le Cameroun vit un moment machiavélien, message envoyé par l’Opération Epervier en ce sens qu’on peut transformer ses plus proches collaborateurs en matière politique de sa pérennité au pouvoir. Les dernières arrestations, sans dire que ceux qui sont arrêtés sont innocents, sont du pur machiavélisme car le Prince a attendu que ceux qui sont aujourd’hui à la prison centrale de Yaoundé fassent campagne pour lui et assurent son récent septennat.


- Le Cameroun vit enfin un moment de délation tous azimuts car les déclarations de Marafat sont la preuve qu’un régime de délateurs est désormais en place au Cameroun.

Donc, sans une reconnaissance institutionnalisée des victimes de notre indépendance par Ahidjo et Biya, sans sortie du pays de la défaite morale, du moment kafkaïen, du moment machiavélien et du moment de délation où il a été plongé par le Biyaïsme, la fête de l’Unité reste un simple mot car toutes ces dimensions divisent le pays moralement, politiquement et économiquement. Le Cameroun sera uni ou ne le sera pas avait dit le Prince dans un discours. Jugez-vous-même du résultat après trente ans.


Thierry AMOUGOU,
Président de la Fondation Moumié



21/05/2012
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