Cameroun : vers un sénat anticonstitutionnel et estropié ? A l'heure de la contrainte, et du chantage juridico-alimentaire
Le débat en cours au Cameroun sur
l’exigence de renouveler d’abord le mandat des conseillers municipaux
pour organiser les régionales avant les sénatoriales ne doit pas être un
débat portant sur l’opportunité et la roublardise politiques qui
permettrait à certains acteurs indument privilégiés de soutenir sans
état d’âme qu’ils ont le droit de tirer parti de certains avantages
qu’ils ont acquis et maintenus par des moyens illégitimes et
détestables. Nous ne serions plus dans la cité, mais dans une jungle où
les plus forts n’ont aucunement l’obligation de se soucier des modalités
d’un vouloir vivre ensemble et n’écoutent que l’appel irrésistible,
égoïste et égocentrique de leur instinct dévastateur de prédation.
Tout le monde se rappelle ce qui s’est passé en 2002 avec le couple infernal MINATD/ONEL
et qui a provoqué, pour une fois, l’unanimité sur la nécessité de les
écarter définitivement de l’organisation des élections, mais que contre
toute attente, M. Biya a reconduit en 2007 pour lui fabriquer en retour
d’ascenseur la majorité redondante et fictive dont il se prévaut
aujourd’hui pour faire main basse sur le Sénat. Le débat, puisqu’on
s’accorde à dire qu’il est question de mettre en place une des
institutions prévues dans et par la Constitution, ne doit être que
juridique. C’est pourquoi ma réflexion s’articulera autour de deux
points : la base constitutionnelle et conceptuelle du Sénat et le climat
étouffant de contrainte et du chantage juridico-alimentaire qui
sous-tendent l’organisation des sénatoriales en cours.
A) BASE CONSTITUTIONNELLE ET CONCEPTUELLE
Si
l’urgence de mettre en place en ce moment le Sénat ne cache pas un
agenda secret, il convient de relever qu’on ne peut pas attendre si
longtemps sans explication et sans raison valables, puis se réveiller un
matin et engager des choses aussi sérieuses dans la précipitation, en
escamotant des étapes essentielles, des conditions et des formalités
substantielles dont l’inobservation, dans un Etat de droit, serait
susceptible de saper les fondements sociétaux et d’entraîner
l’écroulement de l’édifice que l’on prétend construire pour le bien du
peuple. Si l’on veut effectivement mettre sur pied les institutions
prévues par la Constitution, il faut le faire dans le strict respect de
l’esprit et de la lettre de la Constitution, telles que lesdites
institutions ont été pensées et conçues. Car en droit, le moindre détail
compte et chaque petite omission constitue un vice de forme. Dieu sait
que le Cameroun dispose de brillantissimes juristes dont on a pu mesurer
l’étendue du savoir et du savoir-faire dans le différend qui nous a
opposés au Nigéria dans l’affaire Bakassi. Mais, quand on voit les
entorses, les fractures et tous les autres sévices que certains d’entre
eux infligent aux mots, au droit et aux lois pour extorquer de
dérisoires justifications, on ne peut s’empêcher de leur demander : «
Combien avez-vous reçu » ?
Tel que pensé et conçu par la
Constitution, le Sénat est une institution qui représente les
collectivités territoriales décentralisées (art. 20.1)
qui, à l’heure actuelle, sont les régions ET les communes. C’est
pourquoi, en dehors des 30 sénateurs autoritairement nommés par le
président de la République, les 70 autres sont élus au suffrage
universel indirect non pas par les conseillers régionaux ou les
conseillers municipaux, mais par les conseillers municipaux ET les
conseillers régionaux (Art. 222, Code électoral). S’ils étaient élus par
un seul groupe, ils ne représenteraient donc pas TOUTES LES
collectivités territoriales décentralisées et par conséquent,
l’institution où ils siègeraient, conformément à l’esprit et à la lettre
de la Constitution que l’on dit vouloir implémenter, ne s’appellerait
plus le Sénat et eux-mêmes ne seraient plus des Sénateurs. Il faudrait
soit reconnaître le plus officiellement du monde que ce n’est plus la
constitution du 18 janvier 1996 que l’on veut mettre en œuvre, soit leur
trouver de nouvelles appellations.
L’escroquerie qui a
constitué à introduire par effraction une disposition scélérate dans le
Code Electoral stipulant « qu’au cas où la mise en place du Sénat
intervient avant celle des Régions, le collège électoral pour l’élection
des sénateurs est composé exclusivement des conseillers municipaux » ne
change rien à notre raisonnement, puisqu’elle n’est qu’une supercherie
mal inspirée qui n’a pas tenu compte l’ensemble du texte. Car cet
amendement, qui n’est qu’une simple pirouette acrobatique qui distrait
mais ne trompe personne, devait aussi préciser que dans ce cas, le Sénat
ne représentera plus que les communes et non les collectivités
territoriales. Les constituants avaient prévu que, pour être à la
hauteur de la tâche qu’il était appelé à jouer, le Sénat aurait pour
fondations à la fois les régions et les communes. Donc, même si on avait
le diable aux trousses, il ne viendrait jamais à l’esprit d’un homme
normal l’idée de vouloir construire un immeuble sans ou sur des
fondations bâclées et sans tenir compte de toutes les normes qui ont
présidé à sa conception. En attendant donc que toutes les conditions
pour mettre en place un Sénat représentant à la fois les régions et les
communes soient réunies, il faut trouver un autre nom aux élus qui
sortiront des élections en cours ainsi qu’à l’institution où ils
siègeront. On ne peut pas nous faire avaler que cette institution votée
par les seuls conseillers municipaux continue d’être le Sénat tel que
conçu et prévu par la Constitution, ce qui est grossier et malsain !
Mais, il n’y a pas de crime parfait !
Quand une constitution
dispose qu’il faut fabriquer un bicycle pour la bonne marche du pays,
tout le monde attend que sorte de l’usine un engin à deux roues, tel que
le dit à haute voix le nom qu’il porte. On ne peut pas, sauf à vouloir
prendre les Camerounais pour des idiots et des demeurés, leur dire après
dix-sept années de grenouillages et d’atermoiements, que « si la sortie
de la bicyclette commandée intervenait avant la fabrication d’une de
ses roues, on se contenterait d’un engin à une seule roue qu’on
appellerait toujours bicycle ». Et cela, pour au moins trois raisons :
d’abord parce que cet engin à une seule roue est un monocycle, ensuite
parce qu’elle ne répond plus aux normes de la commande et enfin pour des
raisons de praticabilité et d’adéquation fonctionnelles.
Autant
le monocycle effraie parce qu’il est porteur d’instabilité,
d’équilibrisme et de danger, autant la bicyclette, avec ses deux roues
est gage de stabilité, de sécurité et d’efficacité. Le Sénat qui sortira
des élections en cours sera unijambiste parce que la fourberie
politique et les calculs politiciens égoïstes, en l’amputant d’une
jambe, auront triomphé sur le droit, l’équité et le souci de la cohésion
sociale qui inspirent l’organisation des élections dans tous les pays
qui se veulent démocratiques. En laissant le corps électoral être
constitué des seuls conseillers municipaux, on aura privé l’institution à
naître de la diversité et de l’équilibre que lui auraient apporté les
conseillers régionaux constitués des délégués départementaux élus au
suffrage universel indirect et des représentants du commandement
traditionnel (chefs de 1er, 2e et 3e degrés) élus par leurs pairs.
Quand
on tient compte du nombre de départements que compte le Cameroun et de
l’inflation des chefs traditionnels qu’a connue le pays en prévision de
ces sénatoriales, on peut dire sans risque de se tromper qu’en
soustrayant cette élection à la sanction de tant d’intelligences et de
sensibilités, on aura vidé l’institution en gestation de toute sa
substance. Les Constituants avaient conçu un Sénat perspicace par la
diversité de ses composantes, solide et inébranlable sur ses deux jambes
constituées des communes et des régions. C’était en fait un bicycle.
L’institution unijambiste qu’on veut nous servir est un monocycle et ne
peut plus s’appeler « Sénat ». Il doit se chercher un autre nom. Ce
qu’on veut nous servir ne peut en être qu’une caricature chancelante et
vacillante sur une seule jambe et qui dès sa naissance revendiquera des
béquilles et des prothèses pour se mettre debout et chercher à avancer
en boitillant.
B. CONTRAINTE, MENACES ET CHANTAGE JURIDICO-ALIMENTAIRE
Pour
terminer par le plus grave et le plus insoutenable, je me dois de
relever que le Président de la République a voulu que ses sénatoriales
ne s’imposent que par un passage en force. C’est pourquoi elles vont se
dérouler sous un climat étouffant de terreur et d’inconstitutionnalité
adossé sur un chantage juridico-alimentaire insoutenable qui tourne sur
la tête des conseillers-électeurs comme une épée de Damoclès et perturbe
leur conscience et leur sérénité. En effet, l’article 227.2 du Code
Electoral dispose : « Les membres du collège électoral sont tenus, à
peine de déchéance, de prendre part au scrutin ». La déchéance est une
perte de droit ou de fonction, à titre de sanction. En d’autres termes,
tout conseiller municipal qui ne prend pas part au scrutin sera déchu de
ses droits et de sa fonction. Ainsi, pour n’avoir pas participé au
scrutin, il sera puni, dans un pays où la Constitution fait du vote un
droit et non une obligation ! Chacun est libre d’exercer ou non son
droit de vote, comme celui de toucher son salaire. C’est comme si un
salarié était révoqué de son métier ou déchu de ses droits parentaux et
autres pour n’avoir pas fait aligner ses enfants et touché ses
allocations familiales. Le comble !
Dans un Etat de droit, toute
élection organisée dans la contrainte des électeurs est nulle et de nul
effet. Au vu de cette seule disposition liberticide, le Président de la
République qui « veille au respect de la Constitution » (Art 5.2)
devrait se ressaisir et arrêter un processus qui viole ostentatoirement
la Constitution et qui débouchera fatalement sur des élus illégaux et un
Sénat frappés du vice rédhibitoire de l’illégalité fondamentale. Quand
on manque de cartouches pour la guerre, on n’en trouve pas pour les
funérailles. Le Cameroun ne peut pas s’offrir le luxe de dépenser nos
rares milliards pour l’avènement d’un Sénat estropié, illégitime et
inconstitutionnel alors que plusieurs chantiers autrement plus
prioritaires l’interpelle. Les cellules juridiques de toutes les forces
du changement doivent se mettre en branle et le plus tôt serait le mieux
!
TAKOUGANG Jean, Traducteur Principal et Prof de traduction, Analyste Politique.