Cameroun : Enoh Meyomesse "À ce jour, le Cameroun accuse un retard considérable en matière culturelle."
Cameroun : Enoh Meyomesse "À ce jour, le Cameroun accuse un retard considérable en matière culturelle."
Les jeunes qui sont en âge de voter, les artistes, les écrivains, les élites, les intellectuel(le)s doivent désormais pour les municipalités, les parlementaires, la présidence, analyser et apprécier en premier plan le programme linguistique et culturel des postulant(e)s à ces différents postes de responsabilités citoyennes. Tout peuple qui veut avancer, s'appuie sur la promotion de ses langues et cultures, "ses" est mis ici pour le cas de nombreuses parcelles d'Afrique, socle du développement social, économique, technologique, politique etc. Pour ce point bref sur la ré-appropriation de nos différentes cultures, nous nous sommes intéressés à l'avis de Mr. Enoh, la bibliothèque vivante.
Pourquoi l’alphabet camerounais est-il méconnu de nombreux élèves (1980-2007)
Il n’existe pas, en soi, un alphabet camerounais. Le sultan Njoya avait mis au point des signes pour écrire la langue Bamoun. De même, M. Anguissa (dont le quartier porte le nom à Yaoundé) avait également mis au point une sorte d’alphabet pour écrire la langue Ewondo. Plusieurs autres personnes ont entrepris un travail de ce type. L’UNESCO avait également adopté une écriture particulière pour les langues africaines ; c’est à partir de cette décision que l’on écrit le son « ou » par « u », Duala, Bulu, etc. Les linguistes ont, à leur tour, mis au point des signes pour uniformiser l’écriture des langues africaines ; le son « ñ » bien connu dans l’écriture de la langue espagnole a été traduit par un signe qui rappelle celui utiliser pour la phonétique, plus précisément de l’alphabet phonétique international : « ? ». C’est ce son qui est utilisé par exemple pour Dschang. On devrait donc écrire Dscha?, etc. Mais, ce travail qu’ils ont effectué, pour ma part, je ne l’approuve qu’à moitié. En effet, sauf erreur de ma part, ils n’ont pas trouvé de solution pour des sons particuliers de nos langues tels que le « gbe », qui donne « Gbagbo », « emgbwang », « ngbwa », ou le « kpwe », qui donne « kpwang », « ôkpwekpwàé », « kpwekpwa », par exemple. D’autre part, de mon point de vue, introduire cette nouvelle écriture de nos langues serait compliquer considérablement la tâche aux locuteurs de celles-ci. En effet, vaudrait mieux conserver l’alphabet latin qu’apprennent à l’école nos gosses, pour écrire nos langues nationales, et plutôt s’en servir pour écrire des livres qui pourront être assez aisément lus par eux, que de les pousser au rejet devant un alphabet nouveau. De nombreuses personnes ne partagent pas ce point de vue, mais moi je le défends à la lumière du vécu. La langue Bulu que je m’efforce de pratiquer, est écrite, en alphabet latin, depuis 1892. La Bible en Bulu, (les livres des évangiles, Mathieu, Marc, Jean et Luc) date de cette année-là. De même, la plupart des cantiques religieux Bulu datent également de cette année-là. Aujourd’hui, dès que vous tentez d’écrire le Bulu avec l’alphabet phonétique, vous vous heurtez à un rejet systématique des locuteurs Bulu. Je suis sûr que les Duala ont le même problème, car le langue Duala est la première langue à avoir été transcrite en alphabet latin, si j’ai bonne mémoire, par Alfred Saker, dès 1945.
Certaines personnes pensent qu’il faudrait
réformer la série littéraire, dans les classes de 2nde en Terminale.
Avez-vous quelques suggestions ?
Mon opinion est qu’il ne faudrait pas mettre la charrue avant les bœufs.
En effet, il faudrait commencer par produire une documentation assez
abondante dans nos langues nationales. Par documentation, j’entends, des
romans, des essais, de la poésie, du théâtre, des récits divers. C’est à
partir de cette documentation qu’il sera possible de concevoir des
manuels scolaires. Sans documentation de base, moi je ne vois pas
comment cela pourra se faire de manière satisfaisante. Il est possible
de produire des livres en langues nationales de deux manières :
1/- des traductions d’œuvres existantes, romans, essais, poèmes, etc ;
2/- l’écriture d’œuvres directement en ces langues.
Dans une seconde étape, moi je vois quelque chose comme instauration, à
l’université, de licences de « langues et civilisations camerounaises »,
selon quatre, cinq, six groupes linguistiques. Je m’explique. Je
verrais bien une licence en « langue et civilisation fufuldé-Haoussa »,
une licence en « langue et civilisation Beti-Bulu-Fang », une licence en
« langue et civilisation sawa », etc. Ceci pourrait prendre la forme
d’options au niveau de la licence es lettre.
Dans une 3ème étape, ces diplômés es lettres options « langues et
civilisations nationales », pourrait alors valablement introduire des
cours de langues nationales dans l’enseignement secondaire au Cameroun,
et pourquoi pas, dès l’enseignement primaire. Je crains que les choses,
telles qu’elles se passent aujourd’hui, ne revêtent, essentiellement,
qu’un caractère tribaliste, donc nocif. Il ne faudrait pas faire en
sorte qu’il se produise une sorte de « concurrence culturelle tribale ».
Vous savez, les Camerounais sont passés maîtres dans l’art de tout
pervertir.
Sur le plan culturel, comment peut-on positiver nos différentes langues et cultures ?
Vous posez, là, un problème bien camerounais. Le repli tribal est encore bien fort au Cameroun. Il va s’évanouir avec le temps, cela ne fait l’ombre d’aucun doute. Mais, pour l’heure, il est encore bien puissant et pose d’énormes problèmes à notre nation. Vous savez, j’ai beaucoup réfléchi à la question, et j’y ai même consacré deux essais dont camer.be m’a fait l’amitié de publier des extraits. Tout est perçu sur le plan tribal, au Cameroun, et ceci, de la part des personnes les plus inattendues, croyez-moi. C’est une véritable malchance pour nous. On se serait attendu à ce que les profs d’université, eux, au moins, ne sombrent pas dans ces réflexes : erreur. Ils y sont en plein. Je n’ai pas de réponse précise à la question que vous posez, mais je poursuis la réflexion.
Comment peut-on, au niveau national, vulgariser les différentes cultures nationales ? Au niveau régional ? Au niveau départemental ?
Tout est question de la politique culturelle que vous adoptez en tant que dirigeant. Moi, président de la République, je quadrillerai le territoire national de centres culturels. Je lancerai de très nombreux prix littéraires en langues nationales. C’est du reste, déjà, un des objectifs que je poursuis à travers le congrès d’écrivains que je suis en train d’organiser à Yaoundé, les 21-22 décembre 2010. Je développerai le théâtre en langues nationales. J’entreprendrai une très grande réforme de l’audio-visuel. Je procèderai à l’autonomisation des stations provinciales de la télévision d’Etat, avec pour cahier de charges de promouvoir les cultures locales. Par exemple, des émissions de télévision en langues locales, des journaux télévisés en celles-ci. Ce n’est pas tout, de même qu’il existe un journal gouvernemental au niveau national à ce jour, je créerai des journaux locaux, financés par l’Etat, destinés à ne publier que des informations locales, avec 50% des textes en langues locales. Le malheur du Cameroun a été que nous avons eu, jusqu’à ce jour, deux chefs d’Etat indifférents à la culture. Ni Ahidjo, ni Biya, ne s’en sont préoccupés. Rien à voir avec Senghor ou Houphouët-Boigny. Résultat, à ce jour, le Cameroun accuse un retard considérable en matière culturelle. Une observation : n’avez-vous pas constaté que le fameux cinquantenaire de l’indépendance et de la réunification de Paul Biya ait pensé à tout, même aux militaires, mais pas aux écrivains ? Conséquence, aujourd’hui, la RTI, Côte d’Ivoire, la RTS, Sénégal, par exemple, produisent des émissions en langues nationales, mais, rien de la part de la CRTV. Bien plus grave, si Ahidjo et Biya ont été défaillants, et nous, nous qui nous proclamons « intellectuels », avec nos innombrables agrégations, nos multiples « bac + 25 », que faisons-nous pour palier à leurs carences ? Telle est, il me semble, la grosse question que nous devons, tous, nous poser.
Pourquoi le Cameroun ne connaît-il pas le nombre exact de ses langues nationales ?
Parce que personne ne s’y est intéressé, tout simplement. Ce n’est guère sorcier.