Cameroun: Daniel Abwa "Um Nyobé et Ahmadou Ahidjo méritent d’être érigés en héros nationaux"
Cameroun: Daniel Abwa "Um Nyobé et Ahmadou Ahidjo méritent d’être érigés en héros nationaux"
L’historien parle du cinquantenaire des indépendances africaines et du nationalisme camerounais, auquel il vient de consacrer un ouvrage.Quand les Camerounais commencent à penser qu’ils doivent bouter hors de leur territoire les étrangers qui veulent les déposséder de leurs terres, qui veulent les maintenir sous le joug colonial, il est évident que le sentiment nationaliste est naissant. Mais, le Cameroun a une particularité, c’est qu’il est facile de dresser les uns contre les autres. Les actes posés par les résistants ont été combattus par d’autres populations autochtones.(....)
Vous venez de publier un ouvrage au moment où plusieurs pays africains commémorent le cinquantenaire de leur indépendance ? Est-ce le prétexte pertinent de ce nouvel ouvrage sur le nationalisme camerounais ?
Non ! Je vais d’emblée lever une équivoque et préciser une chose. la célébration de ce que vous appelez cinquantenaire des indépendances africaines n’a pas motivé la publication de cet ouvrage. Il s’agit d’une simple coïncidence. C’est le fruit d’une réflexion de l’historien qui a pensé qu’il était bon de retracer l’évolution du nationalisme camerounais. C’est une invitation qui m’avait été adressée à une époque qui date déjà, quand même, pour aller donner des enseignements à l’Ecole des hautes études de Paris, qui m’a inspiré l’idée de cet ouvrage. Mon collègue Elikia Mbokolo m’avait invité à aller donner un cours à ses étudiants, sur le Cameroun sous l’Union des populations du Cameroun. C’est ce qui m’a véritablement amené à penser que l’histoire de notre pays ne saurait se réduire à l’Upc. La volonté nationaliste camerounaise est antérieure à l’Upc. Il ne me semblait pas pertinent de réduire le nationalisme camerounais sous le seul prisme de l’Upc. On pouvait le remonter jusqu’à la période où les populations qui habitaient sur le territoire de ce qui est devenu Cameroun par la suite ont été au contact des étrangers, les Blancs notamment.
A quel moment précis peut-on situer ce qui s’appelle maintenant le nationalisme camerounais ?
Quand j’étais étudiant, il y avait un enseignement que nous recevions,
qu’on appelait les mouvements de nationalité en Europe. Il s’agissait
de revendications identitaires, qui demandaient une reconnaissance d’un
peuple à travers, soit la religion, la langue, soit la volonté de
vouloir appartenir à un groupe, comme ce fut le cas de la France. Cette
idée qui manifeste réellement la revendication identitaire m’a poussé à
penser que notre pays a été créé par une décision qui nous est
étrangère. C’est une analyse partielle, voire biaisée, car, même si la
part des Occidentaux dans la mise en place de la nation camerounaise
est indéniable, on ne peut pas nier non plus qu’avant l’arrivée des
Occidentaux, le territoire du Cameroun existait, et des hommes y
vivaient. Les Occidentaux ont certes inspiré le nom. Mon analyse
voudrait qu’on puisse établir la revendication nationale, c’est-à-dire
que, montrer que depuis le premier contact avec les étrangers les
populations du Cameroun ont toujours manifesté leur attachement à un
territoire, et ont toujours exigé que des droits leur soient reconnus
sur ce territoire-là. C’est, de mon point de vue, l’élément essentiel
qui justifie et fonde le nationalisme camerounais.
On peut ancrer le nationalisme camerounais à quelle période, selon vous ?
C’est depuis la signature du Traité germano-douala en 1884. La tendance
a voulu que l’on prête à ceux qui ont signé le Traité germano-douala
l’idée d’avoir «vendu » le pays. Il faut néanmoins situer le traité
dans le contexte de cette époque. Les chefs douala qui ont signé le
traité étaient conscients du rapport de forces de l’époque, qui ne leur
était pas favorable. Mais ils avaient pris le soin de faire figurer
dans le texte des clauses qui préservaient leurs intérêts. Ils ont émis
un certain nombre de réserves, ils ont abandonné une partie de leurs
droits sur le territoire, mais, l’occupant allemand ne devait pas se
considérer en terrain conquis. Ils ont clairement manifesté leur désir,
dès 1884, de ne pas aliéner totalement leur territoire, mais ils
acceptaient l’apport de l’étranger sur leur territoire. On peut donc
valablement penser qu’il faut voir les fondements du nationalisme
camerounais dans cette attitude des chefs Douala, qui ont exprimé leur
attachement à leur territoire. Ils l’ont fait plus ou moins violemment,
mais ils l’ont fait avec les arguments qui étaient ceux de leur époque.
Pourquoi le sentiment de trahison continue-t-il alors de prospérer lorsqu’on évoque ces accords germano-douala ?
Vous savez qu’il y avait un rapport de forces qui était assez inégal.
Une présence militaire étrangère s’est installée sur notre territoire à
cette époque-là. Et tous ceux qui ont participé à l’établissement de la
puissance étrangère étaient considérés comme des traitres. Mais il faut
comprendre le contexte qui prévalait. Les peules qui habitaient le
territoire du Cameroun avaient des différends entre eux. Ils ont pensé
recourir à l’étranger pour les aider à résoudre le problème qui les
opposait. Malheureusement, l’étranger a outrepassé le cadre de la
collaboration que les populations autochtones lui avaient concédé,
aidés qu’ils l’étaient par la puissance de ses forces armées. C’est
d’ailleurs la cause des premières guerres de résistance. Les
populations camerounaises ont refusé d’aliéner leur liberté et leur
patrimoine, et sont entrées en conflit armé avec l’occupant allemand.
Au sujet de ces guerres de résistance,
certains ont estimé qu’elles n’étaient pas assez vigoureuses. Ce qui
semble créditer le déni de nationalisme qui prospère dans une certaine
opinion. Qu’en dites-vous ?
Je ne partage pas ce point de vue. La résistance en Afrique en
général a été confrontée à plusieurs facteurs qui variaient d’un
territoire à l’autre. Figurez-vous que l’Afrique sortait d’une longue
traite négrière qui a déporté le meilleur de la population qui aurait
pu constituer une armée de résistance. Les forces étaient, tout juste,
en pleine reconstitution. Dans un autre sens, les armées européennes
avaient avec elles la puissance de leurs armes à feu. Ce qui n’était
pas le cas des forces africaines. Si vous ajoutez à tout cela le fait
que les populations africaines ont été dressées les unes contre les
autres. Les soldats européens étaient de simples encadreurs, mais le
gros des combattants était constitué de soldats autochtones aux ordres
de l’étranger. Les Africains n’ont pas pu prendre l’occupant comme
ennemi commun. Il n’y a pas eu d’unité dans la résistance. Chacun a
essayé d’agir dans son petit coin, pactisant parfois avec l’occupant,
mais il n’y avait pas d’action concertée. Dans les années 1913, le plus
célèbre des résistants camerounais, Douala Manga Bell, le premier
Camerounais qui a amorcé le mouvement de résistance à l’échelle de ce
qui se dessinait comme le territoire du Cameroun, avait commencé à
envoyer des émissaires pour organiser la résistance de façon
collective. Mal lui en a pris. Il a été simplement pendu, lâché par
d’autres Camerounais qui, non seulement, n’ont pas aidé son initiative
à prospérer, mais ne se sont pas rendus solidaires de la cause
nationaliste que défendait Douala Manga Bell. Les résistances ont été
vaincues militairement, mais aussi, il y a eu des collaborations
internes qui ont aidé l’occupant allemand.
A propos de collaboration. Il y a des
acteurs de notre histoire qui ont aidé les Allemands à s’implanter,
mais qui sont souvent présentés comme héros. Pourquoi cette confusion
entre ceux qui ont combattu l’occupant et ceux qui l’ont aidé à
s’implanter ?
Il faut, comme je vous l’ai déjà dit, remettre toutes ces choses dans
le contexte de l’époque. Il y en a qui ont pris les armes pour refuser
l’annexion de notre territoire par l’occupant. Des noms sont connus, à
l’instar de Nguelemendouka, Mbartoua dans la zone de l’Est, Manimben
Tombi, Somo ma Mbock, tous les Ngila dans la zone du Centre, Mahaman
Lamou du lamidat de Tibati, etc. qui ont résisté. Mais cette
résistance, qui n’était pas coordonnée, a amené certains Camerounais à
penser que tant que l’occupant n’était pas dans leur région, ils
pouvaient lui apporter leur contribution, sans avoir l’impression de
porter un tort à leurs frères de peau. Ils ont donc combattu leurs
frères de peau aux côtés de l’occupant allemand. Est-ce que leur
attitude les assimile à des traîtres ? De prime abord, on peut le
penser, parce qu’ils ont porté des armes contre leurs frères. Mais,
est-ce qu’ils sentaient qu’ils ont affaire avec leurs frères ? Rien
n’est évident. Là, se pose un questionnement, qui n’enlève en rien la
vérité historique d’avoir pris partie contre les indigènes locaux qui
leur ressemblaient, d’avoir préféré traiter avec le Blanc.
Ceux des autochtones qui ont combattu
leurs frères Noirs peuvent-ils, pour une raison ou une autre, être
considérés, au même titre que les résistants, comme des nationalistes ?
Non. On ne peut pas les mettre dans le même panier. Celui qui
a pris ses armes pour protéger son territoire ne peut pas être
considéré au même titre que celui qui a pris ses armes contre ses
frères. Ils sont fondamentalement différents. Seuls ceux qui ont pris
leurs armes pour défendre leur territoire, ceux qui ont refusé
l’annexion, méritent d’entre au panthéon dans notre pays. Je crois que
le nationaliste, c’est celui qui a résisté. Je vais vous prendre
l’histoire d’un pays qui nous est très proche, la France. En France,
entre le général De Gaulle et le maréchal Pétain, il n’y a pas photo.
Pour les Français, il est clair que, pour le maréchal Pétain qui a
collaboré, il n’y a pas de symboles qui rappellent son souvenir. Par
contre, pour le général De Gaulle qui a résisté après l’invasion de son
pays par les Allemands, je ne sais pas s’il y a beaucoup de villages
qui n’aient pas de place, de rue dédiées à l’homme du 18 juin 1940.
C’est une réalité commune à tous les peuples du monde. Ceux qui ont
défendu la nation sont célébrés, et on les considère volontiers comme
des nationalistes. Les autres qui ont collaboré avec l’ennemi, sont
considérés comme collaborateurs, voire comme traîtres.
Qui doit être considéré comme nationaliste dans le contexte camerounais ?
Quand les Camerounais commencent à penser qu’ils doivent
bouter hors de leur territoire les étrangers qui veulent les déposséder
de leurs terres, qui veulent les maintenir sous le joug colonial, il
est évident que le sentiment nationaliste est naissant. Mais, le
Cameroun a une particularité, c’est qu’il est facile de dresser les uns
contre les autres. Les actes posés par les résistants ont été combattus
par d’autres populations autochtones. On n’a jamais su parler d’une
même voix. On a toujours su opposer des Camerounais aux Camerounais,
parfois pour des objectifs qui ne sont pas camerounais. Il y a des
Camerounais qui n’ont pas partagé ce sentiment nationaliste, et qui ont
posé des actes qui n’ont pas été à la hauteur de la grandeur de notre
pays. C’est une réalité historique qu’il faut rappeler et accepter
malgré nous. Ici, comme ailleurs, on connaît des rois fainéants, qui
participent de leur histoire. On ne peut pas les bannir de l’histoire
de ce pays, même s’ils n’y ont pas participé de façon positive. Mais,
il faut donner à chacun la place qui a été sienne. Il faut dire
qu’untel a collaboré, et qu’untel autre a résisté. Malheureusement,
depuis la période coloniale, on a fait croire aux Camerounais, et aux
Africains en général, que la tendance et la grandeur sont à la
collaboration. C’est vrai que, dans la collaboration, le bénéfice pour
l’individu est évident, mais globalement, la nation et le peuple y
perdent énormément.
Quelle différente fondamentale entre les deux périodes du nationalisme camerounais?
A la première période du nationalisme camerounais, la vision
nationaliste se limitait à la conscience aiguë d’un territoire commun
qu’il fallait défendre, chacun dans son coin. Les Douala, qui ont
commencé par défendre leurs terres, ont progressivement pensé que le
problème de la terre pouvait être étendu au reste du territoire
camerounais. C’est peut-être là les germes de l’échec de la résistance
Douala, à laquelle les autres tribus camerounaises n’ont pas adhéré. Il
y avait, dans cette première phase, ce que j’appelle «
protonationalisme ». Dans la seconde période du nationalisme
camerounais par contre, on ne pensait plus tribu, communauté ou
territoire seulement. L’idée d’un Cameroun était plus visible. On
partageait déjà le sentiment d’appartenir à une même réalité
historique. Le colon avait réussi à créer des entités géographiques,
territoriales, politiques et administratives camerounaises. Qu’il
s’agisse de la partie camerounaise administrée par l’occupant anglais,
ou celle administrée plutôt par l’occupant français, il y avait des
symboles qui étaient partagés par la population. Et l’un de ces désirs
a été sans doute l’indépendance. Par la suite, ce fut la réunification
des deux entités. Les acteurs de l’émergence de ce sentiment collectif,
ceux qui se sont battus peuvent être considérés comme nationalistes.
Ils ont pris le contre-pied du colon, se sont opposés à lui, par les
idées et par les armes. D’autres, par contre, ont choisi d’emprunter
d’autres voies pour atteindre le même but. En choisissant d’atteindre
le même résultat en complicité avec le colon, selon un calendrier qui
leur était dicté par le colon, d’aucuns les appellent nationalistes
modérés, traîtres. Ce que le Cameroun est devenu participe aussi de
leur action. Le Cameroun d’aujourd’hui est le fruit de l’action
conjuguée de ceux qui ont lutté, voire payé de leur sang, et de ceux
qui ont négocié. Qui est le plus méritant d’entre ceux qui ont lutté et
ceux qui ont négocié, je ne saurai le dire. Mais je saurais que leur
action a poussé le colon à quitter le territoire du Cameroun.
On constate que le sentiment nationaliste
des Camerounais semble régresser, alors qu’il avait atteint des seuils
intéressants. Pourquoi cette reculade ?
Il faut dire que les replis identitaires ont refait surface avec la
réinstauration du multipartisme dans les années 90. Les leaders
politiques ont pensé que chacun devait avoir son « village électoral »
pour reprendre une expression chère à un des mes anciens collègues
décédé. C’est chacun qui voulait constituer un pré carré, pour
s’assurer les voix des populations qu’il considérait comme acquises à
sa cause. Ces replis identitaires sont à mettre en parallèle avec le
retour du multipartisme. Ça n’a pas aidé le pays à renforcer l’identité
nationale qui existait déjà. Chacun a commencé à revendiquer un
Cameroun qui serait à l’image de son village, de sa tribu, de sa
communauté. C’est une évolution dommageable de l’histoire de notre
pays, où on a sacrifié l’idée de l’unité nationale à l’autel du
tribalisme. Le multipartisme est venu complexifier la situation.
Certains partis politiques n’ont d’obédience que régionale, et ne se
reconnaissent qu’à travers leur famille. Il n’y a pas d’idéologie qui
soutend l’action des partis politiques depuis les années 90. C’est
pourquoi le Rdpc donne l’impression d’être un parti national, comparé à
tous les autres. Parce qu’il a une présence effective sur l’ensemble du
territoire national, il a tendance à être dominant.
Pour revenir à l’actualité du
cinquantenaire des indépendances africaines, quelle date faut-il
considérer pour célébrer cet événement, compte tenu de la diversité des
repères historiques du Cameroun ?
Le Cameroun est devenu indépendant le 1er janvier 1960. La communauté
internationale a consigné comme telle la date d’indépendance de notre
pays. Mais, seulement, à cette date du 1er janvier 1960, compte tenu
des particularismes de l’histoire du Cameroun, à savoir deux
territoires sous administration séparée de la France et de la
Grande-Bretagne, la partie sous administration britannique n’avait pas
acquis son indépendance. La division opérée depuis 1916 n’avait pas
encore été abolie. La partie occidentale du Cameroun, jusque-là sous
administration britannique, ne va accéder à l’indépendance que le 1er
octobre 1961, sous la pression de l’ensemble de la population
camerounaise. C’est pourquoi, pendant longtemps, on a célébré deux
indépendances au Cameroun, le 1er janvier et le 1er octobre. Compte
tenu d’un certain nombre de contraintes, et surtout de pesanteurs
politiques qui continuaient de peser sur l’administration du pays, le
génie des Camerounais a été tel que, pour réunifier les deux Cameroun
indépendants, il fallait en créer une nouvelle. C’est pourquoi la
création de l’Etat unitaire, le 20 mai 1972, restera, et c’est mon
intime conviction, une date fondatrice de la nation camerounaise que
nous avons aujourd’hui. Il s’agissait de réconcilier les Camerounais
sur les deux rives du Moungo, avec leur histoire qui était désormais
imbriquée, avec leurs destins qui étaient désormais liés. C’est tout à
l’honneur de notre pays. C’est pour cela que, et le président de la
république l’a dit, même si nous célébrons le cinquantenaire en cette
année 2010, il n’est pas superflu de continuer les célébrations l’année
prochaine, parce que notre histoire est ainsi écrite. Le Cameroun de
1960 et celui de 1961 se sont entendus pour créer la République unie du
Cameroun.
Le cinquantenaire va consacrer la
reconnaissance de la nation à l’endroit de quelques-uns de ses enfants.
Quel est, pour vous, le profil du héros national?
Le paradoxe du Cameroun réside aussi dans l’incapacité à ne pas
restituer les événements dans leur contexte. Le critère de sélection de
ceux que nous allons ériger en héros nationaux ne doit pas être
dissocié du contexte. Les actes posés par un individu en 1940 peuvent
être contestés en leur époque, mais 50 ans plus tard, les mêmes actes
peuvent avoir influencé de façon positive la vie du Cameroun. Si, dans
la critériologie de désignation des héros nationaux, on n’intègre pas
la donnée temporelle, on aura fait un mauvais casting. La durée permet
de revisiter les différentes postures que les hommes ont pu avoir
durant leur action publique. Pour reprendre une pensée répandue, «
l’homme est divers et ondoyant ». C’est-à-dire que l’homme qui a posé
un acte en 1950 peut être taxé de « trahison ». En 1970, le même
personnage peut poser un acte et être érigé en héros.
Quels risques peut-il y avoir de faire des oubliés de l’histoire du Cameroun ?
Il peut y avoir un oubli à un moment donné. L’histoire se crée au fur
et à mesure qu’on entre en possession des traces laissées par les
acteurs. Elle s’écrit patiemment, en fonction de ces traces. Tant qu’on
n’a pas retrouvé toutes les traces qui peuvent plaider pour un
personnage donné, on peut avoir des oublis. Mais, ceux qui pensent
qu’on peut échapper à l’histoire se trompent. Les oubliés d’aujourd’hui
peuvent apparaître au-devant de la scène demain, et être reconnus par
leurs pairs. A partir des faits qui seront établis, ils peuvent
retrouver leur place dans le panthéon national.
Comment faire reculer les replis identitaires qui menacent le sentiment nationaliste camerounais ?
Notre constitution a quelque chose de formidable, c’est la protection
des minorités nationales. Être minoritaire au Cameroun, d’après notre
constitution, n’est pas un élément d’exclusion. Il y a également la
méritocratie. Il faut donner à chaque Camerounais selon ses mérites.
Dès lors que des Camerounais font la preuve de ce qu’ils savent faire,
partout où ils se trouvent, il est normal qu’ils soient récompensés en
retour. Dans la même idée, il faut développer le sentiment de
solidarité et de générosité. Il n’est pas normal qu’une minorité
accapare l’entièreté des privilèges et des avantages de leur position
sociale ou professionnelle, au détriment de la majorité.
Je crois que l’Union des populations du Cameroun connaît ses problèmes, parce que ceux qui se réclament être ses leaders ont perdu le charisme des pères fondateurs. Ils ont botté en touche l’idéal des premiers Upécistes, qui n’était pas un idéal tribal ou régional, mais plutôt un idéal national, celui d’un pays debout, fier de sa diversité. Les nouveaux leaders de l’Upc n’ont pas cet idéal. C’est pourquoi on entend parler d’Upc-K, Upc-N, etc., qui n’étaient pas les valeurs de l’Upc originelle. Um Nyobé a été un leader charismatique et respecté que chacun d’eux veut incarner, sans en avoir ni la carrure, ni la capacité. En plus de cela, l’Upc subit les effets de l’usure. Le conflit des secrétaires généraux de l’Upc est né immédiatement après la disparition de Um Nyobé, où chacun de ses successeurs a voulu vivre dans la peau de quelqu’un qui n’est plus. Aucun d’eux ne veut vivre l’Upc dans sa création et dans sa tête sans penser à incarner quelqu’un qui est déjà parti et qui a vécu l’Upc à un autre moment de l’histoire. Le jour où les Upécistes vont penser leur parti dans l’actualité, une Upc ancrée dans l’environnement actuel, mais avec les valeurs anciennes de l’Upc, à ce moment et à ce moment seulement, l’Upc sortira de l’ornière.
50 ans pour un Etat, est-ce beaucoup ou
peu, pour faire entrer les acteurs dans le panthéon de l’histoire ?
Pensez-vous qu’il est judicieux d’ériger des héros nationaux de leur
vivant ?
Non, de leur vivant, ce serait une hérésie de faire entrer des gens
dans le panthéon. Sinon, tous ceux qui ont une quelconque position de
pouvoir pèseraient de leur poids pour imposer leur présence à ces
fins-là. Dans aucun pays au monde, on n’a fait des héros vivants. On
est presque toujours un héros mort. C’est après vous, après votre mort
qu’on peut valablement évaluer votre importance pour votre communauté,
que l’on peut valablement juger les actes que vous avez posés. Mais, on
peut témoigner à quelqu’un la reconnaissance de l’Etat de son vivant.
Et l’Etat le fait à travers les décorations et autres distinctions
honorifiques décernées à des citoyens qui ont posé un acte positif. Une
performance sportive, une découverte scientifique, un travail bien
accompli, un acte de bravoure quelconque pour la communauté, une œuvre
sociale pérenne, sont autant de motifs pour décorer un individu de son
vivant. Mais pareille reconnaissance ne fait pas de vous un héros
national, seulement quelqu’un envers qui la nation manifeste sa
reconnaissance. Le héros doit pouvoir être jugé sur la durée, et non
sur un acte isolé.
Quelques noms qui vous viennent à l’esprit, et que l’on peut appeler héros nationaux...
C’est une véritable colle. Je vais parler de ceux qui ne sont plus. Je
vais, sans hésitation, dire qu’Um Nyobé est un héros national. Il a
porté la voix du Cameroun à l’extérieur, pour revendiquer ce que nous
célébrons aujourd’hui, le cinquantenaire de l’indépendance. Il en est
mort, et il mérite, de mon point de vue, d’être élevé au rang de héros
national. Il y a Ahmadou Ahidjo, le premier président de la République
a géré le Cameroun pendant 25 ans, à une époque où l’exercice de cette
lourde charge n’était pas évident aux lendemains des luttes
d’indépendance et autres revendications politiques. Je peux y ajouter
tous les autres résistants, Douala Manga Bell, Martin Paul samba,
Nguila, Nguelemendouka, etc.