Cameroun : Biya face au Nord.

Conscient de l'enjeu, Biya espère un renouvellement de l'élite nordiste qui lui était hostile. Par Georges Dougueli

Le chef de l'État, Paul Biya, le sait, il n'a aucun intérêt à s'aliéner toute une partie du Cameroun. Ni à ce qu'un grand parti régionaliste voie le jour. Tout cela se paierait trop cher dans les urnes.

À quoi reconnaît-on un traître ? Dans le Cameroun d'aujourd'hui, son portrait-robot est facile à esquisser : il a la tête d'un candidat à la députation natif du Nord. Il se présente aux élections locales du 30 septembre prochain, par exemple sous la bannière du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC, au pouvoir). Mais surtout, une fois élu, il démissionne pour prendre sa carte au parti du Grand Nord.

Politique-fiction ? Oui et non. Certes, le parti du Grand Nord n'existe pas encore, mais dans l'ombre, de mystérieux hommes politiques originaires du septentrion travaillent à sa création. Pour l'instant, ils avancent masqués, mais envisagent de se découvrir après les législatives et les municipales et espèrent provoquer des défections massives au sein des partis rivaux.

À Yaoundé, la menace est prise au sérieux au point que le président Paul Biya a ordonné une enquête. Considéré comme le garant de la stabilité du pays, le fameux axe nord-sud tangue dangereusement. Depuis l'arrestation le 16 avril 2012 de l'ancien ministre d'État en charge de l'Administration territoriale, Marafa Hamidou Yaya, ancien proche collaborateur de Biya et poids lourd politique de Garoua (Nord), la crispation s'est accentuée. Afin de prévenir tout trouble éventuel, les services secrets ont renforcé leur surveillance dans cette partie du pays. Condamné à vingt-cinq ans de prison pour détournement de fonds, Marafa a annoncé, malgré tout, sa candidature à la succession de Paul Biya.

Âgé de 80 ans (dont trente au pouvoir), celui-ci doit achever son mandat en 2018. Guibaï Gatama, directeur de publication de l'hebdomadaire régional L'oeil du Sahel, qui a révélé l'existence du projet, a été convoqué et entendu début juin par les services de sécurité. Il a refusé de leur répondre : « Qui est à la manoeuvre ? Qui sont ceux qui envisagent de quitter leur groupe parlementaire pour un autre ? » Ces questions taraudent aussi les états-majors des partis politiques à l'heure de la sélection des candidats à présenter aux deux scrutins. Dans cette ambiance morose, les « sudistes » s'attendent à un coup tordu des « nordistes » tandis que ces derniers sont convaincus qu'un complot se trame contre eux. Cette théorie a pris davantage de consistance ces dernières semaines avec la mise en détention, le 10 juin, de Mohammed Iya, patron de la Sodecoton et personnalité médiatique de Garoua.

Califes régionaux que le pouvoir cherche à asphyxier

« Balivernes ! Il n'existe pas de problème entre le Nord et le Sud », dédramatise Garga Haman Adji, ancien ministre arrivé troisième, avec 3,21 % des voix, à la présidentielle de 2011. Néanmoins, ce Peul natif de Maroua, dans l'Extrême Nord, confirme que le projet du Grand Nord a bel et bien existé : « Avant son arrestation, Marafa voulait créer un parti. Il avait commencé à débaucher des cadres dans d'autres partis, dont le mien [l'Alliance pour la démocratie et le développement], relate-il. Je pense que le projet est tombé à l'eau quand Marafa a été arrêté. Je présume que ses partisans tentent un baroud d'honneur. » Pour Garga Haman Adji, l'idée même de créer un parti régional n'est pas judicieuse. « On ne peut pas espérer remporter une présidentielle dans ce pays en ne comptant que sur les voix du Grand Nord, d'autant que les trois régions concernées n'offrent pas la majorité absolue même si on y fait le plein des voix. Il faut nécessairement les apports d'autres régions. »

Des califes régionaux considèrent que le pouvoir cherche à asphyxier leur région en se détournant d'eux. Cavaye Yéguié Djibril, 73 ans, président de l'Assemblée nationale depuis vingt et un ans, a tenté de briguer un siège dans le nouveau Sénat afin d'en prendre la présidence. Ce strapontin de luxe donne droit au titre de successeur constitutionnel du chef de l'État. « Pas question ! », l'a rembarré Biya. Le coup de grâce va être la nomination au Sénat de Jean-Baptiste Baskouda, un « jeune » qui lui conteste le leadership du Mayo Sava (l'Extrême Nord) leur département d'origine. Cavaye avait pourtant fait de la mise à l'écart de ce rival détesté une affaire personnelle. « Humilié », lui qui n'envisageait pas de se retirer à la fin de cette législature, a fait ses adieux aux députés, rajoutant ainsi à la sinistrose ambiante.

Dans le même temps, Amadou Ali, 71 ans, vice-Premier ministre et doyen du gouvernement, issu lui aussi de l'Extrême Nord, serait tombé en disgrâce et aurait fait face aux attaques d'une presse déchaînée contre l'ancien orchestrateur de l'opération anticorruption Épervier. Avec Marafa, Haman Adama, en prison, « c'est la fin du parcours pour une certaine élite "nordiste'' vieillissante. Biya veut s'en débarrasser pour promouvoir des jeunes », explique un député de la majorité. Par « promouvoir les jeunes », il entend la nomination, le 15 février, d'Ibrahim Talba Malla, 58 ans, comme directeur général de la Société nationale de raffinage (Sonara), la plus importante entreprise du pays. Il fait également allusion à Alamine Ousmane Mey, 47 ans, propulsé au gouvernement en 2011 au poste clé de ministre des Finances, à Abba Sadou, 59 ans, nommé en 2011 au poste de ministre des Travaux publiques et des Marchés publics, et à Modeste Fatoing Moba, 38 ans, devenu directeur général des impôts en juin. Cependant, leurs détracteurs raillent ces technocrates inexpérimentés qui connaissent peu les joutes politiciennes.

Complot et punition collective

La méfiance qui divise le Grand Nord musulman et animiste et le Sud majoritairement chrétien ne date pas d'aujourd'hui. « Oui il y a eu un complot, un complot contre Ahmadou Ahidjo et probablement aussi contre le Nord-Cameroun », avait martelé, en parlant de lui-même, l'ancien président camerounais, en mars 1984 lors d'une conférence de presse à Paris. Quelques jours plus tôt, un tribunal spécial venait alors de le condamner à mort par contumace pour une première « tentative d'atteinte à la sûreté de l'État », qui aurait eu lieu en octobre 1983. Expliquant, pour la première fois, pourquoi il avait choisi Paul Biya pour lui succéder, Ahidjo lâche : « Comme il n'était pas du Nord, qu'il était chrétien, qu'il descendait d'une petite ethnie du Centre-Sud, il m'a semblé qu'il pouvait, plus facilement que d'autres, être un trait d'union dans le pays, que l'on ne m'accuserait pas de privilégier le Nord, de confisquer le pouvoir aux mains des hommes du Nord et de ma religion. »

Orchestrée par une partie de l'armée, la sanglante tentative de coup d'État du 6 avril 1984, n'a pas encore été digérée. Pour certains militaires et hommes politiques, le Grand Nord est peuplé d'esprits vengeurs qui rêvent de reprendre le pouvoir. Au Nord, on dénonce une punition collective. Quant à la dépouille d'Ahmadou Ahidjo, décédé en 1989, elle repose toujours dans un cimetière de Dakar au Sénégal. Pourtant, Garoua, la grande ville du Nord, n'a jamais renoncé au retour de son héros. Le problème est que, à Yaoundé, on ne croit guère au pardon... 


 

Que pèse le septentrion ?

Pour conquérir le pouvoir, il est judicieux de se mettre les trois régions camerounaises du Grand Nord dans la poche. Lors de la présidentielle du 9 octobre 2011, on dénombrait 1,9 million de personnes inscrites sur la liste électorale. Résultats : 1,6 million d'électeurs ont voté pour Paul Biya sur les 4,8 millions de suffrages recueillis, sur l'ensemble du territoire, par le président sortant. Habituellement chouchoutés, les barons de ces trois régions s'attendaient, cette fois encore, à une récompense à la hauteur de cette performance dont ils s'attribuent la paternité. Mais Biya semble vouloir désormais gouverner en axant ses priorités sur la situation économique et sociale du pays.

Source: Jeune Afrique


18/07/2013
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