Bouopda Pierre Kamé:Je suis d'accord avec Abel Eyinga
Les patriotes camerounais n’ont pas posé le problème de notre indépendance les armes à la main.
Dans le journal Le Jour n° 0745 du mercredi 4 août 2010, Daniel Abwa affirme que « les compatriotes camerounais ont bel et bien posé le problème de notre indépendance les armes à la main. » Cette affirmation intervient en réponse à Abel Eyinga qui a fait paraître, une semaine plus tôt, un article dans le même journal (Le Jour n° 0739 du mardi 27 juillet 2010) dans lequel il soutenait que « les nationalistes camerounais n’ont jamais songé à la violence pour poser le problème de notre accession à l’indépendance et pour organiser et lancer la lutte devant nous y conduire. »
Je partage l’opinion d’Abel Eyinga, et travers ce papier, je souhaite
contribuer à ce débat qui n’est en rien une querelle, ou une polémique.
De mon point de vue, il est normal que nous débattions sereinement,
c’est-à-dire sans invectives, sur les sujets d’intérêt commun, quels
qu’ils soient. Dans ce débat sur notre histoire politique,
particulièrement utile à nos jeunes compatriotes, aucun argument
d’autorité n’est recevable. Seuls comptent les faits, leurs
interprétations, et le souci d’éclairer nos concitoyens.
Question de logique
Daniel Abwa écrit ceci dans son article cité ci-dessus :
«Si l’on peut convenir avec vous (Abel Eyinga) que jusqu’aux
émeutes de mai 1955 provoquées par Roland Pré, les patriotes camerounais
de l’UPC n’avaient pas encore songé à la violence comme moyen d’action
pour la revendication de l’indépendance et la réunification de notre
pays (…), il n’en est plus de même à partir de 1956 jusqu’à la mort de
Ernest Ouandié en 1971. »
Il est donc clair, y compris aux yeux de Daniel Abwa, que l’UPC, qui a
posé le problème de la réunification et de l’indépendance du Cameroun à
partir de l’année 1949, ne l’a pas fait les armes à la main. On trouve
en effet les premières traces de ces revendications upécistes dans des
pétitions remises aux membres de la première Mission de visite au
Cameroun du Conseil de tutelle des Nations unies qui s’est déroulée au
mois de novembre 1949. On retrouvera aussi plus tard en 1952, 1953, et
1954, les mêmes revendications exposées pacifiquement par Ruben Um
Nyobé devant la 4e Commission de tutelle de l’Assemblée générale des
Nations unies. Ruben Um Nyobé a du reste très tôt clarifié la position
de l’UPC sur la question de la lutte armée.
Il dit ceci au mois de septembre 1952 dans son discours de politique général au Congrès d’Eséka :
« En ce qui concerne l’argument selon lequel nous devons avoir des armes pour revendiquer notre liberté, nous répondons que cela est dépassé. La lutte armée a été menée une fois pour toutes par les Camerounais qui ont largement contribué à la défaite du fascisme allemand. Les libertés fondamentales dont nous revendiquons l’application et l’indépendance vers laquelle nous devons marcher résolument ne sont plus des choses à conquérir par la lutte armée. C’est justement pour prévenir une telle éventualité que la Charte de l’Atlantique et la Charte des Nations unies ont préconisé le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.»
Dans ces conditions, affirmer à la fois, comme le fait Daniel Abwa, que
« les compatriotes camerounais ont bel et bien posé le problème de
notre indépendance les armes à la main », et que « jusqu’aux émeutes de
mai 1955 provoquées par Roland Pré, les patriotes camerounais de l’UPC
n’avaient pas encore songé à la violence comme moyen d’action pour la
revendication de l’indépendance et la réunification de notre pays » est,
pour dire le moins, illogique. Soit le problème de notre indépendance a
été posé avant 1955, et alors cela s’est fait sans les armes à la main ;
soit il a été posé après 1955, et dans ce cas de figure il est
soutenable que cela s’est fait les armes à la main. Mais il n’est pas
logique de soutenir que ce problème a été posé avant 1955 et les armes à
la main. Or Daniel Abwa affirme que les compatriotes camerounais ont
carrément déclenché une Guerre pour poser le problème de notre
indépendance.
La clandestinité et la tentation de la violence à l’UPC
A partir du 13 juillet 1955, l’UPC et ses organisations annexes sont
dissoutes par la France. Ses dirigeants ne renoncent pas pour autant à
leurs revendications de la réunification et de l’indépendance du
Cameroun. Mais délibérément incriminés et pourchassés par
l’administration coloniale française, ils rentrent en clandestinité et
adoptent naturellement des formes de luttes politiques qui intègrent la
violence.
Abel Eyinga ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit ceci en conclusion de son texte cité plus haut : « …
face à l’agression visant à exterminer le nationalisme et les
nationalistes camerounais, agression déclenchée par le colonisateur
français, les patriotes camerounais ont organisé une légitime et
courageuse résistance qui fait honneur à notre pays et qui se trouve
désormais inscrite en lettres d’or dans les pages glorieuses de notre
véritable histoire nationale. »
La question de la Guerre
Pour Daniel Abwa, la lutte politique que l’UPC entreprend à partir de
1956 dans la clandestinité est une violence armée assimilable à une
Guerre de Libération Nationale. Pour étayer cette thèse il invoque dans
son article la proclamation de pseudo-structures paramilitaires (Comité
national d’organisation (CNO) en Sanaga-Maritime, Sinistre de Défense
Nationale du Kamerun (SDNK), Armée de Libération Nationale du Kamerun
(ALNK)), et il cite des faits de violence civile (entre autres,
l’assassinat du Dr Charles Delangue et de Samuel Pouma à la veille des
élections législatives du 23 décembre 1956) imputables à ces
organisations plus ou moins assujetties aux dirigeants de l’UPC
éparpillés au Cameroun, en Afrique et ailleurs.
Dans son récent livre (Cameroun, Histoire d’un nationalisme, 1884-1961,
Ed. Clé, 2010) Daniel Abwa rajoute à son argumentaire des citations
d’officiers supérieurs français en opération à l’époque au Cameroun, et
attestant de l’intensité des violences en Sanaga-Maritime dans un
premier temps, puis dans l’ancienne région du Bamiléké dans un second
temps. Il soutien en conclusion de cette partie de son livre qu’il y a
eu, non pas une Guerre de Libération Nationale au Cameroun, mais deux
Guerres de Libération Nationale : une Première entre 1956 et 1960 ; et
une Deuxième entre 1960 et 1971.
La thèse de Daniel Abwa nous ramène fondamentalement à une question
cruciale en sciences politiques : dans quelles configurations
politiques, sociales, et militaires une situation de conflit armé au
sein d’un Etat souverain peut-elle être qualifiée de Guerre ?
La réponse à cette question est éminemment politique. Autrement dit,
les considérations opportunistes et les préférences idéologiques et
partisanes, aux sens larges de ces termes, déterminent très souvent les
réponses à cette question. L’histoire tranche rarement cette question.
En général, lorsque les combats sont en cours, les belligérants en
cause qualifient le conflit armé interne de Guerres ou de troubles à
l’ordre public, selon qu’ils ont intérêt à internationaliser ou pas la
recherche de la solution à ce conflit armé. Lorsque la victoire
militaire du pouvoir en place est acquise, la qualification de troubles à
l’ordre public est officiellement retenue. Lorsque le pouvoir en place
est vaincu, la qualification de Guerre, et notamment de Guerre de
Libération Nationale prospère. Lorsque que les conflits armés internes
sont résolus par des négociations internationales la qualification de
Guerres civiles ou de sécession est aussi souvent retenue. En somme, ce
sont très souvent les vainqueurs d’un conflit armé qui, de façon
opportune et intéressée, le qualifient. Notons que l’indépendance
nationale, qui confère les attributs juridiques de souveraineté
internationale à un Etat, est habituellement l’objectif ultime des
Guerres de Libération Nationale.
Notons aussi qu’à la fin des années 1950, le concept de néocolonialisme apparaît pour traduire la volonté avérée des anciennes puissances coloniales de prolonger, sous des formes nouvelles, les anciens rapports d’assujettissement et de dépendance. Durant les années 1960, le thème de la lutte contre le néocolonialisme a ainsi pu inspirer des mouvements armés en quête d’une indépendance sublimée au sein des nouveaux Etats indépendants en Afrique. Les crises armées (sécessions, guerres civiles, coups d’Etat) au sein de plusieurs Etats africains après 1960 trouvent sans doute là une partie de leurs causes.
A la question cruciale de la qualification des conflits armés qui ont émaillé notre cheminement dans la voie de la libération politique, Daniel Abwa retient la qualification de Guerre de Libération Nationale au Cameroun. Il y aurait eu deux Guerres de Libération Nationale au Cameroun, dont la seconde commence le jour de la proclamation de l’indépendance de notre pays. Daniel Abwa nous promet de traiter exhaustivement de cette Deuxième Guerre de Libération Nationale dans son prochain livre.
Ainsi donc, Daniel Abwa prétend que les violences meurtrières qu’il y a
eu dans l’ancienne région du Bamiléké après l’indépendance de notre
pays, étaient le fait, non seulement d’une Guerre, mais d’une Guerre de
Libération Nationale.
Quels sont, à l’esprit de Daniel Abwa, les parties au conflit dans la
Deuxième Guerre de Libération Nationale au Cameroun ? L’accession à la
souveraineté internationale était-elle l’enjeu de cette Deuxième Guerre
de Libération Nationale ? Qui a gagné ? Qui a perdu ? Où se sont
déroulées les négociations internationales pour la paix au Cameroun ?
J’attends, avec une curiosité non simulée et une réelle impatience, les
enseignements du livre de Daniel Abwa sur cette étrange Deuxième Guerre
de Libération Nationale au Cameroun. Il me tarde de savoir si nous ne
sommes pas, à notre insu, dans une Troisième Guerre de Libération
Nationale au Cameroun. Pour ma part, je considère que les violences
meurtrières recensées en Sanaga-Maritime et dans la région du Bamiléké à
partir de l’année 1956 ne sont pas les produits d’une, ou de deux
Guerres de Libération Nationale au Cameroun. L’invocation du
nationalisme et du patriotisme dans la justification des actes de
violences meurtrières ne confère pas nécessairement à ces actes de
violences le caractère d’une Guerre de Libération Nationale. De même,
l’intensité d’un conflit armé ne suffit pas à sa qualification de
Guerre.
Nos compatriotes peuvent se réjouir de l’absence d’une Guerre de Libération Nationale au Cameroun
Pour terminer, je dis à Daniel Abwa, qui considère qu’il faut soutenir
la thèse de la Guerre de Libération Nationale au Cameroun, pour que les
Camerounais s’enorgueillissent, que la noblesse, la justesse, et la
grandeur d’une lutte politique ne s’apprécie pas à son caractère violent
et meurtrier. Nous devons précisément être fiers du combat politique
mené par nos compatriotes pour revendiquer la réunification et
l’indépendance de notre pays, parce que c’était un combat
essentiellement non violent, et en définitive victorieux. Ce combat
politique a été mené avec un argumentaire politique et juridique
construit, solide, et juste. Ce combat politique a été mené par des
hommes de convictions et de talents qui forcent le respect, et qui
peuvent être légitimement cités en exemple à notre jeunesse. Ce combat a
été mené par de vrais patriotes.
C’est tout cela qui nous honore et nous oblige, et non pas les violences, souvent contre-productives sur le plan politique, qui émaillent malheureusement le chemin de notre quête de libération politique.
* Enseignant à l’Université de Valenciennes