Beaucoup de bruit pour rien: CINQ RAISONS DE DESESPERER D’UN CAMEROUN EMERGENT EN 2035
08 NOV. 2012
© ERIC ESSONO TSIMI, Ecrivain | Correspondance
Trente ans que nous sommes dans le trente-sixième dessous: à l’occasion des trente ans de Paul Biya à la tête du Cameroun, Le quotidien Le Jour a publié un « dossier » d’un seul article particulièrement riche et documenté sur ce que pouvait être un bilan économique de trois décennies. Cette vision d’ensemble d’auteurs anonymes est ambitieuse (et plus favorable au pouvoir en place qu’il n’y parait). Mais si l’exercice a un certain intérêt théorique, il ne vaut rien dans la pratique tant les situations transitoires, les programmes contradictoires, et la macrostructure du commerce mondial ont varié entre 1982 et 2012.
Un bilan n’a de sens que s’il est pris sur un exercice, un programme précis, une période donnée qui en tout état de cause ne peut être de trente ans, si l’on veut être sérieux. Aussi les performances de l’économie nationale ne peuvent être étudiées avec profit que si elles sont mises en parallèle avec celles des pays ayant la même taille ou faisant partie de la même zone géographique internationale ou même espace économique (CEEAC par exemple) et d’un. Et de deux, l’histoire politique du Cameroun d’après Ahidjo, qui est arrimée à la peur de son successeur de perdre brutalement le pouvoir, ne peut que laisser l’impression d’un noir immobilisme pour ce qui est des réalisations sociales et économiques.
La peur a des vertus politiques, elle participe de l’instinct de survie de Paul Biya. Seulement, au plan économique, sa peur a eu des conséquences lourdes, la véritable science économique de monsieur Biya ayant été la conservation de son pouvoir.
Autant l’idée d’un bilan « consolidé » des trente dernières années est peu glorieuse, autant celle d’un programme sur les trente prochaines années est hasardeuse, en l’état actuel des leviers et des outils de prévision dont nous disposons. Lesquels ne font pas la part belle à l’autodétermination économique. Comme pratiquement partout en Afrique francophone, le rêve de croissance soutenue est un espoir de découvertes de nouvelles ressources minières, un pari sur les revenus d’exploitation des richesses pétrolières.
Qu’à cela ne tienne ! On ne va pas refaire l’histoire, s’il fallait toutefois ne retenir qu’un bilan, ce serait celui de l’an I des Grandes Réalisations, qui est, lui, plus que mitigé. Le régime RDPC joue au PMUC avec notre avenir et, entre un passé chaotique et un futur cahoteux, nous embrouille sur la réalité immédiate de ses résultats.
Que voudra dire « émergent » en 2035 ?
Le but n’est pas d’alarmer, les Camerounais ne m’ont pas attendu pour s’abonner à la fatalité, mais un minimum de lucidité rend tout à fait absurde l’illusion d’un Cameroun prospère dans les 20 prochaines années. 2035 est plus près que ce qu’on croit. En considérant 2035 comme un horizon, c’est-à-dire la limite la plus lointaine du champ de vision de Paul Biya, il nous reste 23 ans pour que ce qui jusqu’ici tient davantage du slogan auto-réalisateur se transforme en perspective soutenable et chiffrée, année après année.
L’économique n’est pas une science exacte, elle est une science sociale, c’est-à-dire qu’elle est par définition soumise à toutes sortes d’aléas humains, politiques, internationaux. Cette incertitude en fait souvent un art de l’esbroufe et de l’approximation.
La chance des Camerounais est d’avoir un pays où tout reste à faire
Le concept de pays émergent existe depuis une vingtaine d’années, rien ne dit qu’il aura la même charge symbolique, le même signifié, dans les vingt prochaines années. Un nouvel acronyme ou un concept neuf sera probablement dans l’air du temps.
Pour cette raison et pour celles qui suivent le Cameroun en 2035, personne ne sait ce qu’il sera, mais si l’on retient une modélisation mathématique sur la base des indicateurs actuels, on n’est pas sorti du tunnel et on sera toujours en immersion dans 20 ans.
1 - Sans doute n’eût-il pas fallu s’aventurer au-delà ce que Martin Luther king lui-même s’était permis. Il avait dit dans son anaphore célèbre I have a dream : “I have a dream that one day.” Cette indétermination rendait à son discours toute sa part poétique de belle utopie. Au Cameroun, on n’a pas dit « one day », on a dit à l’horizon 2035, c’est-à-dire en 2035 au plus tard. A cette échéance plus ou moins précise, on a accolé un concept vague et forcément fluctuant. A moins que cette « émergence » ne nous tombe du ciel, dans un paquet cadeau.
2 – Tous les pays dits émergents battent monnaie. Hier la Corée du Sud, Taiwan ou Singapour par exemple (les dragons d’Asie aujourd’hui dits pays développés), de nos jours le Brésil, l’Inde, l’Egypte, l’Afrique du Sud, l’Indonésie ont une indépendance monétaire : le problème de la monnaie est réel. Et celui d’un marché boursier dynamique incontournable : en prenons-nous seulement le chemin ? Ce n’est pas le régime de change fixe qui est en cause, entendu que les pays d’Asie du Sud est ont évolué vers cela par rapport au dollar, mais seulement l’idée de souveraineté et de libéralisation totale des mouvements de capitaux.
3 - Du riz, du lait made in Nigeria, des films, de la musique, le Cameroun importe tout, jusque et y compris la propre compréhension de son économie (avec les conséquences attendues sur la balance des paiements)… Que ce soit sur le plan des nouvelles technologiques ou celui de l’agriculture, aucune action n’est amorcée qui permette de faire croire que le Cameroun serait l’oiseau de Minerve de Paul Biya, qui n’aurait attendu que le crépuscule de sa vie pour prendre son envol. Entre les pays émergents et les PMA (pays les moins avancés) dont nous faisons partie, il y a plusieurs étapes, plusieurs relais, comme les NPI (nouveaux pays industrialisés) que nous n’allons pas court-circuiter par un coup de baguette magique.
4– Les Camerounais ont une mentalité faussement bourgeoise, ils sont un peuple de notables où les politiques les plus écoutés essaient de faire passer l’idée que certains métiers, qui sont le produit d’un contexte, sont honnis, et que les diplômes sont une valeur suffisante qui fait entrer leur titulaire dans la catégorie de citoyens auxquels le Cameroun doit un emploi « noble ». Cette admission sur titre à la grandeur rend tout le monde suffisant. Et ce sont des sous-diplômés que l’on voit améliorer leur niveau de vie et émerger au quotidien.
5 – Les universités et les pôles du savoir laissent à désirer. Combien de nos revues sont citées dans l’Impact Factor ? Combien de productions de nos savants sont indexées dans le Thomson Reuters Journal Citation Reports ? Aucune université camerounaise ne figure parmi les 100 meilleures universités africaines, les universités africaines sont pourtant les plus mal classées au monde : avec quelles compétences, quelles recherches allons-nous transformer ce Cameroun, où tout n’est jamais que potentiel ? On peut évidemment discuter sur la pertinence de tout classement, mais les classements (http://ed.sjtu.edu.cn/rank/2004/top500list.htm) restent un indicateur intéressant d’un avachissement de notre personnel pensant et d’une tendance à la médiocrité qu’on ne saurait nier.
Un pays émergent est encore un pays en voie d’émergence
Rappelons pour finir que le concept de « pays émergent » n’est pas forcément le plus flatteur. Il a une définition généralement négative : la Banque Mondiale considère comme pays émergent celui dont on le PNB par habitant est inférieur à la moyenne mondiale, soit 8300 dollars par année ; les spécialistes de la revue économique Variances se déterminent eux sur la base de critères d'exclusion : « Serait émergent tout pays en dehors » de l’ALENA, l’OCDE ou n'étant pas repris dans les grands indices de marché tels que le MSCI (MSCI World Index est un indice boursier mesurant la performance des marchés boursiers). Aucun indicateur précis pour les caractériser, c’est à croire que le concept a été créé exprès pour y loger les pays comme la Chine ou le Brésil qui, chacun le sait, sont bel et bien des pays « émergés » pour ainsi dire.
Seul, le Cameroun ne peut rien. Et il ne sera possible de parler de notre économie comme d’un nouveau marché émergent que s’il intègre tous les autres Etats d’Afrique centrale, soit un marché d’environ 58 millions de consommateurs aujourd’hui, près de deux fois plus dans 20 ans. L’émergence du Cameroun sera une réalité (« one day »), l’horizon 2035 est une utopie.
ERIC ESSONO TSIMI, Ecrivain
© ERIC ESSONO TSIMI, Ecrivain | Correspondance
Trente ans que nous sommes dans le trente-sixième dessous: à l’occasion des trente ans de Paul Biya à la tête du Cameroun, Le quotidien Le Jour a publié un « dossier » d’un seul article particulièrement riche et documenté sur ce que pouvait être un bilan économique de trois décennies. Cette vision d’ensemble d’auteurs anonymes est ambitieuse (et plus favorable au pouvoir en place qu’il n’y parait). Mais si l’exercice a un certain intérêt théorique, il ne vaut rien dans la pratique tant les situations transitoires, les programmes contradictoires, et la macrostructure du commerce mondial ont varié entre 1982 et 2012.
Un bilan n’a de sens que s’il est pris sur un exercice, un programme précis, une période donnée qui en tout état de cause ne peut être de trente ans, si l’on veut être sérieux. Aussi les performances de l’économie nationale ne peuvent être étudiées avec profit que si elles sont mises en parallèle avec celles des pays ayant la même taille ou faisant partie de la même zone géographique internationale ou même espace économique (CEEAC par exemple) et d’un. Et de deux, l’histoire politique du Cameroun d’après Ahidjo, qui est arrimée à la peur de son successeur de perdre brutalement le pouvoir, ne peut que laisser l’impression d’un noir immobilisme pour ce qui est des réalisations sociales et économiques.
La peur a des vertus politiques, elle participe de l’instinct de survie de Paul Biya. Seulement, au plan économique, sa peur a eu des conséquences lourdes, la véritable science économique de monsieur Biya ayant été la conservation de son pouvoir.
Autant l’idée d’un bilan « consolidé » des trente dernières années est peu glorieuse, autant celle d’un programme sur les trente prochaines années est hasardeuse, en l’état actuel des leviers et des outils de prévision dont nous disposons. Lesquels ne font pas la part belle à l’autodétermination économique. Comme pratiquement partout en Afrique francophone, le rêve de croissance soutenue est un espoir de découvertes de nouvelles ressources minières, un pari sur les revenus d’exploitation des richesses pétrolières.
Qu’à cela ne tienne ! On ne va pas refaire l’histoire, s’il fallait toutefois ne retenir qu’un bilan, ce serait celui de l’an I des Grandes Réalisations, qui est, lui, plus que mitigé. Le régime RDPC joue au PMUC avec notre avenir et, entre un passé chaotique et un futur cahoteux, nous embrouille sur la réalité immédiate de ses résultats.
Que voudra dire « émergent » en 2035 ?
Le but n’est pas d’alarmer, les Camerounais ne m’ont pas attendu pour s’abonner à la fatalité, mais un minimum de lucidité rend tout à fait absurde l’illusion d’un Cameroun prospère dans les 20 prochaines années. 2035 est plus près que ce qu’on croit. En considérant 2035 comme un horizon, c’est-à-dire la limite la plus lointaine du champ de vision de Paul Biya, il nous reste 23 ans pour que ce qui jusqu’ici tient davantage du slogan auto-réalisateur se transforme en perspective soutenable et chiffrée, année après année.
L’économique n’est pas une science exacte, elle est une science sociale, c’est-à-dire qu’elle est par définition soumise à toutes sortes d’aléas humains, politiques, internationaux. Cette incertitude en fait souvent un art de l’esbroufe et de l’approximation.
La chance des Camerounais est d’avoir un pays où tout reste à faire
Le concept de pays émergent existe depuis une vingtaine d’années, rien ne dit qu’il aura la même charge symbolique, le même signifié, dans les vingt prochaines années. Un nouvel acronyme ou un concept neuf sera probablement dans l’air du temps.
Pour cette raison et pour celles qui suivent le Cameroun en 2035, personne ne sait ce qu’il sera, mais si l’on retient une modélisation mathématique sur la base des indicateurs actuels, on n’est pas sorti du tunnel et on sera toujours en immersion dans 20 ans.
1 - Sans doute n’eût-il pas fallu s’aventurer au-delà ce que Martin Luther king lui-même s’était permis. Il avait dit dans son anaphore célèbre I have a dream : “I have a dream that one day.” Cette indétermination rendait à son discours toute sa part poétique de belle utopie. Au Cameroun, on n’a pas dit « one day », on a dit à l’horizon 2035, c’est-à-dire en 2035 au plus tard. A cette échéance plus ou moins précise, on a accolé un concept vague et forcément fluctuant. A moins que cette « émergence » ne nous tombe du ciel, dans un paquet cadeau.
2 – Tous les pays dits émergents battent monnaie. Hier la Corée du Sud, Taiwan ou Singapour par exemple (les dragons d’Asie aujourd’hui dits pays développés), de nos jours le Brésil, l’Inde, l’Egypte, l’Afrique du Sud, l’Indonésie ont une indépendance monétaire : le problème de la monnaie est réel. Et celui d’un marché boursier dynamique incontournable : en prenons-nous seulement le chemin ? Ce n’est pas le régime de change fixe qui est en cause, entendu que les pays d’Asie du Sud est ont évolué vers cela par rapport au dollar, mais seulement l’idée de souveraineté et de libéralisation totale des mouvements de capitaux.
3 - Du riz, du lait made in Nigeria, des films, de la musique, le Cameroun importe tout, jusque et y compris la propre compréhension de son économie (avec les conséquences attendues sur la balance des paiements)… Que ce soit sur le plan des nouvelles technologiques ou celui de l’agriculture, aucune action n’est amorcée qui permette de faire croire que le Cameroun serait l’oiseau de Minerve de Paul Biya, qui n’aurait attendu que le crépuscule de sa vie pour prendre son envol. Entre les pays émergents et les PMA (pays les moins avancés) dont nous faisons partie, il y a plusieurs étapes, plusieurs relais, comme les NPI (nouveaux pays industrialisés) que nous n’allons pas court-circuiter par un coup de baguette magique.
4– Les Camerounais ont une mentalité faussement bourgeoise, ils sont un peuple de notables où les politiques les plus écoutés essaient de faire passer l’idée que certains métiers, qui sont le produit d’un contexte, sont honnis, et que les diplômes sont une valeur suffisante qui fait entrer leur titulaire dans la catégorie de citoyens auxquels le Cameroun doit un emploi « noble ». Cette admission sur titre à la grandeur rend tout le monde suffisant. Et ce sont des sous-diplômés que l’on voit améliorer leur niveau de vie et émerger au quotidien.
5 – Les universités et les pôles du savoir laissent à désirer. Combien de nos revues sont citées dans l’Impact Factor ? Combien de productions de nos savants sont indexées dans le Thomson Reuters Journal Citation Reports ? Aucune université camerounaise ne figure parmi les 100 meilleures universités africaines, les universités africaines sont pourtant les plus mal classées au monde : avec quelles compétences, quelles recherches allons-nous transformer ce Cameroun, où tout n’est jamais que potentiel ? On peut évidemment discuter sur la pertinence de tout classement, mais les classements (http://ed.sjtu.edu.cn/rank/2004/top500list.htm) restent un indicateur intéressant d’un avachissement de notre personnel pensant et d’une tendance à la médiocrité qu’on ne saurait nier.
Un pays émergent est encore un pays en voie d’émergence
Rappelons pour finir que le concept de « pays émergent » n’est pas forcément le plus flatteur. Il a une définition généralement négative : la Banque Mondiale considère comme pays émergent celui dont on le PNB par habitant est inférieur à la moyenne mondiale, soit 8300 dollars par année ; les spécialistes de la revue économique Variances se déterminent eux sur la base de critères d'exclusion : « Serait émergent tout pays en dehors » de l’ALENA, l’OCDE ou n'étant pas repris dans les grands indices de marché tels que le MSCI (MSCI World Index est un indice boursier mesurant la performance des marchés boursiers). Aucun indicateur précis pour les caractériser, c’est à croire que le concept a été créé exprès pour y loger les pays comme la Chine ou le Brésil qui, chacun le sait, sont bel et bien des pays « émergés » pour ainsi dire.
Seul, le Cameroun ne peut rien. Et il ne sera possible de parler de notre économie comme d’un nouveau marché émergent que s’il intègre tous les autres Etats d’Afrique centrale, soit un marché d’environ 58 millions de consommateurs aujourd’hui, près de deux fois plus dans 20 ans. L’émergence du Cameroun sera une réalité (« one day »), l’horizon 2035 est une utopie.
ERIC ESSONO TSIMI, Ecrivain