Il est connu comme cinéaste. Mais, l’auteur de « Sango Malo » est aussi un observateur et un analyste politique averti. Dans l’entretien qui suit, il commente les principaux sujets qui font l’actualité politique.
Bassek Ba Kobhio, êtes-vous inscrit sur une liste électorale ?
Non, ou si vous voulez, pas encore.
Et pourquoi ?
D’abord il faut rappeler que je suis d’idéologie
anarchisante. Cela a expliqué longtemps que je n’aie jamais été tenté
par le vote. Mais l’anarchie a beaucoup évolué depuis Jean-Paul Sartre,
et là, si je ne suis pas encore inscrit, c’est que comme beaucoup de
Camerounais, je m’interroge sur le sérieux et le niveau de crédit qu’on
pourrait accorder à cette « biométrisation » du système électoral. Dès
lors que je serai convaincu que la biométrie ouvre la voie à des
élections où la garantie d’« un homme, une voix et une voix seulement »,
est assurée, je m’inscrirai. Dès que la preuve aura été faite qu’il en
est ainsi, vous verrez les bureaux d’inscription déborder de monde. Ce
ne sera peut-être pas pour cette fois-ci, mais il est incontestable que
les Camerounais aiment la politique et qu’ils n’attendent que ça pour le
prouver.
On a désormais un nouvel organe chargé de conduire le processus
électoral, il y a la biométrie, un code électoral. Ce n’est pas
suffisant pour penser qu’il y aura du mieux dans le déroulement des
élections ?
Elecam n’est pas nouveau. L’évolution de la dénomination ne change pas
la réalité. A mon avis, il n’y a que deux voies pour rassurer tout le
monde : soit on prend officiellement et équitablement des membres de
partis politiques qui représentent leur mouvement, des politiques qui
assument leur militantisme, soit on prend des membres libres de toute
appartenance -on les connaît-, pour constituer Elecam.
Quelle est la formule qui vous arrangerait ?
Je serais pour la deuxième formule. En attendant,
actuellement, nous n’avons ni l’une ni l’autre. Même lorsqu’il a fallu
adjoindre aux militants sortis des rangs du Rdpc des personnalités
venues de la société dite civile, il y a certes eu un Titi Nwel et
quelques autres, mais on a aussi choisi en connaissance de cause, des
colleurs d’affiches du parti au pouvoir. Et puis, s’agissant du sérieux
de l’affaire, permettez-moi d’être surpris d’apprendre qu’il y a des
kits qui ont disparu. Qui les a volés ? Qui peut les voler au Cameroun
au point que la police camerounaise ne les retrouve pas ? Cela
m’interroge. Pas vous ? J’espère d’ailleurs que cette information n’est
pas vraie, mais vous savez que nous sommes dans un pays où même les
boîtes noires des avions sont muettes après un accident, alors on est
enclin à croire à l’incroyable.
En quatre mois, Elecam dit avoir inscrit environ 3 millions
d’électeurs, soit moins de la moitié des estimations au moment du
lancement. Qu’est-ce qui peut justifier ce faible nombre d’inscrits ?
Nous sommes dans un pays où la population aime la politique, où le peuple est totalement acquis à l’idée de démocratie depuis les origines. Aux élections de 1957, il y avait près d’un million d’électeurs qui marchaient parfois cinq à six heures à pieds pour aller voter. Nous n’avons pas à faire à un manque de volonté. Le seul problème des Camerounais, c’est d’être certains que lorsqu’ils votent, le bulletin qu’ils mettent dans l’urne influence le résultat final.
Face aux élections, il y a deux espèces de citoyens camerounais aujourd’hui : il y a les militants du Rdpc qui se disent que dans tous les cas, les élites règleront ça, chacun dans ses urnes, et il y a les autres, qui se disent que dans tous les cas, tout est plié. Conséquence aucune des deux espèces ne se préoccupe de s’inscrire. Il faut un nouveau pacte de confiance entre la classe politique et la population. Ce n’est pas la carte d’identité qui fait problème comme on l’a fait croire au président de la République.
La carte d’identité gratuite nous fait courir
d’ailleurs un problème peut être plus épineux. Il semblerait que ceux
qui en profitent le plus sont les Nigérians qui règlent une fois pour
toutes la question de leur séjour au Cameroun. D’aucuns pointent
également du doigt la faiblesse des partis politiques, qui ne proposent
pas aux Camerounais, des solutions à leurs problèmes réels…
Il y a, c’est vrai, un problème d’offre politique et idéologique au
Cameroun aujourd’hui. Comment concevez-vous qu’il n’y ait pas un
véritable parti de gauche ? Je ne parle pas de la gauche en acculturé
français ou européen, je parle d’un parti qui prendrait en compte les
préoccupations des paysans, des ouvriers, des femmes, des minorités, des
laissés pour compte ?
Comment comprendre qu’il n’y en ait pas un qui fasse de l’écologie une préoccupation primordiale ? Bien sûr le Sdf est membre de l’Internationale socialiste, mais cette Internationale n’a plus rien de socialiste depuis plus de 50 ans. C’est devenu un fourre-tout. Mais je n’accuse pas les partis politiques. Il faut même parfois leur tirer un coup de chapeau. Etre dans l’opposition pendant 20 ou 30 ans n’est pas chose aisée. Je parle des quatre ou cinq partis qui résistent au temps, et pas des 200 partis politiques saisonniers que l’on dénombre souvent.
Il faut aussi reconnaître que depuis 1990, la
classe politique camerounaise ne s’est pas beaucoup renouvelée ; Paul
Biya est toujours à la tête du Rdpc, Fru Ndi, Ndam Njoya, Bello Bouba,
etc.
C’est un très gros problème. Ce sont en fait, tous, des partis qui
fonctionnent sur le modèle du parti unique. C’est un problème. Dans tous
ces partis politiques, vous avez le même président depuis leur
création, et des membres du bureau politique qui sont là depuis 20 ou 30
ans. Cela pose un problème d’intéressement des jeunes à la chose
politique. Je pense qu’il faut renouveler le débat, la pensée, les modes
de fonctionnement, et ça passe aussi par le personnel.
Et quelle est la responsabilité de la société civile dans l’animation de l’espace politique au Cameroun ?
Elle est très grande. Mais j’ai un gros problème avec ce qu’on appelle
société civile au Cameroun. Quand vous avez des gens qui sont désignés
par des ambassades étrangères comme étant la société civile, je ne suis
pas sûr que cela réponde aux attentes internes de la société. La société
civile, c’est comme l’engagement politique. Cela s’apprécie sur la
durée.
Et lorsqu’on vous prend des gens que l’on présente
comme la société civile, vous vous rendez compte, à la première
occasion, que ce sont des militants soit du parti au pouvoir, soit
d’autres partis qui, le temps d’un discours, font diversion. Je ne crois
pas beaucoup à cette société civile désignée. Je crois à des gens qui
développent une activité intellectuelle sur la durée, des gens qui ont
un projet de société connu, n’ayons pas peur des mots, des gens qui
défendent une idéologie claire.
Revenons au président Biya qui a célébré ses 30 ans de pouvoir en novembre 2012. Etiez-vous de la fête ?
Je n’y ai pas été invité. Mais je constate comme
vous que le temps passe, et plus il passe, plus l’avenir et le devenir
du Cameroun me préoccupent. Ils ne me semblent pas sereins lorsqu’on
voit ce qui se passe autour de nous, en Afrique.
Qu’est-ce qui vous inquiète ?
Soyons clair, l’après-Biya, puisqu’il y en aura
bien un, m’inquiète. Je n’ai pas le sentiment que les institutions qui
sont déjà mises en place soient de nature à assurer une alternance
paisible au Cameroun. Le problème, ce n’est pas l’opposition. Le
problème, c’est le Rdpc. L’opposition, telle qu’elle fonctionne
aujourd’hui, n’est pas assez outillée pour créer un désordre systémique
au Cameroun. Les grands barons militants du Rdpc, si. Quand vous voyez
la virulence des textes que publient les camarades d’hier de Marafa
contre lui, quand vous voyez les coups qu’ils se donnent entre eux, cela
inquiète. Je m’inquiète des gens qui, à l’intérieur du Rdpc, ont acquis
des fortunes, ont des gens qui leur sont redevables, qui peuvent
aligner des colonnes, qui peuvent, demain, casser la baraque.
Pourquoi ne vous a-t-on pas beaucoup entendu en 2008 lorsque le
président Biya a fait modifier la constitution pour s’éterniser au
pouvoir ?
Vous plaisantez ! J’ai dit, à cette époque, toute
mon opposition à cette modification. Je me suis exprimé dans la presse
et partout où j’en ai eu l’opportunité. Je me suis opposé à la levée du
verrou de la limitation des mandats dans la Constitution. Je l’ai dit.
Finalement quand cela a été fait, j’en ai pris acte, comme tous les
Camerounais. Et j’ai immédiatement pensé que Biya se devait de nous
protéger de certaines catastrophes socio-politiques que nous voyons dans
d’autres pays. De la même manière que Ahidjo l’avait fait avant lui...
Quand Ahidjo quitte le pouvoir en 1982, je ne sais pas ce que serait
devenu le Cameroun si les choses n’avaient pas été assez claires. On
savait très bien que le Premier ministre succéderait au président. Il
l’a respecté et y a tenu contre ses tout proches. Cela a d’ailleurs
réconcilié son histoire personnelle avec beaucoup de Camerounais.
Vous suggérez que le président décide à la place des Camerounais ?
Non, ce n’est pas ce que je dis. Je préconise qu’il laisse des
institutions très claires, qu’elles soient mises en place et que dans
son parti, les choses soient tout autant claires. Il y a, au Cameroun,
tellement de prétendants dans les chaumières qu’on pourrait avoir de
grosses surprises demain. Un ami me disait l’autre jour que j’étais trop
pessimiste sur ce point. Je voudrais, le moment venu, qu’il ait eu
absolument raison.
Après les Grandes ambitions, le président Biya a lancé les Grandes réalisations. Vous-y croyez ?
Certaines réalisations ont commencé dont certaines sont des projets
assez anciens. Tant mieux. Mais on a une impression générale de retard
sur de nombreux secteurs, dont particulièrement l’énergie, qu’on se
demande pourquoi il a fallu tant attendre. En même temps, ce ne sont pas
les réalisations en tant que telles qui m’intéressent. C’est la
philosophie qui les sous-tend. Je n’ai pas l’impression qu’il y a une
philosophie politique ou idéologique qui sous-tend tout ce qui est en
train d’être fait.
Il faut faire attention d’avoir simplement un agrégat de réalisations qui ne soient pas portées par des valeurs idéologiques. Ce n’est pas simplement un pont ou un barrage qui font la République. C’est aussi et peut-être d’abord l’esprit, la pensée sur lesquels se fondent des objectifs, qui la constituent plus sûrement. Quelle est l’idéologie qui sous-tend, aujourd’hui, toutes ces réalisations ? Quelle société voulons-nous pour nos enfants ? Paul Biya a posé cette question fondamentale il y a une dizaine d’années : la réponse me semble toujours attendue.
En 2005, vous affirmiez que le président Biya devait songer à partir. Sept ans plus tard, votre position a-t-elle changé ?
En 2005, je précisais qu’il doit songer à partir, en organisant sa
succession. Je le dis aujourd’hui davantage encore. Nous sommes tous des
hommes. Tout peut arriver à tout moment. Pour nous épargner des
événements du Mali ou de la Centrafrique, je préfère que les choses tant
structurelles que de personnes soient claires. Je sais qu’au Cameroun,
on pense que si un successeur est simplement esquissé, tout le monde va
tirer sur lui. Mais quand Ahidjo a choisi Biya, 10 années se sont
écoulées.
Des gens comme Ayissi Mvodo n’étaient pas d’accord et pensaient même que c’était un choix de pacotille. Mais, cela nous a épargné de graves problèmes dans ce pays. Il faudrait, aujourd’hui, nous présenter un schéma clair. Surtout que les institutions qui peuvent nous garantir une transition pacifique n’existent pas vraiment.
C’est de la « malianisation » ou de l’ « ivoirisation » du Cameroun que j’ai peur.
Il faut savoir que, si la Côte d’Ivoire a connu ce
que l’on sait, c’est parce que Houphouët Boigny n’a pas été très clair
dans ses choix de personnes. Ouattara et Bédié, aujourd’hui réunis pour
des besoins de stratégie politique sous les conseils de la France, voilà
d’où vient en réalité la crise ivoirienne. Si la réalité démocratique
était déjà avérée, je n’afficherais pas cette crainte. Le problème est
que malgré le pluralisme affiché, nous sommes encore totalement dans un
comportement de groupes de partis uniques, avec la porte ouverte à
toutes les aventures.
Qu’est ce que Paul Biya a réussi en 30 ans de pouvoir ?
La principale réussite, mais elle ne peut pas être
attribuée à un seul individu, c’est l’absence de conflits sociaux ou
politiques qui aient débouché sur des conflits armés. Encore qu’on a eu
avril 84. C’est une réussite collective. Je voyage beaucoup, et vous ne
pouvez pas savoir ce qu’une guerre civile peut coûter à un pays. La
paix, la démocratie, le bien-être collectif cheminent-ils ensemble au
Cameroun ? Je ne dirai pas oui, mais au moins quand une sirène résonne
en pleine nuit à Yaoundé, on ne se met pas aux fenêtres pour savoir quel
est le groupe militaire qui la provoque. Et puis pour lui-même il a une
réussite, il a duré. C’est une appréciation quantitative, pas
qualitative.
Et les échecs des 30 ans de règne du président Biya ?
Lorsqu’un président vous dit, 30 ans après son
arrivée au pouvoir, qu’il engage des Grandes réalisations, il y a
problème. Il s’est certainement rendu compte qu’on ne peut pas continuer
avec un seul pont à Douala par exemple. Des fois je me dis, si ce pont
s’écroule, qu’est ce qu’on fait ? L’offre énergétique est extrêmement
faible. Il y a des pays en Afrique, où personne ne vous croirait si vous
dites qu’à Yaoundé nous n’avons pas d’eau, alors que le Cameroun est un
scandale en matière d’eau et d’électricité potentielles, etc. Il faut
donc souhaiter que les Grandes réalisations rattrapent ces grands
retards.
En 30 ans, il a plus réussi ou plus échoué ?
Durer, c’est déjà quelque chose en politique. C’est difficile de mettre sur la balance ce qu’on a réussi et ce qu’on a échoué. Le bilan politique n’est pas une affaire d’arithmétique. J’ai l’impression quand même que le recrutement de 25 000 jeunes, ce n’est pas un signe de succès. C'est-à-dire qu’il y a une génération de jeunes qui n’a pas pu travailler durant des années, et à un moment donné on se rend compte qu’il faut la mettre n’importe où, parce que ces jeunes-là constituent une poudrière à retardement.
Quand nous sommes obligés de regarder la Can à la
télévision sans équipe en Afrique du sud parce que nous sommes éliminés
par un pays de 500 000 habitants, cela pose un problème, puisqu’en plus,
cet échec se renouvelle et les gérants de ce bilan restent en place.
Quand un pays n’a pas une salle de cinéma dans tout le pays, ça me pose
un problème. Mais c’est aussi notre bilan à tous, même si le président
en est le premier comptable. Nous avons beaucoup de secteurs où on
aurait pu faire mieux.
Le président Biya s’est rendu en France pour une visite officielle et c’est célébré par ses partisans comme une grande victoire…
Il ne faut pas non plus être puéril. Les relations entre les Etats sont des rapports d’intérêt. La France peut-elle vraiment ignorer le Cameroun aujourd’hui en Afrique ? Je ne le pense pas. La France a ses intérêts qu’elle défend. Un pont sur le Wouri pour une société française passe avant tous les Michel Atangana Thierry. Maintenant, quelle victoire pourraient célébrer les partisans de Biya ? Ce n’est pas sur une visite qu’on juge les affinités politiques.
Vous savez que j’ai plus d’amis dans la gauche
française que dans la droite. Ce que cette gauche ne pourra pas faire en
France, à savoir une politique économique et sociale de gauche, elle
cherchera à le rattraper ailleurs, et surtout en Afrique, au moins au
niveau du discours : les droits de l’Homme, le respect des règles
démocratiques pour la dévolution des pouvoirs en cas d’alternance, etc.
les socialistes y feront davantage attention pour calmer leur opinion et
leurs intellectuels.
Comment appréciez-vous l’entrée dans l’opposition de Maurice Kamto, ancien ministre et désormais président du Mrc ?
L’offre politique au Cameroun est très faible. On ne voit pas très bien quelle différence il y a entre telle et telle autre formation politique. J’ai discuté avec lui dans un avion venant de Paris, il ne m’a pas dit qu’il créait un parti politique, alors qu’il allait le faire un mois plus tard. Je comprends qu’il ait acquis la phobie de la trahison, alors on cache ses intentions. Mais depuis la faculté, il aurait dû me connaître davantage. Je lui aurais demandé ce qu’il apporte de nouveau. Je lui aurais demandé de me décrire son projet de société par rapport à celui des autres, s’il en a et s’ils en ont.
Moi j’aurais cru, Maurice Kamto démissionnant,
qu’il retournerait au sein du parti dans lequel nous l’avions vu en 92.
Il était apparu à la télévision avec l’écharpe du Sdf. Je ne suis pas
sûr que la multiplication des partis politiques soit la solution. A sa
décharge, on pourrait dire qu’en rentrant dans le Sdf, les barons du
parti unique dans ce mouvement-là ne lui auraient pas fait la place
qu’il aurait dû avoir. Il est quelque part une victime du syndicat des
partis politiques qui s’organisent pour empêcher qu’il y ait des
candidatures indépendantes dans ce pays. Ce qui oblige à être dans un
parti ou à en créer.
A-t-il des chances de s’en sortir dans l’arène politique camerounaise ?
Maurice Kamto est quelqu’un de très intelligent. Nous n’étions pas dans
la même faculté à l’université, mais nous connaissions les étudiants
brillants du campus. Il en était un. En plus, il s’est bâti un CV
solide, à la fois à l’université et dans le dossier Bakassi. S’il veut
être leader politique, avoir des milliers de gens qui viennent et votent
pour lui, ça va être très compliqué parce que ça demande du temps.
Créer un parti, l’implanter dans tout le pays, avoir des représentants
dans tous les bureaux de vote, ce n’est pas quelque chose de facile.
J’ai l’impression que ça va être très compliqué pour lui de se faire une
place dans cette jungle alors que les échéances approchent. Par contre,
Il peut apporter de la crédibilité à un mouvement. Vous savez, on crée
un parti pour se battre seul, ou pour apporter sa structure dans un
plateau de mariage éventuel, le moment venu.
L’opération Epervier vous semble-t-elle efficace pour lutter contre la corruption ?
Il n’y a aucun Camerounais honnête qui pourrait
s’opposer à l’opération Epervier en elle-même. C’est une opération
salutaire. Ne comptez donc pas sur moi pour dire que Biya a mal fait de
l’engager.
Même si certains estiment qu’il s’agit d’une opération «d’épuration politique» ?
L’épuration politique peut renvoyer à deux choses : soit vous ne vous
reprochez rien, mais le prince a décidé de vous incriminer parce que
prévaut la raison du maître et parce que vous le gênez. Cela est
incontestablement détestable. Soit vous vous savez coupable, mais vous
vous dites que vous n’êtes pas seul dans ce cas, et que simplement le
prince choisit de couper certaines têtes, et d’en exonérer d’autres.
Cela n’est certainement pas juste, mais ça ne fait pas de vous un
innocent. Pour des non exégètes du droit, et j’en suis un, me basant
uniquement sur les faits qu’on a voulu nous rapporter, Marafa pourrait
relever de la seconde catégorie. Il ferait partie des seuls condamnés
qui ne seraient cependant pas seuls coupables. Ça ne l’innocente pas
obligatoirement.
Marafa Hamidou Yaya a justement décidé de ne pas se laisser
faire avec les lettres qu’il publie depuis sa cellule. Cette stratégie
vous semble-t-elle payante ?
Payante pour lui, certainement : à défaut d’être élargi, il s’est
définitivement forgé une forte stature politique. C’est incontestable.
Mais les difficultés du moment ne peuvent pas faire qu’un incriminé soit
automatiquement blanchi. Les textes qui régissent les élections au
Cameroun, la manière dont les choses se passent dans et derrière les
urnes, la manière dont la vie politique se gère aujourd’hui, etc. on ne
peut pas dire que Marafa n’a rien eu à y voir. Il a contribué, et à un
très haut niveau, à la mise en place de cette armature-là. Il vit
certainement un retour de boomerang.
Avec un certain courage quand même…
Il a écopé de 25 ans d’emprisonnement ferme, mais se projette
résolument vers l’avenir avec un projet politique pour le Cameroun.
C’est sérieux, ça ?
Mandela a fait 27 ans en prison. Il y a beaucoup de gens qui sortent de
prison pour prendre le pouvoir. Ange Patassé est même revenu d’exil pour
le prendre en Centrafrique. Nul ne sait ce que sera le Cameroun dans
deux, trois ou quatre ans. Je pense que Marafa s’inscrit dans l’avenir,
inévitablement. A défaut d’accéder au pouvoir, il peut être un appoint
décisif pour quelqu’un d’autre, de la même manière que je l’estimais
pour Kamto, en engrangeant les dividendes de la manœuvre. La vie des
nations est quelque chose de très mystérieux. En politique, personne ne
peut préjuger de ce que sera fait le lendemain.
Dans une interview qu’il a accordée à un journaliste basé en
France, Marafa estime que le président Biya fait courir un grand danger à
ce pays quand il ne se presse pas à mettre en place les institutions
créées par la Constitution du 18 janvier 1996…
Pourquoi le dit-il aujourd’hui ? Pendant près de 20 ans, il était aux
affaires. Et ces textes ont été adoptés à ce moment-là. Où était-il ? Il
aurait dû se désolidariser à ce moment là. Les temps vont être très
compliqués dans les prochaines années. Vous aurez des gens qui voudront,
soit sauter du navire, soit y embarquer. Cela ne fait que commencer.
Mais les Camerounais qui n’ont pas la mémoire courte ne l’accepteront
pas ! Que des gens qui ont mis en place et construit l’armature nous
fassent croire que Paul Biya a fait tout ça tout seul dans son bureau,
ça va être difficile de nous le faire gober. Quand on a été secrétaire
général de la présidence, ministre de l’Administration territoriale,
j’ai de la peine à penser que, même en Corée du Nord, on puisse dire
qu’on n’a pas eu sa main mêlée aux décisions qui ont été prises.
Quand on vous écoute, on a l’impression que le Cameroun est dans
une impasse. Dans ces conditions, comment voyez-vous l’alternance ?
On me dira ce qu’on veut, mais mon problème est
que je veux le moins de casses possibles. Après Biya, il sera impossible
que quelqu’un installe un système qui dure 30 ans. Je crois qu’après
Biya, même les élections feront foule. Je suis inquiet pour l’alternance
au Cameroun. C’est pour cela que je pense que pendant qu’il est là, il
faut qu’il s’implique personnellement pour que l’alternance commence à
avoir un cadre. Ne serait-ce que pour que les gens commencent à
s’habituer, à penser à autre chose. Son cas personnel est assez parlant.
Sinon, j’ai peur. Il y a tellement de capitaines et de colonels dans ce
pays qui rêvent de pouvoir! Regardez comment un capitaine a foutu le
désordre au Mali, un pays qui avait déjà connu deux fois l’alternance, à
deux mois des élections. J’ai donc peur qu’un caporal se lève pour nous
dicter sa loi. Ce serait la pire des choses. Que Paul Biya dise au
moins aux siens : « Je porte mon choix sur tel. » Cela pourra nous
aider, ne serait-ce qu’au sein du Rdpc. Regardez le Ghana. Un président
est mort, un autre est arrivé le lendemain d’abord intérimaire, puis il y
a eu des élections, il a été élu. Tout ça en quelques mois. C’est vers
cela qu’il faut aller. Car le grand danger de ce pays, je le répète, ce
n’est pas l’opposition, ce ne sont pas les sécessionnistes du
Nord-ouest, c’est l’intérieur du Rdpc.
Vous parliez tout à l’heure du Mali, qui est en train d’être libéré par l’armée française. Vous êtes satisfait ?
Certainement. Les Djihadistes sont d’un
obscurantisme tellement obtus que ça ne doit faire de mal à personne, à
part eux, que la France se soit mise en travers de leur chemin. Mais la
question malienne m’inspire trois réflexions distinctes :
1/ La démocratie la plus approximative est meilleure à
tout pouvoir de la force tel que le capitaine Sanogo dont je me demande
aujourd’hui où il se terre, voulait l’instaurer, alors qu’il s’est
retrouvé incapable d’aller arrêter les Djihadistes.
2/ L’histoire retiendra que la première participation
de la France à une guerre de libération en Afrique a eu lieu en 2013,
aux portes du désert malien. Ça ne fera pas oublier l’Algérie, ça
n’excuse pas la guerre coloniale du Cameroun, ça n’efface pas la Libye
ou la Côte d’Ivoire, mais ça réconcilie la France avec elle-même et avec
la déclaration universelle des droits de l’Homme.
3/ L’Afrique politique sera pour longtemps encore
ridicule. La guerre est pratiquement finie au Mali, mais les généraux de
la Cedeao, plus habitués des palais et des hôtels luxueux que du chaud
terrain, continuent à dessiner des plans de bataille qui ne serviront
peut-être plus jamais. Alors que l’on sait que dans tous ces pays qui
disent attendre de l’argent, s’il s’était agi de casser de l’opposant à
coups de milliards, leurs dirigeants auraient depuis trouvé l’argent
nécessaire. Le dur de la guerre s’achève, on attend, on attend, la Missa
ne vient pas … L’Afrique noire est mal partie, déplorait René Dumont,
il était très optimiste, elle n’est simplement pas encore partie.